MOT

Les idées reçues naissent dans des contrées pauvres et s'arborent par des stériles repus. Les mots non reçus, dont j'assume ici le trafic, portent sur eux l'embarras de leur conception et la douleur de leur venue au monde. Contrairement aux idées, les mots parlent déjà une langue et sont très sensibles à tout changement de climat. Pour les adopter, il faut savoir lire les regards et les doigts aux tempes, sur le cœur ou sur les lèvres. On ignorera à jamais leurs géniteurs naturels ; comme tout ce qui est grand, ils ont une source inexplicable.

P.H.I.



 


Noblesse

Un rassemblement de sons n'accède au statut de mot que par un titre de noblesse décerné par un bon goût. L'aristocratisme du mot n'est pas héréditaire et n'est reconnue que par une lecture secrète, celle qui, au lieu d'aboutir aux choses, nous invite à nous emplir d'un état d'âme altier. Le mot qui marche laisse des traces, le mot qui vole crée l'azur.
VALOIR

Intelligence

Dans la hiérarchie des mots, domine le mot poétique. Le mot intelligent lui envie l'obscur éclat des sources et le mot ironique - la fascination du dernier pas non fait. Le mot savant sert d'interprète, pour communiquer avec la plèbe des idées. La bêtise aide à savourer les triomphes. Sans l'intelligence, jamais le mot n'aurait atteint de telles profondeurs de la résignation.
VALOIR

Art

Pour avoir une carte de visite au nom d'art, le mot doit être chargé d'une mission impossible et n'être lisible que par un lecteur magnétisé. La neutralité des mots sied aux paysages, le mot doit créer un climat partisan, où ne se sentent chez soi que les exilés. L'artiste parle avec le sentiment d'une liberté perdue, le joug au cou, les fers aux pieds, la langue surveillée.
VALOIR

Solitude

Il faut bâtir avec des mots un espace de solitude, où l'on ne rencontre que soi-même. Les mots étriqués accueillent facilement la multitude, mais il faut chercher des mots vastes, pour être rempli par le souffle et la hauteur d'une âme esseulée et en perdition. On est vraiment seul, lorsque le mot ne peut être ni déclamé ni chuchoté, mais seulement tu.
VALOIR

Souffrance

Dans la manipulation des mots, ce qui fait souffrir, ce n'est pas leur refus d'assumer un rôle, mais, au contraire, leur accord trop facile, aboutissant à une platitude à la place d'un relief recherché. On souffre de honte. Les mots de bonheur devraient faire venir les larmes, les mots de douleur - la joie d'une ébauche de partage ou de compréhension.
DEVOIR

Russie

Mes mots portent les stigmates de leur première croix, plantée en Russie, au temps de ma jeunesse. J'ai beau traiter les écorchures françaises, les organes déficients ajoutent à la bile - de l'encre trouble. Il paraît que le mot est français, s'il est clair ; or, le mot n'acquiert sa russitude que s'il renonce à ses attaches visibles.
DEVOIR

Action

Le langage des actions est peut-être aussi riche que celui des mots, mais il nous manque une clef pour sa lecture. La clef, que le bon Dieu met miraculeusement en nous, pour insuffler une vie au mot. Le verbe et l'action furent peut-être tous les deux au commencement, mais le troisième témoin, la perversion, s'allia à l'action, ce qui me rapproche du faible, du mot.
DEVOIR

Cité

J'ai beau inventer des idiomes, tout mot est un mot de la tribu, mûri dans la cité. J'ai beau exclure tout partage idéal, c'est le portage verbal qui me traînera sur le forum, où le bourreau repu démocratique marquera du fer rouge mes soifs aristocratiques et insérera ma fontaine dans le tout-à-l'égout communautaire charriant des verbes usés.
DEVOIR

Proximité

Après les yeux, le mot est le meilleur créateur de la proximité. Si je ne m'extasie pas moi-même devant mes écrits, je ne me suis rapproché ni de Dieu ni de moi-même ; j'écris pour des étrangers mécréants, dont la louange ou le ricanement resteront blasphématoires et intraduisibles. Le mot ne doit pas coller aux choses, s'il veut nous en approcher.
VOULOIR

Ironie

Le mot, qui s'annonce par ses murs, au lieu de se projeter vers les toits, n'est pas d'architecture ironique. Les frontières d'un beau mot doivent être pénétrables aux courants ascensionnels. Dans les gratte-ciel je rate le ciel, dans les sous-sols le sol se dérobe. L'ironie, c'est vivre à travers les toits et les fondations, tout en se sentant chez soi, comme tout réfugié chanceux.
VOULOIR

Amour

L'amour fait parler tout ce qu'il touche, mais dans un langage, où tout mot est traître ou superflu. Les mots, pour les transports amoureux, ne sont pas plus importants que les panneaux indicateurs, mais ils en annoncent bien les titres. Le rôle héraldique sied beaucoup mieux aux mots que le rôle fatidique, qu'il vaut mieux réserver aux regards.
VOULOIR

Doute

Nous avons assez de nos propres cahoteux doutes, nous voulons, que les autres nous parlent de leurs plates certitudes. Mais tout mot honnête, c'est-à-dire ailé et entravé, trébuche sur le premier syllogisme et se met à compter ses bosses. La littérature n'est possible que parce que les mots habillent avec le même plaisir la clarté laborieuse et l'obscurité oiseuse.
VOULOIR

Vérité

On place la vérité tantôt dans les mots tantôt dans la réalité. Le mot fournit la requête ; la réalité est remplacée par un modèle ; et la vérité naît de l'effort de l'interprète, qui remplace des références de la requête par des objets du modèle et évalue la formule ainsi obtenue. C'est ainsi que se forme le sens : conception du mot, attouchement des choses, extraction de la vérité…
POUVOIR

Bien

L'un des rares points de rencontre entre l'idée et le mot s'appelle le bien. L'idée y met une alarme, pour l'humanité en rires ; le mot y laisse une larme, pour l'homme en délire. Mais le mot qui prétend, que l'idée perspicace et sociable lui a appris le chemin du bien, s'accroche à elle et ne suit plus son propre destin, qui est celui d'un vagabond solitaire.
POUVOIR

Hommes

Le lecteur de mon mot est l'homme, mon alter ego. Les hommes sont un matériau, un dictionnaire ou une cible. Ils ne peuvent qu'abaisser mon mot au niveau des idées, si leur présence est indispensable, pour ouvrir sa fête. L'avenir des hommes est la machine, l'avenir de l'homme est, comme au passé, - le souterrain, la recherche de soupiraux et d'échappatoires.
POUVOIR
 

 



Une de ces choses que nous cachent la grammaire et l'usage banal : le mot n'est pas un reflet de la vie, il est une vie à part, aussi proche de l'essentiel, peut-être, que le regard. Comme de theoria on aboutit au regard, de logos on se condense dans le mot. Non sans déchirement, puisqu'il y a toujours « un conflit entre le regard, cette métaphore centrale de la vérité philosophique, et la langue »* - H.Arendt - « die Unverträglichkeit zwischen der Anschauung - der Leitmetapher der philosophischen Wahrheit - und der Sprache ».

Il ne faut pas qu'un aphorisme se mette à compter dans la vie ; qu'il résonne, pour tester l'acoustique de ton âme, mais qu'il ne raisonne pas, pour que l'esprit ne se prenne pas pour son seul interprète. Que l'esprit soit chef d'orchestre, et l'âme - et l'instrument et l'interprète.

L'ambition grisante et impossible – à travers mes mots faire parler mon âme. Les cœurs ne s'y prêtent pas non plus, ils parlent trop haut, et les âmes n'en captent que des échos rabaissés, terre-à-terre, infidèles. À l'état naturel, l'âme est nue ; c'est dans la nuit que son silence nous excite : « Le silence est une nudité de l'âme, qui s'est libérée de la parure des mots » - D.Fernandez - de jour, on ne peut l'admirer que sous cette parure.

Le mot, dans ce livre, s'oppose tantôt à l'action sur les choses, tantôt au reflet prévisible des choses, tantôt au discours au niveau des choses. Il y perd, respectivement, en étendue, en précision et en pertinence, en ne gagnant qu'en hauteur. Ce qui est peut-être la première fonction du langage : « La langue apporte aux représentations une plus haute existence »** - Hegel - « Die Sprache gibt den Vorstellungen ein höheres Dasein ».

On reconnaît un mot par la difficulté de sa traduction ; il se trouve à mi-chemin entre une pensée et une poésie : la traduction d'une pensée est une récréation, celle d'une poésie - une recréation. « Dis-moi ce qu'est pour toi la traduction, je te dirai qui tu es »** - Heidegger - « Sage mir, was du vom Übersetzen hältst, und ich sage dir wer du bist ».

Quand une pensée prétend pouvoir se passer de plume, elle ne s'envolera jamais. La plume est la marche même, la plupart des pensées n'étant que des cannes.

Le mot couronne et dévitalise la vérité du sot, il initie et anime la recherche, ou plutôt l'approche, de la vérité du sage.

Sans rien partager avec une personne, on peut éprouver pour elle de la pitié. Mais le Mitleid (ou le сострадание) suppose une participation empathique, d’où sa mauvaise réputation auprès du Teuton hautain et sa gloire aux yeux humbles du moujik.

Prouvé par l'expérience : quand une pensée est ressentie si grande, que son enveloppe verbale serait sans importance, elle s'avère être creuse. Les penseurs sont persuadés du contraire. Qui a assez de front, pour reconnaître, que l'épaisseur d'une pensée (et, évidemment, non pas sa hauteur, qui est surtout pré-langagière et post-idéelle) ne se constitue que de mots ? Aucune pensée ne naît nue. La force des mots fait surgir des pensées, et très rarement l'inverse : « Sur une pensée irradiant la puissance, les mots, comme des perles, viendront s'enfiler » - Lermontov - « На мысли, дышащие силой, как жемчуг, нижутся слова ».

Pensée possible dans un climat de mots, mots obligatoires dans un paysage de pensée - j'opte pour la première démarche.

Le vrai amoureux de perles ne les voue pas à un collier : « Les nuances se juxtaposent comme les perles : force est de supposer un fil, qui les retiendrait ensemble » - Bergson. Pour mes chères madones c'est cousu de fil blanc ou sympathique ; les gros colliers vont aux chairs des matrones. La caresse de la perle de grâce - à l'esprit, à l'âme, au corps, - ou la richesse de la pesanteur de masse, aux yeux des autres. Les marchands savent, que « les perles ne font pas le collier ; c’est le fil » - Flaubert.

Une pensée est d'autant plus remarquable que les détours verbaux, au-dessus d'elle, sont plus hauts. Que plus grande est la méfiance du mot prédateur, avant qu'il n'y plonge ses griffes.

Le mot est migrateur, il écoute les saisons de l'âme et se détache soudain du climat ambiant. L'idée est sédentaire, elle s'attache au paysage dessiné par l'esprit. « Un invisible courant porte la philosophie à hausser l'Âme au-dessus de l'Idée » - Bergson - ce courant s'est tari, au profit du visible, du réel, où l'âme aplatie sert de signalisation horizontale.

Les murs, l'acoustique, l'auditoire, ce sont des idées. La voix, retentie parmi les premiers, amplifiée et embellie par la deuxième, provoquant un écho dans le troisième, ce sont des mots. Et le style en est l'architecture. « L'idée tue l'inspiration, le style fige l'idée, le mot rend superflu le style » - Benjamin - « Der Gedanke tötet die Eingebung, der Stil fesselt den Gedanken, die Schrift entlohnt den Stil ».

Le rapport entre l'idée et le mot est celui entre eidos et eikon, entre représentation et expression, entre idole et icône, entre langage parlé et langage parlant. Platon, en donnant sa préférence à eidos au détriment d'eikon, nous voue aux idoles. Mais Heidegger, n'accordant de manifestation à son fantomatique être qu'en tant qu'un devenir-mot (« Wortwerden des Seins » ou « Offenbarung des Seins durch das Wort » - « révélation de l'être à travers le mot »), charge le mot d'un faix ou d'un fait impossibles ; à moins que ce fantôme ne soit qu'une ivresse qu'on provoque rien qu'en manipulant des étiquettes.

Le mot a deux entrées et deux sorties : il s'imprègne de la représentation et porte la volonté du locuteur ; il renvoie aux concepts et traduit les états d'âme ; ces deux courants s'entre-croisent, et, pour les démêler, on fait appel à la déconstruction.

Heidegger entretient notre intérêt pour l'être grâce aux enveloppements morphologiques ou poétiques autour de ce mot, tandis que l'ennui des Antiques ou des Modernes provient du développement de l'idée. Les raseurs ramènent l'être au devoir-être, au pouvoir-être, au vouloir-être, au savoir-être, tandis que, plus que l'éthique du devoir, plus que la volonté du vouloir, plus que la puissance du pouvoir, plus que la profondeur du savoir, c'est le talent, c'est à dire le haut valoir seul, qui justifie nos illuminations ou nos élucubrations.

Plus on touche à la prétendue profondeur des idées, plus on aspire à la délicieuse surface des mots. La meilleure possession naît des meilleures caresses, et celles-ci se dévouent plus efficacement à la peau sensible qu'aux fonds insondables.

Dans une langue on peut puiser, peser ou poser. On en est maître, lorsque ces trois désirs s'équilibrent et coopèrent.

Le mot ne vaut que par le genre de contact, de prise de langue, que j'établis avec lui et qui devrait électriser son lecteur. Contrairement à l'idée, qui contient en elle-même toute la charge.

Quel beau paradoxe : le maître du mot, Valéry, est l'auteur des idées les plus profondes ; ceux qui se consacrent entièrement aux idées (Platon, Nietzsche, Heidegger) ne laissent derrière eux que de belles métaphores !

Une entrée de dictionnaire peut servir d'estampille, de symbole ou de conducteur pour communiquer avec les hommes, avec l'homme élu ou avec Dieu. Dans le dernier cas on peut s'adresser à Dionysos ou à Apollon, en langage de la volonté ou de la raison. Pour Allah, il vaut mieux y ajouter le gourdin : « Les chemins, qui mènent à Dieu, sont deux : le discours ou la guerre » - Averroès.

Le mot, qui ne s'associe pas avec une idée - pour s'en moquer, de préférence - n'a pas beaucoup de chances de produire un effet. Mais l'idée, qui se désintéresse du mot qui l'annonce, n'en a aucune. « Je ne confie mes pensées qu'à mes propres idées débarrassées des mots » - Berkeley - « I confine my thoughts to my own ideas divested of words » - l'indigence verbale conduira irrévocablement à l'indigence mentale.

Pour le mot, l'idée est moins qu'un motif, elle n'est qu'une matière, malléable à souhait. Même l'or ne rachète pas le manque d'alchimie du verbe.

Pour l'admiration, le mot est ce que l'idée est pour le respect. L'admiration s'atténue, lorsque le mot se met à se justifier, et elle se mue en respect, quand le mot est prêt à se défendre. L'idée développe l'exprimé, le mot enveloppe l'inexprimable.

L'antique Chaos païen et le Commencement évangélique - l'Idée, le Substantif, et le Mot, le Verbe. Le jalon et le souffle. On est chrétien, peut-être, quand on reconnaît, que le Mot sauveur est à l'origine des idées païennes ; mot inchoatif, face à l'idée terminative. L'éternel - par le commencement ; le commencement - dans l'éternel.

La poésie devrait se vouer entièrement à ses mots et se moquer de ses idées ; le mot poétique est la musique, « l'idée de la poésie est la prose » - Benjamin - « die Idee der Poesie ist die Prosa » ; la prose, qui suit la musique, même en traînant ses idées, devient poésie. La langue, c'est la logique munie de musique. Le désir excite la poésie, qui enfante l'idée ; le mauvais amant confond effets et causes : « La poésie est une volupté couvrant la pensée » - Vigny.

Il y a des mots qui narrent, des mots qui réfléchissent et des mots qui chantent ; dans le monde, il y a des paysages à décrire, des champs à cultiver et des climats à vivre, le savoir à organiser et le visage à exprimer ; obscure doit être la nuit, solaire veut être la méditation, mais le regard vaut surtout par ses jeux des ombres ; les connaissances doivent être dites, mais « la contemplation est indicible » - Jean de la Croix - « la contemplación es indecible » ; la contemplation est une méditation se passant de mots ; comme un grand sentiment, cette cible indicible, ce point de mire invisible, et que le mot vise, par sa corde hyperbolique et sa flèche métaphorique.

Les mots devraient faire deviner mon âme comme les caresses, qui sculptent un corps, ou comme le regard, qui cligne à Dieu et dédaigne de s'attarder même sur l'air. Le mot, c'est Orphée, l'idée, c'est Eurydice ; et je sais ce que doit devenir l'idée, une fois que je lui aurai adressé le regard définitif.

Quand je sais posséder l'idée par un mot ardent, je ne la laisserai jamais m'obséder.

Deux plaisirs de l'écriture : la jouissance dans le mot émancipé des choses et l'émerveillement devant l'inespéré écho des choses se reconnaissant dans le mot.

Trois types d'effets que peuvent produire les choses dans un écrit : leur présence (l'intelligence), leur puissance (la noblesse), leur musique (le talent) - du banal au sublime.

C'est la présence d'une voix qui élève à la dignité du mot. Le bruit porte le reste.

Par l'ironie on tue, par la pitié on ressuscite. Il faut savoir les combiner : l'anathème ou la prière, l'occire ou l'oraison – l'Occident ou l'Orient.

Je ne suis pas du tout fier de venir à cette conclusion : sans les mots il n'y a ni grandeur ni vérité ni émotion (qui, pourtant, sont hors des mots). Mais ne faire que chercher une juste expression de ce qui a déjà une essence ne me réussit jamais. Le mot crée le besoin, érige le but, jalonne des obstacles. Mépriser les mots, c'est glorifier les glandes.

Seuls des médiocres prétendent, que le français n'est pas une langue de la poésie. En russe ou en allemand, il est plus facile de compléter le manque d'émotion par la complicité de la langue, tandis que la langue française est foncièrement ironique, s'étant exercée à tous les emballements ratés. Le poète français est plus seul, plus vulnérable, et sa tâche est d'autant plus chevaleresque.

Le russe et l'allemand sont pleins de mouvement, leurs phrases sont hérissées de protubérances vers l'extérieur. Ce n'est pas bon pour l'aphoriste qui veut isoler ses gemmes. Mais celles-ci doivent être animées par une harmonie dynamique et maîtrisée à l'intérieur. Et c'est ce qui manque à l'anglais. La belle pensée n'est indépendante et noble qu'en français.

La phonétique des langues s'illustre le mieux par l'anatomie : le français - le nez, l'italien - la bouche, le russe - le palais, l'allemand - le diaphragme, l'anglais - les dents, l'espagnol - les lèvres.

La terrible clarté du français : Gelassenheit et Abgeschiedenheit (Maître Eckhart) sont de pures métaphores invitant l'intuition ; délaissement et détachement sont des concepts d'une effroyable précision, produisant des formules. De même pour Abbau (Heidegger) et déconstruction. « Le français : l'heure sans écho-rappel, l'allemand - plutôt le rappel que l'heure (l'appel) » - Tsvétaeva - « Französisch : Uhr ohne Nachklang, deutsch - mehr Nachklang als Uhr (Schlag) ».

Toute chose dite ou apprise est transformable en médite et méprise et nous fait, tôt ou tard, déchanter, si elle n'est pas chantée.

J'aime la complétude des maîtres allemands : le même peut passer pour Lebemeister (maître de vie), Lesemeister (maître de lecture), Lügemeister (maître de menterie), Liegemeister (maître de la position couchée). Tout amateur d'éclairs ou d'étincelles sait que le Blitzkrieg réussit le mieux aux spécialistes du Sitzkrieg (rester couché) et du Kitzkrieg (s'adonner aux caresses).

La référence : une réponse langagière au désir, à la focalisation, à l'intention de désigner un objet ou une relation ; d'autres l'appellent intentionnalité ; sa diversité verbale est générée par des grammaires de réécriture (Chomsky). La signification : un renvoi pragmatique, hors du langage, à partir d'un fait conceptuel, établi par l'interprétation d'un discours, renvoi vers les objets réels - c'est ce que d'autres appellent - dialectique ; l'intuition et l'arbitraire en sont les seuls justificatifs. Wittgenstein nage, au milieu de ses binômes, et s'y noie, faute de trinité salutaire : langue, représentation, réalité.

Heidegger ne voit pas, que l'appel des choses et des relations retentit avant que ne soit prononcé le premier mot : « Aucune conscience ne précède la langue » - « Der Sprache geht kein Bewußtsein voraus ». Et que St-Augustin est brillant, avec la plus exacte des images : « Les mots ne font que nous avertir, pour que nous cherchions les choses »** - « Hactenus verba valuerunt, quibus ut plurimum tribuam, admonent tantum, ut quaeramus res » !

Citation ou cinétique ont la même étymologie, comme émouvoir et mouvoir. Les citations de ce livre ne sont que des excitations ; ce n'est pas à elles de déterminer la direction du regard, qui est toujours à et de moi-même.

Mes préférences ascendantes dans l’usage des mots : pensant le vrai, lançant le bon, dansant le beau.

Sans m'être enraciné dans le français, j'en réclamai des fleurs ; ce que se permit ma compatriote, comtesse de Ségur, m'était interdit. L'arbre français me répondit par le silence de ses ramages ; je dus lui inventer un souffle, pour que mes feuilles bruissent. « Dans une langue d’emprunt, les mots existent non en vous mais hors de vous »*** - Cioran. Sans entendre la musique à ses nœuds, accords des mots justes, je dus confier mon visage aux couleurs de ses mots troubles, juchés près de la cime ; mais je n'envie pas ceux qui, à l'inverse, peuvent dire : « Je ne suis que parole, il me faut un visage » - Jabès. Je vise l'octopus profond, c'est l'occiput superficiel qui émerge. Je dois me résigner à n'être connu que par l'extérieur, puisque « l'intérieur de l'homme se révèle par la musique de sa parole » - Boehme - « das Innerliche arbeitet stets zur Offenbarung durch den Schall des Worts ».

Entre les mots et le cœur le gouffre est plus infranchissable qu'entre les mots et l'âme. Il faut être plus sceptique avec l'expression de nos sentiments qu'avec la peinture de nos états d'âme. Ni le cœur ni l'âme ne possèdent de langage traduisible en mots ; on ne les évoque qu'en images irresponsables, n'ayant rien d'une empreinte et ne relevant que d'une création libre : « Ce qui est en la voix est symbole des affections de l'âme, et l'écrit - symbole de ce qui est en la voix » - Aristote.

Avec l'idée on épuise les choses, en les saisissant par leur centre. Avec le mot on les caresse en surface. La vraie possession est profonde et basse, la vraie caresse est superficielle et haute. Vertige des armes, vertige des charmes.

Deux mots, qui ne se touchent plus : considérer et désirer, et qui auraient pu signifier : être d'accord avec les astres ou se laisser guider par des astres. Sur terre, le premier peut tout de même accompagner quelques musicastres, le second te voue au dés-astre, au silence, pour les autres, de ta musique née ailleurs.

Seul le mauvais goût pousse les hommes à chercher des idées sans phrase, puisqu'ils se retrouvent tout de suite avec des idées sans saveur et ne dépassant pas le grade de recette de cuisine. Tout bon phrasé réveille le bon goût, qui saura toujours imaginer de savoureux plats de résistance, que font entrevoir les épices verbales.

Dans ma langue maternelle, les mots résultent de deux courants opposés, mais équilibrés : je l'écoute et je la fais parler. « L'arbre, au lieu de se dissoudre en représentations, peut me parler et susciter une réponse » - Levinas. Une langue étrangère est souvent, hélas, muette, et je la mets sous question et je cherche à faire passer ses aveux pour spontanés et sincères. Comment m'enraciner dans une langue, qui ne connaît pas mon enfance ? - et sous une torture verbale puis-je espérer une éclosion florale ?

Ne méritent d'être écrits que les mots, qui viennent chez moi à la place de quelque chose d'autre, plus vital, plus ample, plus entier, plus involontaire et qui aurait pu aussi bien être rendu par des mélodies, des couleurs ou d'imperceptibles mouvements d'âme. Et ce trop plein sans paroles, moi, en attente de mots, je suis tenté de l'appeler - vide mélodieux et salutaire. C'est ce que crée Mozart. Logopoeïa et phanopoeïa doivent être subordonnées à mélopoeïa.

Le mot devient littéraire, lorsqu'il ne s'identifie plus ni avec la chose ni avec le concept. Ce troisième univers, ce refuge des mots exilés, la Métaphorie Intérieure, a ses propres horizons et ses propres raisons. Le concept serait une métaphore fixe (« usuelle Metapher » de Nietzsche). « Tous les termes philosophiques sont des métaphores, des analogies figées »* - H.Arendt - « Alle philosophischen Termini sind Metaphern, erstarrte Analogien » - la philosophie ne peut donc être que poétique. Et que des prosateurs invétérés continuent leurs misérables mises en garde : « Que le philosophe se méfie de métaphores » - Berkeley - « A metaphoris autem abstinendus philosophus ».

Le tournant linguistique du siècle dernier s'expliquerait par la lecture à la lettre de l'acte de perception, dans des langues européennes. En allemand, wahrnehmen, percevoir ou prendre pour vrai, pousse à la phénoménologie ; en français (par faux rapprochement avec percer) - à la pénétration ; en russe (вос-приятие - prendre de haut) à une prise de hauteur.

Tout écrivain se penche sur ses états d'âme ; au début, on les évoque dans l'ampleur des faits ; ensuite, on les représente par la profondeur des idées ; et l'on finit par les peindre dans la hauteur des mots. Symptômes, thérapie, résurrection.

On aime une langue pour sa capacité de dévier, de grimacer, de faire mine, de feindre. Plus l'impression d'une fidélité à la vie réelle est forte, plus inexpressive est la langue. Le mot ne t'apprend presque rien sur le réel ; il te donne le goût du rêve. Les mornes réalistes, ignorant ces deux versants de la vie, proclament : « La vie se déploie en actions et non pas en mots » - A.Pope - « Life happens at the level of events, not of words ».

La totalité du langage se réduit aux formules logiques et aux références d'objets et relations (de l'un et du multiple ; la grammaire universelle engendrant une langue interne). Pas de quoi fouetter un chat. Mais, tel un musicien, je l'interprète, face à mon univers silencieux, et mon âme, en chef d'orchestre ou en casserole attachée à mon corps, fait entendre une mélodie ou un grincement, un soupir ou un bâillement. « En langage poétique, le signe acquiert une valeur à part, créant une espèce d'accompagnement du signifié » - R.Jakobson - « In poetic language, the sign takes on an autonomous value and creates a sort of accompaniment to the signified », et comme dans un opéra, la musique libre l'emporte souvent sur le livret imposé. « Même l'interprétation et l'emploi des mots suppose une création libre » - Chomsky - « Even the interpretation and use of words involves a process of free creation ».

La division en enthousiastes ou grincheux suit l'ambigüité du mot monde, qu'on salue ou maudit. Ce mot peut désigner la matière, la vie, les hommes - trois objets, auxquels on devrait réserver des organes de vue et de langage différents : le cerveau, l'âme ou la rate.

Ces balivernes : le Sujet n'existerait pas en dehors de l'intentionnalité, il n'existeraient que des Objets déséquilibrés par le Verbe. La conscience est faite surtout d'intensité, musicale et picturale, et la musique et l'image peuvent se passer d'objets.

Des destinées imprévisibles et divergentes du mot organon/orgue/ergon, réservé jadis au travail ou à la musique, et qui donna organisme, organisation, organique, pour s'adresser, respectivement, au mouton, au robot, au philosophe.

Le test de la justesse d'un mot hautain : déclamé en contrée basse, il est inaudible.

L'instructive trajectoire du Parti Communiste (PC) : Pères Conscrits, Permis de Construire, Permis de Conduire, Poste de Commandement, Personnel Carcéral, Plaque Commémorative, Privé de Cimetière. La marque collective est reprise par Political-Correctness, Personal Computer (PC), Philosophie Continentale et Ponts et Chaussées.

Même la beauté formelle du mot, et non seulement la qualité de son message, le doit, en partie, au modèle, au-dessus duquel le mot se profile ou plane. Le mot est poétique, quand l'évacuation du message laisse, tout de même, assez de joie, sans souci du modèle.

Les évolutions respectives du fond et de la forme : le premier a donné fondamental (telle théorie de représentations des groupes compacts), le second - l'italien formoso - beau (et le formaggio, pour les ironistes).

Il ne suffit pas de préconiser la forme et de se moquer du fond ; le souci de la forme peut aller de pair avec la bassesse, tandis que la plongée dans le fond peut être haute ; et l'on exhiberait le ridicule des hauts-de-forme ou témoignerait du respect des bas-fonds.

Dans ma représentation se trouve un concept, auquel s’attache l’étiquette française – la vache (mais j’en ai d’autres étiquettes nationales, attachées au même concept). Si j’oublie le nom français de ce bovidé, le concept reste intact – à faire réfléchir ces mauvais philosophes, qui pensent que c’est le langage qui représente la réalité.

En dessinant, produire du chant - tâche du mot à portée seulement des meilleurs interprètes ; la langue est là, pour « porter le sens et le chant » - Hölderlin - « deuten und singen ». Les mots substitués aux taches et sons, pour générer un arbre unificateur - « échange pur autour de son essence » - « um das eigne Sein rein eingetauscht », comme l'appelle Rilke. La naissance de cet arbre est fascinante, puisque la loi de son espace est dictée par le caprice de son temps : « Tout signe linguistique se positionne sur deux axes : celui de la simultanéité et celui de la succession » - R.Jakobson - « Every linguistic sign is located on two axes : the axis of simultaneity and that of succession » - notre interprète linguistique débrouille tant de voisinages imprévisibles et de renversements de chronologie (dus aux précédences des opérateurs linguistiques), avant de former des racines, des ramages et des canopées.

Il n'existe pas de miroir fidèle, pour refléter l'homme ; la brisure ou la réfraction est dans chaque mot. C'est la routine des reflets-clichés qui fait croire en justesse de certains traits. Toute entrée dans l'univers des mots est métamorphique.

Le parti pris des choses triomphe partout (hideux dans leur apothéose - l'Internationale ! ). Pour les vainqueurs, prosateurs béats, le choix fut entre un objet vivant ou un schéma mort. Ils ne comprendront jamais, que la vie ou la mort des idées ne s'annoncent ni ne se maintiennent que grâce au parti pris des mots.

Je ne songe pas à m'annexer le français, j'en suis un hôte discret, et son confort nocturne hérisse mes rêves mieux, que son hospitalité diurne ne les calme.

L'étrange confusion, dans les pourquoi français, anglais, russe, italien, entre la raison et le but d'une action. L'allemand (warum, worum) y remédie légèrement, seul l'espagnol (porque, porqué) le tranche.

L'ambivalence du mot hôte, en français, est parmi les mieux réussies : être maître ou intrus, au choix. Il semblerait que xénos offrit la même liberté.

Les plus belles pensées ne seraient que des regards (Er-eignis - Er-äugnis - Nietzsche) et non pas des événements (qui, étrangement, nous dévoient vers le de-venir ou vers l'être - со-бытие - le co-être, ou vers leur fusion dans le soi, qui serait un événement d'appropriation : Er-eignis der Er-eignung - Heidegger - un joli jeu de mots, en allemand, et un impossible charabia en français). « Le regard, c'est une flèche visuelle décochée vers l'infini »*** - Ortega y Gasset - « Mirar es disparar la flecha visual al infinito » - c'est l'absence des choses qui fait de l'infini une vraie cible. Dieu même, au moins le Dieu des Grecs, hésite entre le regard (theoro - je vois) et l'action (theo - je cours).

La plus forte joie de vivre m'est communiquée par ces faux sceptiques, chez lesquels le naïf lit une démolition de tout élan, tandis qu'ils ne font que reconnaître, humblement, l'impossibilité de trouver un mot aussi prodigieux que l'enthousiasme. La reddition du mot sonne souvent le triomphe de l'émotion. « Ne te courbe que pour aimer » - R.Char.

Le français ne sera jamais, hélas, mon complice. Nous sommes tels sages conspirateurs, qui ignorons tout l'un de l'autre, de sorte que toute trahison, sous la torture, ne serait qu'un faux témoignage.

Ceux qui calculent les fréquences des voyelles, la place des pronoms ou la longueur des périodes n'ont rien à voir avec mon intérêt pour le langage. La vraie passion du langage commence par la reconnaissance de la merveille de son absurdité, de l'immensité, qui le sépare de la réalité, de l'émoi, qui se fie à lui, et de l'émoi, qui y naît. C'est l'existence, incontournable, mais presque translucide, de modèles, entre le langage et la réalité, qui est la vraie relation, qui lie le mot à l'être, et que ne voit pas Protagoras : « Le langage est séparé de toute relation à l'être ». Les sophistes abusent de la liberté du langage, qui s'adapte au libre arbitre du modèle ; mais les idéalistes font pire : le modèle serait préétabli, asservi et adopté par la réalité.

Mes mots-ennemis : compter et conter. Mes amis : coter (mettre des points d'exclamation) et quoter (mettre entre guillemets).

Déchristianisation des lieux et des événements : enfer - embouteillage, paradis - défiscalisation, purgatoire - concours, immaculé - au casier judiciaire vierge, révélation - marchandise, baptême - prise de fonctions, sermon - brimade d'écolier, Transfiguration - nouvel emploi, Croix - ennuis du métier, résurrection - recapitalisation, stigmates - résurgences de l'humain chez le robot, Ascension - réussite, Apocalypse - krach.

Croissance, l'un de ces mots que j'abhorre tant : s'étendre sans entendre, tourner sans se retourner, phases sans emphase.

Les plus belles pensées surgissent d’un élagage de branches indignes ; curieusement, ce sens se glissa, aujourd’hui, dans le calcul computationnel, putare remontant à élaguer.

La langue de bois, la façon la plus directe de faire oublier, que l'homme est un arbre ; elle n'en fait qu'un ensemble de nœuds mécaniques et d'arêtes creuses.

Orateur - os + ratio - raison de la bouche. Je lui préfère la raison de l'œil - le regard. La pire, c'est la raison de la cervelle - oraculisme, où l'on réinvente soi disant et la bouche et l'œil.

Trois livres médiocres - trop de mort dans Les Mots (où vingt dernières pages, belles, s'incrustent, en corps étranger, comme les vingt premières – dans les Notes d’un souterrain - trop de faits), trop de langage dans Les Mots et les Choses (où la belle Table des Matières ne sauve pas le reste) et trop de vie dans Les Choses (où il n'y a rien à sauver) - ces livres dévaluèrent trois beaux titres. Ces hypothèses intenables : croire que le mot représente notre vie ou bien notre monde. Le mot ne fait qu'interroger ; il a sa propre vie et son propre monde.

Chacun est maître et esclave de ses paroles, mais celles-ci peuvent être majestueuses ou basses ; on sera alors roi des nobles ou bouffon de la canaille. Le silence est affaire des courtisans et des hommes de main.

Pour nous nourrir de mots, le talent fait appel aux deux ressources de goût – l'intelligence du solide et la noblesse du liquide. Le solide est évident, et le liquide est fantaisiste. Le mot délicat sera suspendu entre la profondeur et la hauteur, entre la pesanteur et la grâce, entre le savoir et le valoir. Et le talent n'y a pas besoin d'un ordre chronologique : « Donne du poids au mot, avant de lui donner le souffle » - Shakespeare - « Weighest thy words, before thou givest them breath ».

Fonder sa vie sur la reproduction de moments uniques ou sur la production de choses pratiques ? - non, sur la traduction de messages cryptiques ! La félicité et l'action comme messages à traduire, d'une langue toujours étrangère. Ne pas être aussi mauvais traducteur que ces Latins, qui traduisirent par réalité l'energeia grecque. Les gouffres les plus infranchissables, entre l'Orient et l'Occident européens, sont creusés par ces traductions : « Le déracinement de la pensée occidentale commence avec cette traduction » - Heidegger - « Die Bodenlosigkeit des abendländischen Denkens beginnt mit diesem Übersetzen ». La prose latine défigura la poésie grecque.

Curieusement, plus je doute de moi-même, plus ferme devient mon mot. Une raison de plus de me débarrasser de mes duveteuses certitudes.

Toute la littérature est dans le sens changeant de mots. Le mot changeant de sens est sans intérêt.

Les chiffres et non pas les mots sont le miroir de l'esprit. Les mots sont la vie de l'autre côté de ce miroir. Les chiffres font comprendre l'esprit, les mots - le reproduire.

Deux regrets : premier en sentiment, qui est dernier en forme ; premier en forme, qui ne trouve pas son sentiment. Désir : premier en forme enfante d'un sentiment premier.

Oui, le mot est un faussaire sur le marché du sentiment, où règne un troc délicieusement indicible. Sa convertibilité, entre fauchés des monnaies stables, permet des échanges déséquilibrés et enrichissants.

Le mot en pointillé crée des états d'âme éclectiques ; mais modulés par la trajectoire des idées (l'idée est l'acte du mot), ils doivent prendre une forme syncrétique, nuage de points orienté. L'idée organique traduit une image d'une seule pièce, le mot thaumaturgique la recrée de toutes pièces. « Les idées sont des créatures organiques ; la forme leur est donnée à la naissance, et cette forme est l'acte » - Lermontov - « Идеи - создания органические : их рождение даёт уже им форму, и эта форма есть действие » - les formes fécondes en idées (Valéry).

L'inspiration démocratise les dictionnaires. Quand un sentiment riche et châtié voisine soudain avec la misère des noms et s'encanaille dans une liaison avec la vulgarité des verbes.

Le langage des contraintes décrit en l'air de belles demeures, c'est en cela qu'il est plus noble que celui d'échafaudage de buts. La vue du but interpelle le calcul, la sensation de la contrainte sollicite l'âme. Les contraintes sont semblables à ces belles combinaisons échiquéennes qu'on ne voit pas sur l'échiquier, mais qu'on devine derrière les coups positionnels joués.

Il s'agit de coller les mots à la vie imaginaire (la vie réelle étant vouée à recevoir nos maux). Il est plus fécond d'en envelopper un lien plutôt qu'une chose. Le lien, à ses extrémités, est bardé d'inconnues ; la chose est trop liée à son essence, à son noyau constant, sans perspective de belles substitutions. Le mot est un nom, associé non pas à la chose, mais à sa représentation, à son concept donc. Les mots eux-mêmes ne sont pas des liens, mais des aliments de notre appétit d'images et d'émotions ; tout lien est dans le modèle.

Un mot est vraiment dernier non pas parce qu'il clôt une chaîne d'autres mots, mais parce qu'il n'a pas besoin d'un suivant. L'idéal est, qu'il soit, en même temps, la consécration du premier. Par l'humilité d'une conclusion en points de suspension recueillis.

Le langage sert à approfondir la réalité ou à rehausser le rêve ; dans le premier cas, il est outil et il doit disparaître, une fois le but intellectuel atteint ; dans le second cas, il est contrainte et il doit persister, pour être le seul support de l'émotion. Le seul à distinguer nettement ces deux fonctions fut Valéry.

L'amour, le lit, le pain – cette trajectoire étymologique descendante de nos troubles est reproduite sur le plan de l'amitié par l'ami, le camarade, le copain.

À part quelques traits phonétiques ou idiomatiques, la métaphore prend son envol dans la représentation sous-jacente et non pas dans la langue elle-même. Même le rapport entre les choses et moi-même, rapport reflété dans certaines métaphores, n'est pas une exception, puisque mon soi est également présent dans la représentation, comme tout autre sujet. Et je ne suis même pas sûr, que mon soi, surtout avec sa facette inconnue, y soit mieux représenté que celui des autres.

L'irrésistible musique de mon mot – tel devrait être l'entame, et non pas la finale, de mon adresse au monde : mes cordes vocales, les cordes de ma lyre, la corde de mon arc – ma voix, ma sensibilité, ma puissance – le commencement, les moyens, la contrainte – la musique, la noblesse, l'intensité.

Parler de choses qu'on n'a jamais vues est plus honnête que d'en dépeindre les bien aperçues. L'œil dédouble la plume, l'imagination l'aiguise.

Le mot a toujours en vue ce qui le nie. L'idée, c'est une solide frontière avec l'idée contraire. Le mot est donc dans le regard, l'idée - dans les mesures : distances, surfaces, volumes.

L'idée entache l'âme, le mot donne à l'esprit une chance de pureté. Mais chercher à lessiver l'idée, pour faire apparaître le mot use le cœur en manque de blanchisseuses. Si la naissance du mot n'est pas suivie par vagissement de l'idée, autant étouffer ce mot au berceau, il n'est pas viable.

Plume à la main, prendre langue avec la réalité devrait ne me servir qu'à conduire le courant de mes mots. Le reflet est une opération trop floue, pour peindre avec précision mes fantômes. Mais l'ordre musical des idées reste étrangement en prise avec l'ordre phénoménal des choses.

Les bavards justifient leurs logorrhées par le souci de précision. S'ils savaient qu'à l'origine précision avait la même acception que concision – couper l'inessentiel pléthorique, pour ne garder que l'essence métaphorique.

Le mot philosophique devient Verbe, lorsqu'il part, à la fois, de l'esprit, de l'âme et du cœur (verbum intellectus, mentis, cordis Mais les mots modernes sont dans le verbiage, où règne la chose (bassement matérielle ou pédantement immatérielle) – verbum rei.

L'une des plus immenses merveilles humaines : dans les cas les plus intéressants, on ne sait pas d'où vient l'irrésistible musique de notre regard - de la perfection du réel ? de l'intelligence du représenté ? de l'élégance de l'exprimé ? L'esprit le plus rare - celui qui vit une fusion de ces trois sphères, dans un accord divin, et, tout en reconnaissant leurs mutismes problématiques, nous enivre de leur musique recréée, recommencée, mystérieuse. « Les mots, parfois, ont besoin de musique, mais la musique n'a besoin de rien »* - E.Grieg.

Tentatives de pléonasmes : puissance potentielle, volonté velléitaire, anomalie anormale, vertu virtuelle, événement éventuel, matière immature.

La vie, et aussi les mots, peuvent être vécus en longueur, en largeur ou en profondeur. Il suffit de garder les yeux, comme le voulut le Dieu du jour, tournés vers le bas. Quand on les ferme ou les tourne vers le haut, comme le veut le Dieu de la nuit, on vit ou l'on délire en hauteur. Nuit, l'un des rares mots à rester le même dans toutes les langues indo-européennes, comme les noms des chiffres, pour nous rappeler que le Logos signifie eurythmie, équilibre, proportion, mesure, donc – nombre ; la nuit, et non pas le jour, servit d'unité de mesure du temps.

La poésie, c'est l'interception de regards de l'éternité, regards, qui suggèrent des formes (mots ou sons) et promettent l'attouchement du fond (bonheur ou enthousiasme). Qu'est-ce que l'image éternitaire, sinon une haute musique révélant un sens profond : « La musique du vers ne peut se passer de sens ; mais le sens du vers ne peut se passer de musique » - Weidlé - « Музыка стихов не может обойтись без смысла. Но и смысл в стихах не может обойтись без музыки ».

Sans intelligence ni poésie, tout dithyrambe au langage sonne faux et creux. Il n'est juste, à double titre, que chez Goethe et Valéry.

Les mots aux trajectoires trop bien calculées peuvent donner l'impression d'un vol de chauve-souris, d'un vol au radar. Tandis que je cherche de vastes survols ou amorces de piqués. Le mot est plus proche d'un oiseau de proie, à l'œil hautain, visant le gibier à une distance vertigineuse.

Jolie ambigüité dans cette jolie phrase - je suis fait de ce qui m'échappe : ou bien ce qu'il y a d'inconnu ou d'incompréhensible en moi est mon propre soi (le soi inconnu), ou bien ce qui rend mon essence est ce que, à mon corps défendant, je réussis à articuler.

La sincérité dans les mots : quand la sonorité d'une phrase est au diapason d'un état d'âme vibrant. Je n'aime l'authenticité que naissant à l'article de la suffocation.

Personne ne se rend mieux compte de la petitesse et de l'immensité des mots, de leurs messages cristallins ou indéchiffrables, de leur inutilité et leur vitalité que le poète, qui est le seul à ne fréquenter que leurs recoins extrêmes.

Tant de mystère insondable nous interpelle dans le don de la langue et de la parole, ainsi que dans le rire et les pleurs. Mais la routine affadit notre regard sur le beau inconnaissable, en nous arrêtant sur la richesse des problèmes, que ces dons permettent de formuler, ou, pire encore, sur l'utilité des solutions, qu'on connaît à ces problèmes résolus.

Le geste ou l'idée qui, bien tassés, n'entrent toujours pas dans un seul instant ou dans une seule maxime, sont condamnés à finir dans la platitude.

On ne me lira jamais comme je veux, comme si les mots venaient d'être inventés. Pourtant c'est bien ainsi qu'on est tenté d'écrire. Forcer l'oubli des trajectoires connues des mots, les vouer à la destinée des hapax, esquisser des pointillés, qui en feraient pressentir envolées ou chutes. Le verbe créateur ne connaît pas de continuité, tandis que « la nature ne fait pas de bonds » - Leibniz - « natura non fecit saltus » - on ignorait encore les quantas atomiques et les mutations génétiques - que des bonds en discontinu ! La hauteur n'habite que le verbe ; il faut se méfier jusque du ciel : « Sur terre - des arcs brisés ; au ciel - des cercles parfaits » - R.Browning - « On the earth - the broken arcs ; in the heaven - the perfect round ». Et saluer le Christ : « Le ciel et la terre passeront, mais non pas mon verbe ».

Le mot, qui n'impose pas sa hauteur, est une girouette. Retenti en altitude, il provoquerait des avalanches ; le même, entendu dans des tréfonds, disparaîtrait, sans laisser d'écho ni d'avalanches. En stratégie littéraire, la marge de l'artilleur est plus prometteuse que la charge du chasseur.

La contingence guette les mots sans attache. Le hasard du verbe n'est domestiqué que par sa subordination à la hauteur de ton regard interrogatif. Et c'est le regard pré-langagier et non pas le hasard des mots, qui persiste et nous fait abandonner tout ce qui est fixe. La symétrie pascalienne : « le hasard donne les pensées et le hasard les ôte » - est fausse.

Ce que je bâtis devrait pouvoir se muer, à tout moment, en abri, en ruines, en fonts baptismaux, en mausolée. De l'architecture polyvalente en mode synchrone, abri des exilés, des momies, des relaps.

Le mot, comme la musique, devrait faire oublier l'époque. À l'heure astrale, ignorer l'heure est signe de hauteur de l'instant, où vibre le mot ou la note. C'est la hauteur qui fait du mot - une mélodie : « Le ton, c'est le mot en hauteur »** - R.Schumann - « Töne sind höhere Worte ».

Différence entre le mot et la note : la lumière de la musique ne projette aucune ombre, les ténèbres du mot n'ont pas de témoins. La pensée, d'habitude, manque de lumière et le sentiment - d'ombre. Mais mieux je ressens la lumière, plus belles en seront mes ombres.

L'idée atteint son objet de plein fouet, et l'on finit toujours par se dire, qu'il aurait mieux valu le rater, pour tâter un autre angle d'attaque. Le mot, lui, vise un état d'âme et le rate, pour se perdre le plus loin possible. Au milieu de ses ombres et non pas dans l'éclat de son orgueil, ébloui par des ambitions réalisées.

Formé sous l'influence des langues indo-européennes, le regard philosophique européen sur la structure du langage - sujet, verbe, objet - est sans intérêt. Tout langage doit offrir trois types de références : d'objet, d'attribut et de lien entre objets. Les catégories - syntaxique du sujet, lexicale du verbe, sémantique de l'objet - sont purement linguistiques, sans rapport avec le modèle conceptuel. La langue fournit le noyau (verbes, quantificateurs ou connecteurs) de l'axe syntagmatique, l'axe paradigmatique étant alimenté par le modèle.

Le mot décrié de tous temps - vanité, dévouement aux choses vaines et éphémères, il m'est sympathique, vu que tout ce que l'homme garde désormais à portée de ses mains crochues relève des choses vulgairement réelles, pesantes, à rendement garanti. Et ma sympathie pour les sages, penchés, déconfits, au-dessus d'un rêve agonisant, gagne quelques longueurs à cause de leur condamnation par le vainqueur : « Le Seigneur connaît les pensées des sages ; Il sait qu'elles sont vaines » - l'Évangile. En plus, la vanité va souvent de pair avec l'élan, puisque l'Ecclésiaste met la poursuite de vent sur le même plan que la vanité, et auxquelles se réduit le tout ; il finira certainement par acquiescer au monde entier, devenir pan-théiste ou holiste, laissant les idolâtres avec la relativité des choses.

Glissades orthographiques, utiles pour la science de l'ironie : âme - âne, Seele - Esel, nóos (intellect) - ónos (âne).

Dans les langues indo-européennes, la même référence (un homme généreux) peut dénoter soit la classe (l'essence universelle - tout homme généreux) soit une instance de cette classe (l'accident existentiel - cet homme qui est généreux)s ; il serait intéressant de savoir si, dans d'autres langues, il existent des moyens syntaxiques de ne pas les confondre.

Le pourcentage de présence, respectivement, du langage, de la représentation, de la réalité : en poésie – 80, 15, 5 ; en philosophie – 30, 50, 20. Dire, que le langage est tout, est exagéré.

De l'enthousiasme du cœur à celui des mots, le cheminement est hasardeux et vacillant. Une paix d'âme, par contre, se traduit immanquablement dans la prompte impassibilité des mots.

L'étranger et la patrie : le premier est décrit avec des verbes - profiter, tirer les marrons du feu, se frotter les mains ; la seconde avec des adjectifs - naïve, franche, généreuse. Pour être impartial, on aurait dû ne comparer que les signes de ponctuation : déficits de points d'interrogation, abus de points d'exclamation, sérieux du point de suspension, solidité du point final.

Je ne serais apprécié ni lu que par ceux qui savent ce que c'est qu'un langage inventé : Cioran ou un polyglotte. Entre ceux qui s'affirment et ceux qui s'inventent - pas de communication possible.

Seuls les polyglottes et les cogniticiens comprennent, que nous pensons non pas dans un, mais dans deux mondes mentaux - dans celui, où les mots, déjà, devancent les concepts, et dans celui, où les mots n'apparaissent pas encore. Le second, à une époque donnée, est pratiquement unique, le premier - imprégné et d'une langue et d'un locuteur.

Les sorts inégaux du mot : en français, il s'associe avec l'esprit ; en russe - avec le Verbe ; en anglais, il sert de refuge à l'inaction d'Hamlet ; en allemand, étant multiplié, il peut bifurquer soit vers le dictionnaire, Wörter, soit vers le Verbe, Worte.

Les bizarreries, dans ce livre, de ces trois mots capitaux : source, contrainte, fin - le premier n'y a rien à faire avec le verbe sourdre, ni le deuxième - avec contraindre, ni le troisième - avec finir. Les adjectifs, qui s'y prêteraient le mieux - nécessaire, arbitraire, volontaire.

La langue et la représentation du monde : la langue influe sur l'organisation du modèle conceptuel (qui est le seul à représenter le monde !). Aux hiérarchies de nature linguistique d'une langue peuvent correspondre des hiérarchies psychiques d'une autre. Ce qui se réduit au structurel ici peut n'être que descriptif ou déductif la-bas. On peut avoir un nœud unique dans un modèle à la place d'un beau branchage dans un autre. Mais tous les arbres possèdent les mêmes cryptotypes, de la racine aux fleurs.

Quatre merveilleuses machines, qui donnent naissance à la compréhension du discours : la syntaxique (intentions, types de coordination, ellipses, synecdoques), la logique (négation, quantification, évaluation, connexion), la sémantique (typologies de liens, métonymies, qualification, accès aux objets), la pragmatique (métaphores, goût, conjoncture). La merveille est dans leur coopération, en parallèle, et dans leur contact permanent avec le modèle conceptuel, qui les valide et prépare l'émergence du sens. « Pour atteindre le sens entier du discours il faut atteindre le sens du modèle de la réalité »** - Searle - « Any complete account of speech requires an account of how the mind relates to reality ».

Le mot naïf retrouve son étymologie dans la grogne. Le mot évolué penche pour le Verbe pré-existant aux choses et étables.

« J'aime le mot oiseau, car il a toutes les voyelles » dit un soi-disant poète, à l'oreille orthographique. Et le mot lézard lui fait entendre flemmard ou hagard, et non quart, stars ou lare. Quelles oreilles frappées par la machine !

De la prédestination néfaste de certains mots : prenez tribu et ses dérivatifs : tributaire, distribuer, tribunal, contribuer, tribune, attribuer, - si modernes et si grégaires.

Logos signifierait chose chez les Grecs, acte chez les Hébreux, entendement chez Tolstoï, intelligence chez les Musulmans. Comment échapper à la manie des hommes de ne pas nous laisser un seul mot, qui ne serait voué qu'au rêve ! Res vaga refusant de devenir res publica. L'étendard de rêve devenant standard de vie…

« Au commencement était le Verbe » - on peut en ricaner sur trois niveaux : en syntaxe - les substantifs n'ont qu'à bien se tenir (on est avec les logiciens) ; en sémantique - les relations précèdent les sujets/objets (on est avec les structuralistes) ; et en pragmatique - il n'y a rien à chercher avant le mot, tout peut être réduit au mot (on est contre Platon). Heureux qui est ab-origène du pays du Verbe !

La langue parlée, dans ce livre, ne retrouvera pas toujours, sur la même longueur d'ondes, la langue parlante (comme les messages hermétique et herméneutique de Plutarque, discours préféré ou discours proféré ; Hermès : se savoir un Dieu, mais ne pouvoir être perçu que comme un simple messager des autres Dieux) ; et dans ce couple, avec cette dissonance entre le message et la messagerie, la loi et l'élection, - les frictions et les rejets mènent si facilement au divorce.

Je dis être en présence d'un mot, lorsque j'ai la sensation, que l'exigence d'une fine oreille se transforme imperceptiblement en l'acquiescement d'un haut regard.

Dans le mot, ni l'on ne se dénude ni l'on ne se dissimule, dans le mot on crée, on crée une requête, nécessairement ironique (ironie voulant dire interrogation), et dans laquelle je dois briller soit par ma présence soit par mon absence. Au cours de l'interprétation de cette requête se produisent des rencontres inattendues des objets (Protokollsätze) qui, hors de mon discours, pouvaient s'ignorer. Parmi les subjugués par le mot, on trouve surtout poètes ou tyrans, ces amateurs des régions inexplorées, vers lesquelles les mots bâtissent des ponts.

On déniche du fascisme jusque dans la langue, qui non seulement empêcherait de dire, mais obligerait à dire. C'est aussi juste que de dire : pour exprimer son amour, on est condamné à conjuguer un verbe régulier.

On devrait définir une grammaire de hauteur se moquant de celles de surface ou de profondeur, grammaire générative de vertiges et de métamorphoses, transfigurative plutôt que transformationnelle, grammaire des textes nous exemptant du contexte.

La passion primesautière disparaissant des entreprises des hommes, l'étymologie de pro-jet (Ent-wurf, на-бросок) devient de plus en plus incompréhensible. Mais la Entworfenheit (ouverture au monde ou, mieux, disponibilité) heideggérienne paraît être un bon terme, pour désigner la première fonction du langage - traduire l'élan de la conscience en une structure ou en un chemin d'accès des choses.

La poésie est le Phénix du mot. Donc elle est cendres, la plupart du temps.

Les mots, qui décrivent une douleur ou un bonheur réels, ou bien les mots, dépeignant des états d’âme complètement inventés, - sont indiscernables. L’authenticité ne peut pas être un critère sérieux de la qualité d’un écrit. Dans la littérature, les mots sont des points de départ et non pas d’arrivée.

Dans l’écriture, le concept est pro-nomos ; dans la lecture, le nom est pro-logos. Nomen omen.

La licorne n'existe pas : dans la langue, cela voudrait dire, que l'étiquette licorne n'est associée à aucun concept du modèle ; dans le modèle - que le concept licorne n'a pas été modélisé (mais il aurait pu l'être, pour exister au même titre que vache) ; dans la réalité - qu'aucun genre d'être vivant (corps organique) portant ce nom n'existe (et n'aurait pas pu exister). Hegel et Sartre (ou, avant eux, - Parménide et Platon) nagent au milieu de leurs avortons de termes - non-être, néant, négation, exister - qu'ils sont incapables de définir et se contentent d'un verbiage borborygmique et difforme.

Le langage, en mode routinier, n'est qu'un code d'accès, et très rarement, en mode-rupture, - une courroie de création. L'esprit possède et les langages et les modèles, et le premier critère de sa qualité est le contenu de ses modèles, auxquels renvoie un langage. C'est une question de goût et d'intelligence - avec quoi peupler ses modèles dynamiques : avec des fantômes ou avec des bases de connaissances, avec des déductions ou avec des faits. Le sot croit « créer en nommant » (Proust), l'artiste nomme en créant.

L'origine de la philosophie banale est, simplement - et bêtement ! -, linguistique : en vidant les noms on aboutit aux substances et concepts, en se débarrassant des adjectifs on les réduit aux essences, accidents ou prédicats, en simplifiant le déterminant on patauge dans l'Un et le multiple, en décolorant les verbes on tombe sur l'être. La philosophie la vraie, la poétique, naît aux sources des émotions innommables et des promesses inverbalisables.

Plus on est bête, plus on est persuadé, que le mot serve, avant tout, à traduire des idées tout prêtes. Toujours cette naïveté de l'homme : croire qu'il peut toucher à la source de ses images de Caverne, où toute fenêtre est miroir.

Les mots s'acceptent sans heurts dans un voisinage soit par l'inertie d'usage, soit par un champ d'intuition créé par la langue elle-même, soit enfin par un magnétisme induit par un courant d'auteur. Et je sais, hélas, que sans maîtriser à fond les deux premières de ces forces, je cours le risque de ne pas faire agir la troisième. Je présuppose une charge réceptive dans l'oreille, tandis que c'est l'œil d'autochtone qui coupe tout courant déjà dans la prise de risques insensée par ma bouche. Retentis dans la bouche ou ressentis dans l'oreille, les mots ont des effets souvent opposés - et il est impossible d'effacer la mémoire collective, où se produit l'effet dévastateur idiomatique.

L'analyse linguistique est banale, rigoureuse et consensuelle, la synthèse des représentations est délicate, libre et individuelle – d'où l'engouement actuel pour la philosophie analytique et le désintérêt académique pour la représentation.

Les mots et les tableaux. Dans sa coquille, la perle est sans valeur d'échange. Mais le sort du collier n'est pas le plus enviable. Une fois que ton couteau-talent a extrait la perle verbale, ne demande à l'esprit ni le fil, ni l'écrin, ni l'étiquette. L'esprit cultive le multiple, l'âme n'aime que l'un.

Tous savent, aujourd'hui, ce que veut dire CBS (sauf quelques mathématiciens, qui y subodoreraient l'inégalité de Cauchy-Bouniakovski-H.Schwarz) ; j'y lis : civilisé-barbare-sauvage - les trois rameaux de l'amour de Ch.Fourier, amour, qui serait un arbre, que toute autorité s'efforcerait d'ébrancher ; notre phalanstérien, en abusant de constantes et en négligeant les variables, privait cet arbre des qualités des Hydres à têtes multiples, sans parler de Phénix. Toutefois, n'oublions pas que l'idylle des phalanstères et l'entretien des arbres décoratifs furent imaginés à l'exemple du Palais-Royal, avec ses boutiques et ses allées, épatant le prolétaire jaloux.

Il n'y a rien à comprendre dans le discours de ceux, qui ne voient dans le mot qu'un moyen de se faire comprendre.

Ils pensent sérieusement, que la représentation du monde peut être prise en charge par des structures grammaticales, tandis que ces piètres structures restent presque entièrement à l'intérieur des frontières de la langue, et les frontières du monde commencent bien au-delà de la langue, quoi qu'en pense Wittgenstein. La langue fait partie des solutions, le monde restera toujours parmi des mystères, que tente de refléter, telles les idées platoniciennes, la représentation.

L'ambigüité de bilden : éduquer ou produire une image, d'où l'intérêt de la langue, formant la pensée. Le fond de la pensée ne s'éduque guère grâce à la langue ; tout ce qu'une langue apporte à la forme de la pensée est sa réceptivité face aux métaphores. La langue ne modèle pas, elle interroge des modèles. Sans le moindre élément fractal commun, les langues recouvrent pourtant les mêmes surfaces conceptuelles. Et surtout, les mêmes types de structures conceptuelles a priori leur sont sous-jacents et les mêmes types de logique a posteriori.

Si je parle si souvent de ruines, c'est en partie à cause de mes rafistolages au sein de l'équipe de la tour de Babel, dont l'arcanture se prête mal à l'architecture des tours d'ivoire (il paraît qu'en sacrifiant la hauteur à la profondeur, un recyclage soit possible : « Nous creusons la mine de Babel » - Kafka - « Wir graben den Schacht von Babel »). Et mes ivresses publiques ne rappellent que vaguement le miracle de la Pentecôte.

Mes ressources verbales ne sont évidemment pas dans la langue française, mais à côté d'elle. Ce à côté ambigu que je verrais et lirais bien - au-dessus.

Tout en n'étant qu'une étiquette, le mot permet d'accéder à ce qui va au-delà de la chose. L'étiquette, qui ne fait qu'indiquer le prix de la chose, est moins que la chose. L'idéal, c'est soit une étiquette, qui se substitue au flacon et apporte de l'ivresse, soit celle qui se lit sur une bouteille jetée à la mer étale et paisible, refuge des naufragés de la sédentarité sans patrie.

Les mots sont comme l'éther, vitaux mais inertes. Il faut savoir susciter de violentes tornades ou de doux courants, évoquant de lointaines contrées ou emportant vers de hauts horizons. Il faut y mêler des arômes ou en nourrir une flamme. Et l'art des contraintes consisterait à s'appuyer sur les choses aérostatiques, pour progresser et rendre aérodynamiques les choses dignes d'être caressées. Pour le regard, les poumons peuvent s'avérer plus porteurs que les yeux. « L'évolution d'un homme se réduit aux mots dont il se détourne » - Canetti - « Die Entwicklung eines Menschen besteht aus den Worten, die er sich abgewöhnt ».

Le cheminement de l'interprétation moderne d'un mot : une lettre (un son), un mot, une référence (de lien ou de modèle), un réseau, une relation de ce réseau avec un autre, l'intention, la preuve de la relation, les substitutions dans la preuve, le sens des substitutions, l'action s'inspirant du sens. On retire les deux dernières étapes - on est dans le langage intellectuel (antique) ; on en retire les deux premiers - on est dans le langage angélique (médiéval).

Pauvreté lexicale au service de l'imaginaire : corde, en français, s'appliquant au violon, à l'arc et au suicidaire. Après tout attouchement je peux y étendre mes ailes mouillées.

Le mot n'est signe ni de la chose ni du concept. Le mot est volonté de désigner la chose, volonté, qui ne débouche sur la chose qu'en transitant par le concept (et le concept, non plus, n'en déplaise à Aristote, n'est pas signe des choses ; le concept est la connaissance même de la chose). Le mot n'est ni similitude ni représentation, mais symbole évocateur, excitant, référençant, focalisant. Le mot est une forme travaillée par un désir de fond.

Aucune langue européenne n'est aussi désincarnée que le français. Quelle aubaine, pour un ami des fantômes, fuyant tout contact avec les choses ! Il n'y a que le mot français, qui ne cherche aucun miroir empirique, pour se lire !

Dans l'esprit s'entrechoquent des images, dans l'intellect - des représentations (idoles), dans la langue - des signes. Chez tout le monde - trois voies vers Dieu ; chez les créateurs - trois voix à partir de Dieu. Le mot, au sens noble, est un habile et haut réseau de signes, s'inspirant des images ou représentations profondes ou s'y adressant.

Le mot idole est à réhabiliter ; son contraire le plus en vue est l'idée ; je préfère l'objet de prières au projet grégaire, que devient, tôt ou tard, toute idée. Et puisque on prie le mieux, face à l'inexistant, on n'a même pas besoin de justifier les auréoles qu'on est peut-être le seul à voir.

Dans une espèce de méta-représentation, la réalité est composée de choses et d'esprits, avec un seul lien direct entre eux - le langage. Vu ainsi, le mot s'interprète par l'homme, sans passer par des représentations explicites ; on ne fait appel à celles-ci que pour comprendre le discours, en le traduisant en formules logiques, au-dessus d'un modèle ; ce passage transforme le mot en signe, une métaphore vivante, sonore et elliptique - en simple étiquette collée sur un concept.

La fonction instrumentale est la fonction principale du langage dans tous les domaines, sauf en poésie, où le mot peut s'émanciper de la représentation sous-jacente ou n'en utiliser que les ressources métaphoriques.

La représentation, elle aussi, dispose de son propre langage, mais qui a, vis-à-vis de la langue naturelle, à peu près le même statut qu'un langage de programmation, surtout lorsque celui-ci est fondé sur la logique et est orienté-objets. Les requêtes, formulées dans ce langage artificiel, seraient l'équivalent des idées platoniciennes, indépendantes des mots et classées par type de fonction, de prédicat, d'événement, de substance.

Dans l'esprit se déroulent des métaphores de l'illumination, indexées de désir, sans noms ni verbes, ne relevant d'aucune langue et pointant sur des objets, liens, variables (nomena nescio), valeurs de vérité. La langue le transforme en références (d'objets et de liens) et en formules logiques. Elle y introduit le temps, joue avec des qualificatifs, la négation, l'ellipse, bref avec ce qui n'apporte presque rien à la pensée.

Je me sens porteur d'une musique, mais je dois la confier aux mots. On peut avoir une idée du désastre en tombant sur d'effarants livrets accompagnant les meilleurs morceaux de Mozart ou Tchaïkovsky. Les arpèges des mots sont souvent souillure d'une partition vitale. Mais la pensée est contre-indiquée à la musique, comme à la poésie ; écoutez du Nietzsche, du Marx ou du Platon, mis en musique par G.Mahler, Prokofiev ou Satie. Un étrange suicidaire, le compositeur loufoque B.A.Zimmerman, prenait pour livrets des citations de l’Ecclésiaste, de St-Augustin, Dostoïevsky, Wittgenstein.

Le sens naît d'un dialogue, donc d'un partage. La langue allemande ne s'en trompe pas, voir l'admirable série : Urteil, Vorteil, Mitteilung - jugement, préférence, message - provenant de teilen - partager. La philosophie est la poésie du dialogue. « La philosophie n'est qu'un moyen, pour atteindre ce qu'est la poésie » - F.Schlegel - « Die Philosophie ist nur ein Mittel zu dem, was die Poesie selbst ist ».

L'appauvrissement et la corruption de la langue sont une conséquence immédiate de la disparition du sacré des horizons des hommes ; tant que le soupir, la larme ou le genou détachent nos yeux des choses vues, nos mots chercheront à envelopper des mirages, au lieu de développer des choses.

L'indigence langagière semble, aujourd'hui, avoir atteint une limite insurpassable ; le monde prend sa stature définitive, et la prospection de l'avenir devient sans objet. « Sans nouveau langage – pas de nouveau monde » - Wittgenstein - « Keine neue Welt ohne neue Sprache ».

La langue même d'un bel écrit devrait être travaillée en hauteur et non pas en profondeur. En la labourant on lui découvre l'odeur de la terre natale et l'on perd l'attrait des horizons d'exilés. Aux pensées déracinées - des mots déracinés !

De l'inconvénient du renversement trop mécanique des tendances hostiles : je cherche à retourner, à la lettre, le mauvais slogan du parti pris des choses, ad rem, et j'obtiens - mer-da… Et objet, lui-même, sème le doute avec T'ai-je beau

L'être, c'est-à-dire l'âme invisible, est destiné au regard, c'est-à-dire à la prière et au rêve. Mais ils en firent l'objet culte de leurs syllogismes bancals, où le tragique se banalise et la logique s'enlise.

Quand des savants de la connaissance, que sont Claudel, G.Marcel ou Ricœur, produisent leur jeu de mots gynécologique de co-naissance, j'ai envie d'enchaîner, sur le même thème hygiénique, par con-aisances.

En français, le débordement, en tant que mode d'expression, m'est interdit ; je dois me contenter de la fontaine. Des ambitieux parent la leur d'écriteaux alarmants ou rassurants, Poison ou Eau potable, je ne promets qu'une bonne soif près de la fontaine.

J'use de mon français, comme j'use de mon algèbre ; des Bourbaki littéraires relèveront des bizarreries dans la notation de mes opérandes, mais ils devront s'incliner devant mes opérateurs aux singularités mieux dessinées que les leurs.

La langue n'est pas une pensée extérieure, comme la pensée n'est pas une langue intérieure. La langue prend en charge la pensée ; le contenu de la pensée naît hors toute langue et se forme dans un langage conceptuel. La langue interroge ce que la pensée crée.

Si, une fois épuré de tout ce qui est héritage ou tradition, ton mot continue à vibrer, étinceler ou scintiller, c'est qu'il est apparenté au Verbe. Le Commencement fut toujours opposé à la tradition, qui est un euphémisme pour routine ou plagiat.

Le ridicule du Selbstsucht (enquête sur soi), le trop sérieux du Selbstzucht (requête sur soi) - il faut se tourner vers l'ironie du Selbstwucht (quête de soi) -, ni chercher ni cultiver, mais peser.

Trois mots-parasites - liberté, désir, être - prolifèrent sur le bel arbre du rêve ascendant et de la sève descendante et en cachent et occultent la vue, arbre que le philosophe aurait dû défendre avec autant de conviction, que le chante, avec foi, le poète.

L'admirable langue allemande sachant si ironiquement rapprocher le sens des sens : be-stimmen, définir - munir de voix, ge-hören, appartenir - munir d'ouïe, ent-sprechen, correspondre - interdire de parole, be-greifen, appréhender - tenir avec les mains. Et ces belles oppositions : gestimmt (accordé) - bestimmt, aufhören (cesser) - gehören, versprechen (promettre) - entsprechen, angreifen (attaquer) - begreifen.

L'idée platonicienne (eïdos) nous renvoie à ce que les choses ont de visible ; à ce qui est lisible nous renvoie le mot (logos). Le Logos bicéphale aristotélicien correspond très exactement à ce qu'est une maxime : l'union de la forme et de la formule !

Valéry part d'un concept improvisé, effleurant à peine les choses, pour aboutir à un mot poétique. Heidegger part d'un mot improvisé, ignorant les choses, pour aboutir à un concept prosaïque. Privez le langage de suffixes, vous coupez toute source d'inspiration de Heidegger. Oubliez toute la culture, la cible de Valéry garde toute son excitabilité.

Quand on comprend, que le verbe être peut remplacer tous les autres verbes et que des variables peuvent se substituer à tous les noms, on se met à pratiquer la logique - les quantificateurs et la négation, la poésie - la liberté dans le choix des variables et des adjectifs, ou la philosophie - en alternant les points d'interrogation et d'exclamation.

Les notions minéralogiques de matière, de logique ou de patrie remontent, étrangement, à la Sainte Famille : Mère, Logos et père.

Les mots sans frontières nettes auraient dus être réservés à la poésie et interdits aux graphomanes ; tel le logos, permettant aux bavards grecs de nous enquiquiner avec la fichue équivalence de l'être, du penser et du dire.

Le langage résulterait d'un débordement (Hölderlin avec Heidegger) ou d'un vide (Mallarmé avec Badiou) - pas de contradiction entre les deux : les émotions naissant dans l'élément liquide et les pensées - dans l'aérien.

Les mots, les choses et les dons se retrouvent, étrangement, dans l'étymologie de con-dition (donné avec), de Be-dingung (doté de choses : « Die Dinge bedingen die Sterblichen » - Heidegger) et de у-словие (près des mots).

L'étude des passions s'appellerait patho-logie, celle de l'amour - philo-logie, celle de la proximité - topo-logie et celle de l'art - techno-logie. La technique, la mathématique, les lettres, la santé venant au secours d'un Logos défaillant.

Il faut émanciper le mot - des choses, qu'elles soient abondantes ou manquantes. Et là où le mot a éclos, qu'il devienne une grâce impondérable. Éviter, que la chose, c'est à dire la pesanteur, ne se pose.

La seule fidélité, avec les mots, est la hauteur scintillante et discrète ; le reste n'est que sacrifices, - à l'usage, à la fatuité, à la fausse droiture

L'étymologie populaire fait remonter matière à un tronc d'arbre - une raison de plus pour se méfier du matérialisme, puisque, parmi les grands attributs de l'arbre sacré, le tronc ne peut rivaliser ni avec la solution des fruits, ni avec le problème des racines, ni avec le mystère des fleurs, des cimes et des ombres.

Je sais que c'est en moi, et non pas dans le monde bien entretenu, que se déposent des matières polluantes, mais toute bonne écologie de l'ego aboutit, pour moi, à l'égologie.

L'origine linguistique de la honte : ce qu'il y a de meilleur en nous n'a pas de langage et reste un appel inarticulé, une forme en puissance, une pure disposition sans ressources ni outils. L'invention d'alphabets, l'adamisme et l'ésopisme, la genèse de nos mondes ratés.

Mes litanies de la hauteur devraient peut-être s'appeler acméistes (acmé - apogée) ou météoro-logiques (météoron - hauteur). Pasternak parlait de « la hauteur résistant à la vicissitude de la rue ». Et son contraire s'appellerait - acrophobie, phobie de la hauteur.

Sénèque et J.Racine écrivent pour la déclamation, Shakespeare et Corneille - pour la lecture ; Molière et Tchékhov - pour la scène. Les métaphores déclamatoires ou livresques ont l'univers entier pour source ou cible, les métaphores scéniques - le hasard des planches.

Dans leurs idées, ils prônent l'esprit de profondeur, sans avoir ni la profondeur d'esprit ni la hauteur d'âme ; c'est l'âme de hauteur qu'on devrait sentir à travers mes mots.

À quel point le Français se laisse guider par le mot et non pas par le concept, on peut le voir à l'exemple aberrant de ce colloque philosophique dédié à l'engagement (de l'idée - à l'acte) et à la sagesse (intelligence dans l'action), et auquel on invite un général, pour parler d'engagement (contrat avec l'Armée et contact avec l'ennemi), et un pédiatre, pour expliquer pourquoi le môme doit être sage.

On peut décortiquer le langage de l'intérieur, indépendamment du modèle de l'univers ; mais pour interpréter un discours, on ne peut pas se passer de modèle. « Une fois qu'il a donné à la pensée une orientation correcte, le langage peut disparaître pour faire place à un parcours mental »* - Épicure (la sentence est du pur Valéry, qui, curieusement, appelait le modèle - Non-Langage).

Le sens est la jonction (une sorte d'unification mystique, au-delà du mystère) du discours (problème interprété dans le contexte du modèle) et de la réalité (qui est mystère). La langue, elle, sans le modèle, au-dessus duquel elle est bâtie, est absurde et c'est ça, son plus grand miracle. Elle est parlée et elle est parlante : « Il y a deux langages : celui qui disparaît devant le sens, dont il est porteur et celui qui se fait dans le moment de l'expression »** - Merleau-Ponty. Le conceptuel se concentre autour du sens, et le poétique se fixe dans le mot : « Le poème n'est poétique que s'il s'incarne dans les mots » - Hegel - « Das Poetische ist erst dichterisch wenn es sich zu Worten verkörpert ».

Une communion de deux âmes, c'est ce qu'ambitionnent mes mots ; et ton âme, ou son regard, est ce que gagnent les yeux de ton esprit, quand il aura finalement compris, que ce que je cherchais à te procurer fut la caresse.

L'ambigüité du mot modèle : source ou reflet ; à comparer avec les clairs et expressifs Vorbild et Nachbild (les deux se retrouvant dans Urbild).

On traduit, mécaniquement, Aufklärung par siècle des Lumières. Mais la Aufklärung (courant humaniste, populaire et chaud) gît en ruines, au milieu des machines, tandis que les Lumières (règne de la raison, froide et élitiste) triomphent à tout bout de champ, dans les têtes de loups. L'Allemand y hérite de la tragédie grecque, et le Français - du droit romain.

Les bio-graphies ne brillent, de nos jours, ni par la qualité de leur écriture, ni par la palpitation de la vie ; pourtant, elles auraient dû être de la zoo-logie, de l'être vivant.

Ce sont surtout les bavards qui chantent les vertus du silence. Ce n'est pas le silence que brise le mot, mais le caquetage des idées reçues. Le silence a besoin d'espaces à remplir et non pas de sons à corrompre ; pour cette basse besogne, il y a des idées. Ce n'est pas un silence parlant que je plains - dans ce cas il y a du consentement - je déplore le viol d'un silence musical, silence des choses, dont on ne peut pas parler (Wittgenstein), on ne peut que le chanter.

À l'extérieur d'une boutique, je vois, dessiné sur la vitre, le nombre 2013 ; une fois à l'intérieur, je le lis de l'autre côté, je l'épelle – Éros !

Ce n'est pas la langue qui rend le monde intelligible, mais la représentation, de nature extra-langagière. La langue crée un dialogue avec le monde, elle le rend questionnable ou demandable.

Suivre ses idées - création autodestructrice, à portée de tout ingénieur ; obéir aux mots - création autocréatrice, réservée aux ivrognes et aux poètes. Dès que la musique des mots est trouvée, leur sens vient tout seul, sous forme d'idées. L'inverse, « Occupe-toi du sens, les sons s'occuperont d'eux-mêmes » - L.Carroll - « Take care of the sense and the sounds will take care of themselves » - est inepte.

Prôner l'an-archie des choses, pas de prééminences, et la pan-archie des rêves, que des éminences. Vivre de l'éternel retour (ressasser) de l'autre verbe palindrome français - rêver !

Ma patrie marâtre est la langue, contrée régie pourtant par des logophores étrangers ou hostiles. Je suis un apatride des drapeaux, phobique des assemblées, réprouvé des recensements.

La substitution victimale nous fait entrevoir en toute trag-édie un bouc providentiel et dérisoire.

Mieux on sait se passer de guillemets explicites, mieux on sait s'appuyer sur les guillemets implicites.

Deux rôles, diamétralement opposés, de la pensée : développer en choses mes intuitions, envelopper d'intuitions les choses. Ce qui produit la dualité du monde : ma conscience et mes matières, mon regard et mon écoute, mais le résultat est le même – le langage, approfondi de représentations et rehaussé d'interprétations.

Le con-cret ne promet que du béton ! Sans emploi plausible pour l'habitué des ruines. Le dis-cret est béant de lacunes, à travers lesquelles peuvent briller des étoiles. Con-fluence des masses, in-fluence des astres.

Si, par mon discours, je cherche à représenter l'arbre entier, statique et sans inconnues, je n'aboutirai qu'à un organigramme, aux nœuds et flèches sans vie. Il suffit que j'enracine, vaguement, une seule fleur ou affleures, pudiquement, une seule racine, pour qu'une imagination puisse reconstituer la vitalité entière de l'arbre. On reconnaît l'homme par la place qu'il accorde à ses inconnues ; la plupart se vouent aux ramages : « L'homme se construit dans l'espace comme un branchage » - Saint Exupéry.

Toute parole est un arbre ; mais non unifiée avec d'autres arbres, elle reste souche ; et restant sans écho, elle ne deviendra jamais un verbe, qui est un arbre ouvert, verdoyant d'inconnues tournées vers l'unification. Même le sacré devient ouvert, lorsque ton arbre s'ouvre à la vie : « Le sacré reste Fermé, si l'Ouvert de l'être n'est pas proche de l'homme » - Heidegger - « Das Heilige bleibt verschlossen, wenn nicht das Offene des Seins dem Menschen nahe ist ».

Valéry a de la répugnance pour ce moi impur, moi qualifié, et lui oppose l'ange pur, Dieu sans nom, la femme sans ombre, l'homme sans qualités ou les qualités sans l'homme. Mais il oublie, que tout qualificatif (satellite de syntagme), dans un autre langage, peut aboutir à une pureté conceptuelle (paradigme).

L'étrange chute du sacré dans la hiér-archie.

De l’importance des verbes : dans la vie, je suis un corps et j’ai un supplément d’âme ; dans l’art, j’ai un corps, mais je suis une âme.

Le cheminement de la pensée : désir - tache - contour - charge - mot - chose (poète - philosophe - peintre - amoureux - écrivain - acteur) - autant de langages ! Qui aura la patience et la sagacité à traduire le geste d'acteur en émotion de poète ?

Mes révérences à l'arbre : au hêtre suprême, au chêne de ma cellule, au bouleau harassant, au saule prénatal.

La langue française n'est pas ma terre, mais mon ciel d'accueil : sans savoir où y mettre mes pieds, je cherche à y déployer mes ailes.

La position couchée est une méthode, comme une route l'est pour les autres, mais elle en est une méta-route (hodos - route en grec).

Préférer le signe (le fait organique) au sens (à la structure mécanique) peut avoir deux sens : retour aux choses de la nature ou culte du mot de la culture. Le sens épuisant de plus en plus les choses, je préfère rester en compagnie du mot inépuisable.

Rilke trouvait dans le mot un dépositaire de noblesse aussi naturellement que Claudel - des dépôts en Bourse. Chez celui-ci, comme dans la famille de sa sœur, la plume et le stylet cohabitent gaiement, intempéramment, avec le goupillon et la prise de bénéfices. « Rilke suinte la médiocrité et la tristesse. Pas un pauvre, mais un indigent » - Claudel.

Personne ne rit chez Homère ; l'amour, chez Platon, n'est que charnel ; l'enfer de Dante n'est pas plus effrayant qu'un musée minéralogique (où Dante se serait promené en touristePéguy ; « les formes et couleurs de la poésie de Dante sont de nature géologique » - Mandelstam - « Стихи Данта сформированы и расцвечены геологически ») - et l'on en garde le rire homérique, la passion platonique, la vision dantesque. Se méfier des adjectifs, cette cinquième colonne du hasard antonomastique. La traîtrise des noms est moins déroutante, quoique vous chercheriez en vain l'âme dans De l'âme d'Aristote (que, bizarrement, vous trouverez dans Cité de Platon), ou la nature dans Sur la nature de Parménide ou dans De natura de Lucrèce, ou la logique dans la Science de la Logique de Hegel.

Dans l'aveu s'entend la voix d'avocat (ad-vocare), dans le Ge-ständnis se voient les pieds de l'accusé, dans le при-знание se conçoit le cerveau du juge.

L'antique fut toujours dans le ludique. Dans les mots à musique. « Toi qui lis, tu entendras un jeu nouveau » - Dante - « O tu chi leggi udirai nuovo ludo ». Le moderne est dans les mots ternes. Dans les mots à claques. De l'homo ludens au playboy. Du surhomme au Superman.

L'intellect (la raison outillée pour des finalités) pénètre trois couches : les sentiments, les concepts, les mots, où l'outil sollicite, respectivement, l'âme, l'esprit ou la métaphore. Si la science fait tout aboutir aux concepts, la philosophie (ou ses vassaux - la littérature ou la religion) trace deux parcours opposés : des mots aux sentiments – pour consoler, ou des sentiments aux mots – pour affirmer son intelligence, son goût ou son talent.

Le métier d'écrivain non-maniaque devrait s'inspirer de la mélomanie et de la graphomanie, pour se définir comme musicographie.

Le langage s'adresse au discontinu et la vie est continue ; l'art est une vie en pointillé. Et la « continuité première de l'éden » (Mallarmé) y tourne en brisures infernales. Mais l'éden est fait d'un seul arbre, dont les brisures unifiables me sont plus chères que les brisées d'une forêt unifiée des autres.

Le déclin devrait signifier perte de la hauteur et effondrement dans la platitude, dévitalisation du vouloir du rêve et la robotisation de la volonté de puissance – le contraire de la vision nietzschéenne.

Pour aboutir à un effet d'aimantation, ils laissent les mots se frotter entre eux. Moi, je porte en moi cette aimantation, que j'essaye de transmettre à un mot, qui n'aurait pas besoin des autres, pour exercer son attirance.

Mes mots : forme de réponses et fond de questions. « Tu voues ton regard, dépourvu de questions, à l'heure, qui dissout tout regard » - G.Benn - « Du hast fraglosen Aug's den Blick gewendet in eine Stunde, die den Blick zerstört ».

Dans les bouteilles, qu'avait bénies le mot, le message promet plus d'ivresse que le breuvage, même d'appellation contrôlée. Ne jalouse pas les bouteilles pleines – pleines d'idées, de messages, de liqueurs, et qui ne sont bonnes que pour les épiceries. Et que vive le vide salutaire du mot, où le poète invite Dieu à agir !

Le toucher produit le nom, le nez - l'adjectif, l'oreille - la rime, la langue - la mélodie, le regard - le verbe.

Incroyable homogénéité orthographique, en anglais, pour les mots se trouvant à l'origine de toute philosophie, les mots en wh : who, what, when, where, why. Seul how échappe à la règle ; mais on applique une permutation à who, à la fois littérale et psychique, le premier devenant le dernier, et l'on obtient how.

Toute métaphore traverse le langage, le modèle et la réalité. Elle s'appellera mot, lorsque l'essentiel de ce parcours est langagier et débouchant sur un état d'âme réel. Elle s'appellera idée, lorsqu'elle s'attarde au milieu des objets-concepts du modèle.

S'agissant de la matière, les points de vue de chimie ou de physique semblent incompatibles. La même chose frappe les mots, où il faut choisir entre l'(al)chimie (le style des questions) ou la (méta)physique (l'étendue des réponses).

Le calembour paraît être stérile sous toutes ses formes : le sémantique - « le cœur a ses raisons, que la raison ignore » (Pascal), le morphologique - « die Eifersucht ist eine Leidenschaft die mit Eifer sucht, was Leiden schafft » (Schleiermacher), l'orthographique - « the Nature, which to them gave goût, to us gave only gout », le syntaxique - « se perdre dans sa passion - perdre sa passion » (soi-disant de St-Augustin) ou « le sceptique ne se doute de rien » (Claudel). Son inertie intellectuelle signifierait-elle sa longévité ? - « Au commencement était le calembour » - S.Beckett.

Le malheur de notre époque est que le mot se rapproche trop de la chose. Jadis, à travers le mot, l'homme entrevoyait encore le rêve ; aujourd'hui, il y voit déjà la chose.

Curiosité adverbiale et spatiale de la phrase de Buffon : « Bien écrire, c'est bien penser, bien sentir et bien rendre » - la bonne écriture, c'est la hauteur, la bonne pensée - la profondeur, le bon sentiment - l'étendue, le bon rendu - la largeur. Maîtriser le style, c'est maîtriser l'espace.

C'est par des échos communs des sources lointaines qu'on se rapproche, sans se heurter. Écrire, c'est être accompagné de mon Virgile, que je conduis. Con-duire, c'est tra-duire ; dé-duire, c'est intro-duire.

Le Logos est bien un Verbe des langues latines et non pas un mot (Word, Wort, Слово) des langues germaniques et slaves. Le verbe détermine l'essence grammaticale, la rection articulée, tandis que le mot n'en est qu'un membre désarticulé. Dieu inventa une grammaire de la création ; l'homme en produit des prières, des chants ou des modes d'emploi.

Inévitablement, il nous arrive de nous sentir esclaves du langage ; le bon écrivain s'insurge et renverse les rôles, pour en devenir maître. C'est pourquoi « la vérité m'appartient » (Pascal - je possède le langage !) est plus fier que j'appartiens à la vérité (S.Weil - le langage me possède !), malgré les apparences.

Le cirque ou la jungle se réduisirent aujourd'hui à un laboratoire : le clown n'est plus que clone et le cowboy - cobaye.

En français, l'accent tonique n'est que syntagmatique, tandis que dans d'autres langues il est lexical (Betonung, stress, ударение) ; la mélodie française suit le sens et non pas le mot (mais la saveur des choses est déjà dans le mot). C'est comme si ta main fût récalcitrante à porter et à jouir des caresses, puisque ton propre épiderme ne les aurait jamais connues.

La routine et l'inertie empêchent de comprendre, qu'un discours en langue de bois ou un discours fortement métaphorique sont séparés de la réalité par un gouffre du même ordre. On se sert de sa propre invention ou de celle des autres ; le langage onirique ou le langage statistique planent à une même hauteur, c'est le propriétaire des ailes qui les discrimine.

À partir des trois éléments, eau, feu, terre, on fit trois armes : lance-à-eau, lance-flammes, lance-pierres. Le quatrième, l'air, n'est que leur porte-paroles.

Les tentations du langage - soit il est une échelle, pour monter aux cieux, soit un pont, pour communiquer avec le monde, soit des catacombes, pour mieux situer mes ruines.

On peut voir dans l'avenir (Zu-kunft) : une origine (Her-kunft), une arrivée (An-kunft), un (r)enseignement (Aus-kunft) - mouvement, immobilité, empreinte.

Ce sont ceux qui n'ont pas leur propre souffle, pour enfler leurs basses voiles, qui dénoncent la hauteur d'un ton boursouflé ou enflé. Il appartient à l'homme de lever une voile, même une voile en berne, dès qu'il se sent porteur d'un souffle. Aux meilleur navigateurs, Dieu inspire le pathos du dernier message à confier à la dernière bouteille.

L'émotion des hommes, provoquée par une idée, ce n'est qu'une émeute de rue ; l'émotion d'un homme, qui a trouvé son mot, c'est presque une révolution de son palais.

La langue a deux composantes : la logique et la tropique ; tout nouveau trope, inéluctablement, rejoint, sous le poids de l'habitude, la première. Avec de telles contraintes, seul un maître peut encore magnétiser par la métaphore estimative au lieu de se neutraliser dans des syllogismes narratifs.

L'esprit a plus besoin de plomb que d'ailes ; l'apparition des ailes le transforme en âme ; le meilleur prestidigitateur en est le mot : « C'est par les mots que l'esprit se munit d'ailes » - Aristophane.

Tout énoncé a l'ambition de tourner en arbre. L'arbre de l'esprit-requêteur va s'unifier avec l'arbre de l'esprit-interprète. Les cas stériles : l'arbre de départ sans variables, cas minéralogique, ou l'arbre d'arrivée n'ayant pas gagné en ramages, cas prosaïque. Le mot, c'est une pensée se reconnaissant dans un arbre vivant, cas poétique. Il devient regard à hauteur d'arbre, lorsque à l'arrivée on se trouve avec plus de variables qu'au départ. « Comment ne pas vivre au sommet de la synthèse, quand l'air du monde fait parler et l'arbre et l'homme ? »** - Bachelard.

Leurs mots sont reflet de ce que leurs yeux ont déjà vu dans les forums et leurs oreilles - entendu. Les miens - un regard déréistique, dont le reflet ou l'écho chercheraient leur siège en moi-même. « L'objet de tout ton désir est déjà en toi-même » - Angélus - « Alles was du willst, ist schon zuvor in dir ».

Tous les beaux temps et modes du Verbe divin finissent par ne plus se conjuguer qu'au passif. Tous les beaux noms de la jeunesse finissent par ne plus se décliner au vocatif emphatique et succombent à un instrumental bien plat.

Rien d'étonnant dans la vision de la poésie comme d'une charrue (Mandelstam) : la poïésis voulant dire labeur, labourage de sillons (versus - vers). La vie étant la terre (le premier humus) retournée par l'homme (le humus second). On retrouve de beaux parallèles avec l'être et la pensée : « La pensée trace des sillons dans le champ de l'être » - Heidegger - « Das Denken zieht Furchen in den Acker des Seins ». Toutefois, l'être et la pensée ne sont que déchéances de la vie et de la poésie.

Une morphologie et une phonétique pauvres, qui ne discriminent pas les catégories syntaxiques ([rajt] en anglais, [rõ] en français, [vajs] en allemand - verbe, nom, adjectif ?), forcent le recours anormal aux astuces mécaniques - l'ordre des mots, les mots auxiliaires, les règles de concordance. Inlacrimabiles - ceux qui ne peuvent pas être pleurés - un mouvement synthétique vibrant, décomposé dans une suite analytique sans vie.

Une langue se réduit à un vocabulaire et à une grammaire (l'écriture, la phonétique, la morphologie étant de nature presque mécanique). Le vocabulaire comprend deux types de références : celles des constructions logiques et celles des objets et des relations. La grammaire est une projection de la logique orientée-objets sur une représentation.

L'expressivité a deux sources : l'ordre conceptuel et le désordre langagier. La vie en soi de l'écriture est dans l'équilibre entre les deux ; la stérilité - dans l'oubli de l'une des deux. La pensée est un moyen d'expression (structure en surface) ; l'expression est une contrainte de la pensée (structure profonde).

Mon mot, qui réussit à s'échapper au silence de Proserpine, je le respecterai sur le mode orphique : je lui jetterai mon dernier regard en arrière, avant qu'il ne me laisse en souvenir que le nom d'Eurydice. « L'homme des mots, le chanteur, s'en retourne vers le trésor des ombres chères » - G.Steiner - « The man of words, the singer, will turn back, to the place of necessary beloved shadows ».

Quand on attend de la langue une tâche de représentation, on est plongé dans un emboîtement de matriochkas, une galerie de Dresde, une mise en abyme, une récursivité abusive. Le mot n'est pas signe (c'est le concept qui l'est) mais métaphore (par-dessus les concepts), tableau référentiel hors galeries facticielles.

« Aller aux mots mêmes » (le symbolisme) est plus bête que « Aller aux choses mêmes » (la phénoménologie), ce qui est plus bête que « Aller aux concepts mêmes » (l'idéalisme). À toute cette bougeotte j'oppose « S'immobiliser dans la métaphore même », à égale distance des trois.

Types de pensée, dans l'ordre croissant de leur intérêt : penser à quelque chose, penser de quelque chose, penser quelque chose, penser sans convoquer de choses, en restant en compagnie de mots seuls, les mots créant des choses inexistantes.

Stratagème de l'écriture : faire oublier, que le mot (verbum oratio) est corps de l'idée intelligible (verbum ratio) et faire croire, qu'il est âme d'une sensibilité indicible.

Dans l'émergence d'un nouveau concept, les mots ne sont presque pour rien. Le concept doit sa détermination à la place dans un arbre (graphe) conceptuel, à ses liens sémantiques avec d'autres concepts, à ses attributs, aux rôles qu'il pourrait jouer dans des scénarios impliquant d'autres concepts. Magnifique prémonition de Valéry : « Au lieu de concept, on peut former une Scène »*, réalisée en Intelligence Artificielle ! Les mots ne servent que de mode d'accès plus ou moins paraphrastique aux objets. Dire que les concepts proviennent du langage et non pas de la science (Benjamin) est une pitoyable ânerie !

Pour les uns, penser et écrire sont du même genre ; pour d'autres, le penser-maître déniaise l'écriture-servante ; enfin, pour les meilleurs, l'écriture-Muse inspire le penser-poète.

Je ne prête l'oreille aux sermons ou dissertations que si je sens, à leur origine, un désert et non pas des bibliothèques ou cimetières. On peuple de silence le désert du soi, désert d'initiés. Ce bon silence (das rechte Schweigen de Heidegger, si proche de celui de Wittgenstein), que seul un maître sait traduire en mots : « La philosophie est la reconversion du silence et de la parole l'un dans l'autre »*** - Merleau-Ponty. Une autre tâche de la philosophie devrait consister à écouter le bruit profond et tragique de la vie, pour le traduire en musique, haute, héroïque et consolante. Et peu importe, si cette musique était reconvertie en bruit difforme, par les oreilles modernes robotiques.

Avec les mots, hélas, on construit ; mais le discours de rêve aspire à ce qu'on en dise ce qu'on dit d'un arbre - il ne se construit pas, il croît. La tour d'ivoire ou la Tour de Babel : créer ou seulement toucher le ciel. Mes ouvriers mélangent leurs idiomes, mais ils ne font que hanter mon chantier, sans en dicter ni hauteur ni cadences. « Tout être spirituel se bâtit une demeure, et au-delà - un monde, et au-delà encore - un ciel » - Emerson - « Every spirit builds itself a house ; and beyond its house a world ; and beyond its world, a heaven ».

Une aile accrochée au mauvais endroit peut servir d'excellent ballast : bonne foi, bonhomme, bon sens - une chute de foi, d'homme, de sens.

Notre soi le meilleur n'a pas de mots ni de langage fidèle de gestes. La vraie littérature naît de la sensation d'une traduction, d'une mimesis de ce fond innommable, indicible et ineffable dans la même langue. Sinon on plonge dans une langue étrangère. La meilleure traduction est celle dont l’original est illisible.

L'Esprit Saint procède-t-il du Père et du Fils ou par le Fils (filioque) ? Une question de transitivité verbale, à l'origine du schisme Rome-Constantinople ! Une malencontreuse substantivation du pronom négatif - sans Lui fut fait le Rien - provoqua le malheur Cathare !

Guillemets de bienvenue, déconstruction verbale, monstres de morphologie - l'activisme de Heidegger. Je lui préfère cet immobilisme - monstres de grammaire de la création, conception métaphorique, points de suspension en guise d'adieu… La déconstruction est toujours la même manie de (re-)bâtir un système, en ne comprenant pas que seuls les commencements métaphoriques et émotifs sont dignes d'être portés par notre souffle, vers une fin, qui n'est pas à nous.

Phénomène, un mot étrange, dont les significations chez Platon, Sextus Empiricus, Kant, Hegel ou Husserl sont complètement différentes. Il faudrait le rapprocher de fantaisie, d'imagination et donc de représentation. Tout connaître par la représentation ou, bien au contraire, par la (ré)interprétation – deux démarches également défendables.

Heidegger chercha le fond commun de tous les emplois du verbe être, de l'ontologique au copulatif, et prétendit l'avoir trouvé en l'existence. Or ce fond est complètement vide. Qu'on en juge, en faisant des intersections soi-même : 0. Socrate est avant toute représentation, 1. le méta-concept (classe ou relation) est, 2. l'homme est, 3. Socrate est une méta-instance, 4. Socrate est, 5. l'homme est un mammifère, 6. Socrate est un homme, 7. la calvitie est à Socrate, 8. Xanthippe est à Socrate, 9. la toge est à Socrate, 10. l'idée est à Socrate, 11. le chien est un ami de l'homme, 12. Socrate est mon ami, 13. l'homme est mortel, 14. Socrate est mortel, 15. l'homme est bête, 16. Socrate est intelligent, 17. la taille de Socrate est de 4 coudées, 18. la proie de l'aigle est un ami de l'homme, 19. Socrate est un nom propre etc. Tous les verbes ont autant de droits à supposer une existence d'objets que cet avorton d'être. Référencer la relation genre/espèce, classe/instance, l'attribution, la possession, l'appartenance, l'évaluation d'attributs, l'unification d'objets - c'est un abus de suremploi.

L’espoir ou l’espérance : l’action tient la promesse du premier, l’inaction entretient l’illusion de la seconde.

Ils se disent submergés par des idées se refusant au verbe. Cas clinique des sots incurables. Je n'ai jamais vu le cas contraire : « Il se prépara un grand vocabulaire - et attendit toute sa vie une idée » (N.Barney).

Solitude, chez les Latins, signifiait désert, celui que tu créais toi-même ou celui qu'on t'imposait. « Où ils font un désert, ils disent qu'ils apportent la paix » - Tacite - « Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant ». Il ne s'agissait pas toujours de terre brûlée, mais de conscience en paix, acquiescentia animi. La paix en deçà des paupières, le cœur bronzé et le front sans trace de rouge.

Le talent est peut-être faculté de concentration ; c'est pourquoi le silence qu'on s'impose est capital : « Parler distrait, se taire recueille » - Jean de la Croix - « El hablar distrae, el callar recoge ».

Le caquetage assourdissant de l'auteur moderne, frappé de logorrhée aigüe, pour se persuader, qu'il est en train de pondre des œufs. « Il pond des poncifs comme des œufs, mais il oublie de les inséminer » - Canetti - « Er legt Sätze wie Eier, aber er vergißt, sie zu bebrüten ».

Une sympathie pour le ciel ne suffit pas, pour créer un vrai pathos, cette tension ayant besoin d'une apathie, égale en intensité, pour la terre ; ce qui m'empêchera de chuter, avec le ciel, dont je porte les symptômes (tomber ensemble).

Dieu aurait dit un seul mot - qui se trouverait être un Verbe - et ce fut son Fils (Jean de la Croix : « Una palabra habló el Padre, que fue su Hijo »). On devrait en prendre un exemple, éviter tout mot désincarné.

Comment le noumène perturbe le phénomène ? - captation par des sondes ou captivation par des ondes. Une lame de fond, une âme de forme.

Pour faire avaler leur charabia cacographique, les philosophes évoquent la science, les théories, le langage, tandis que je soupçonne l'essentiel de ces choses indigestes être dû aux mauvaises traductions du grec en latin. Que l'aphasie pyrrhonienne nous manque, pour nous moquer du mot être flexible à volonté !

Dans le cycle antique, mystère - problème - solution, le mystère retrouva son sens originel d'un simple métier. Tout mystagogue devint problem-solver. Rien de cyclique, ni sacrifice ni fidélité ni chutes, - qu'une exécution linéaire de plats algorithmes : la coutume imitant la raison et limitant l'inspiration (« Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l'inspiration » - Pascal).

Tout avis commun, la doxa, peut gagner en intérêt moyennant une bonne traduction en para-doxe.

Dans la perception d'un énoncé, le mouvement - des mots vers le sens - en termes d'intérêt ou d'intensité, peut être ascendant, plan ou descendant. Tantôt on confère l'expression et tantôt on la remplit. Sur cette échelle, la poésie et la philosophie sont aux antipodes.

La poésie est incompatible avec l'humilité et la compassion, ces valeurs chrétiennes ; elle est fierté et souffrance sacrée, elle est païenne. Quand le feu des autels parvient jusqu'aux dieux, ils accordent aux mots poétiques immolés des réincarnations ou des résurrections, dans un genre prosaïque. La poésie engraisse la prose.

Autant de modèles, énonciateurs ou contextes - autant de significations. La signification unique des énoncés, proclamée par les phénoménologues, est un fantôme, impossible dans ce monde hanté par la polysémie et l'amphibologie. Toutefois, de gros invariants sont propres aussi bien aux modèles qu'aux situations et aux langages du genre humain, et un noyau dur des significations existe bien.

Dans l'écrit, je veux rester tonique ; je dois franchir plusieurs tests de qualité, avant d'exhiber mes sentences ; la tonicité peut et doit provenir des objets évoqués, des mots choisis, des idées émergentes, de mon tempérament – une seule de ces sources désavoue mes mots, et je peux être certain de leur défectuosité.

Les chemins d'accès à l'objet sont très loin du réel, de l'être et même de la représentation ; ils sont un phénomène stylistique, mettant à l'épreuve nos goûts et nos interprètes mentaux, ils reflètent le regard du sujet. Dire que « l'accès à l'objet fait partie de l'être de l'objet » (Levinas), c'est reconnaître la misère de la vision phénoménologique du langage, vision ignorant le regard.

Le mot emporté par un bon souffle et gonflant une bonne voile - le rêve du naufragé des idées, au fond de son épave.

La vraie hauteur, comme la vraie fierté, commence par l'inintérêt pour le comparatif, l'ironie du superlatif, le désengagement face à tout adjectif, l'entente avec un substantif nu, sans cuirasse verbale.

Dans l'espace verbal, l'éternel retour est une réfutation de Flaubert et de sa façon finale et parfaite de décrire un porte-allumettes (après - gloire et éternité - Valéry) : en polissant mon verbe, par le paradoxe, l'ironie, la négation, je finis par me retrouver avec le message initial, le vitalisme se jouant du verbalisme. Et Kant se retrouve, lui aussi, du côté des peintres de porte-allumettes : « Dans l'art, il ne s'agit pas de représentation d'une belle chose, mais de la belle représentation d'une chose » - « Im Kunstschönen handelt es sich nicht um eine Darstellung von einem schönen Ding, sondern um eine schöne Darstellung von einem Ding » - celui qui représente est rarement un peintre.

On commence dans l'étendue des chutes - Logos astral, le Verbe, le mot ; on continue dans la profondeur ascensionnelle - le mot, le Verbe étoilé, Logos ; on aboutit à la hauteur des ruines - Logos, le Verbe et le mot ombreux, couchés sur le papier, face à l'étoile immobile. On devient enfant tombé du ciel, astro-lapsus, tel l'enfant d'Abélard.

Seule la Naturphilosophie garde encore une trace de l'origine du mot nature. En russe, при-рода, nous rappelle, qu'il s'agit de ce qui accompagne toute naissance. Tandis que la phusis grecque parle déjà de croissance.

Même en matières théoriques la vue cède à l'ouïe et aux choses vues, au culte des déjà-vu et encore-entendu. Pourtant, théorie signifierait je vois Dieu.

La mathématique est la seule science, où le conceptuel coïncide presque d'avec le langagier et où les modèles ne représentent pas la réalité, mais sont des produits de notre esprit. Et les représentations algébriques sont beaucoup plus élégantes que les représentations empiriques. Hélas, la beauté des constructions mathématiques ne peut pas être rendue dans une langue naturelle.

Le mot n'est pas une pièce dans le jeu d'échecs, mais une allusion, pour qu'on se concentre sur un aspect de la position échiquéenne, l'action et le succès relevant de nos modèles et non de nos verbes.

L'idéal de l'écriture : chercher à donner au poids des mots la fonction des ailes. Le ratage : le poids continue à tirer vers le bas les idées ; la victoire : une aspiration vers le haut, aspiration devenue en elle-même une idée.

Les sym-boles naissaient par la résignation : en brisant un sceau en deux, sur terre, pour les réunir au ciel. Le diable unit sur terre, pour nous cacher le ciel : sumbolon - diabolon.

Exemple d'un éternel retour : la vérité de Dieu se muant subrepticement en dévoilement de l'être (aléthéia - éclaircie - vérité). Pitoyable est le dévoilement qui se voile ; on devrait ne cacher que les contraintes et non pas l'être.

Dans un écrit de fiction philosophique, il y a toujours deux facettes : des idées ou des mots, l'universel ou le personnel, le savoir ou l'auteur. Deux types de faiblesse de ma plume : lorsque les idées datent – manque d'attachement, ou date l'auteur – trop d'attachement.

Le mot libre s'apparente aux rythmes, l'idée des esclaves - aux algorithmes. Le déclin des grands mots accroît le pouvoir de la petite pensée, comme le déclin de la grande pensée accroît le pouvoir des petits mots. Être petit, c'est être collectif. Quand la mesquinerie touche aussi bien les mots que la pensée personnels, l'exclusive est encore plus flagrante.

La langue, dans son enfance et dans l'enfance de ses porteurs, est poétique et musicale ; elle vit des commencements, des surprises et des découvertes. Son âge adulte la réduit, de plus en plus, à une prose finale : « L'algorithme est la forme adulte du langage » - Merleau-Ponty - heureusement, il restent quelques poètes, ces enfants du langage et du rythme.

La première fonction du langage est la requête du modèle, non de la réalité. Plus on est intelligent, plus près du moi, et plus détaché de la réalité, est le modèle. Et je finis par remonter du mot vers sa source intérieure en moi au lieu d'en chercher une projection extérieure.

Le langage n'est qu'une machine au service du désir : celui d'accéder (souci, focalisation, soupçon, intentionnalité) aux choses (les pragmata visées par des pathèmata) et celui de les évaluer (substitutions, hypothèses, modalités, valeurs de vérité).

Tout mot, renvoyant à un concept, aurait dû être accompagné d'une liste de concepts antonymes, pour que nos interprétations soient sensées (l'affirmation ne valant que par ce qu'elle nie…) ou efficaces. Dressez cette liste interminable, pour penser et être, et vous vous rendrez compte du creux béant du cogito. Et la notion de différance de Derrida y est la bien-venue, elle serait « un tissu de différences », à la base d'un discours bien bâti.

Les meilleurs enthousiasmes ne sont ni réalisables ni verbalisables ; pour vous y inviter, verbalement, le stratagème le plus efficace est, que le mot se moque de lui-même ; c'est le secret de l'art extatique de Cioran.

L'orthographe, créatrice de belles pensées : mettez l'accent grave dans le ou de : « Il est libre ou il n'est pas » ! « Le bonheur est là où tu n'es pas »** - Schubert - « Dort, wo du nicht bist, da ist das Glück ».

Le genre des mots âme et esprit est le même dans toutes nos langues - nos vibrations et élévations se ressemblent. Mais non nos chutes, puisque le cœur est féminin en anglais et neutre en allemand et russe.

Aucun moyen de te singulariser dans l'être ; il reste « le mot, pour te multiplier dans le néant » (Valéry).

Trois types assez nets de philosophie : autour des substantifs, adjectifs ou verbes. Comparez ce qu'on bâtit autour de intensité, intensif, intensifier : l'ennui ravi, l'ennui rivé, l'ennui crevé (Wittgenstein l'a très bien vu : « Il serait intelligent de diviser un livre traitant de philosophie par parties de discours » - « Es wäre vernünftig, ein Buch über Philosophie nach Arten von Wörtern aufzugliedern »). Le malheur du verbe est sa fâcheuse tendance de s'incarner, de se substantiver et de promettre des transfigurations, voire des résurrections, au milieu des pronoms désarticulés et crédules.

Le mot est défini par la triade – ses relations avec la réalité, la représentation et la langue ; un métèque peut maîtriser parfaitement les deux premières facettes, mais tant de nuances purement langagières lui échapperont à jamais ; tant de ses idées aériennes dégringoleront à cause de la lourdeur de ses mots désarticulés.

Précautions à prendre avec l'ondoyance syncrétique : on n'y sait jamais, avec qui on veut s'entendre, - avec les crétins chrétiens ou avec les Crétois menteurs.

La vivacité d'un discours est fonction d'audace des hypothèses et de pittoresque des chemins d'accès aux objets ; le calme n'y a pas beaucoup de place, il sied plutôt à la représentation qu'à la donation de sens. « Aux turbulences des hypothèses nous préférons une calme énumération de faits du langage » - Wittgenstein - « Statt der turbulenten Mutmaßungen wollen wir ruhige Erwägungen der sprachlichen Tatsachen » - comme si les faits du langage étaient libres de la formulation d'hypothèses turbulentes !

Le terme de déconstruction se justifie sous deux angles : la même réalité se représente différemment par des personnes différentes ; le même discours peut s'interpréter différemment, dans les contextes des représentations différentes ; donc, ne se fier ni à la réalité trop silencieuse ni au langage trop bavard - (re)bâtir des représentations (aboutissant à une hétéronymie conceptuelle et langagière).

En grec, la mystique de l'Un se greffe, le plus naturellement du monde, sur la branche poétique, à la métaphysique de l'Être, le verbe être (estin) y provenant du nombre un (l'article indéfini s'en mêlant majestueusement, cela débouche sur le bronze fêlé canonique du : « Ce qui n'est pas un être n'est pas non plus un être » - Leibniz ; les Allemands devinrent facilement friands de ce calembour, car une innocente substitution de lettres fait de Eins - Sein ; le nom du Dieu hyperboréen, Odin, signifie l'Un, en russe - один). À comparer avec la mystique du nombre cinq, grâce à son voisinage phonétique : penta - panta.

L'intuition gréco-latine, tout en ignorant le nombre zéro, nous a composé quelques hosannas lyriques au néant. Semblablement, l'imagerie allemande du devenir doit beaucoup à l'emploi auxiliaire de ce verbe. Dieu est dans l'opération et non pas dans les opérandes, et donc son devenir est son être - et le retour éternel de Nietzsche est le devenir, avec la même ambition.

Trois vues du langage, à partir : de la réalité, du modèle, de la langue. La première, pragmatique (sciences humaines) - la plus vaste et vague ; la deuxième, conceptuelle (mathématique) - la plus haute et ouverte ; la troisième, fonctionnelle (linguistique) - la plus profonde et fermée.

Les rapports entre le mot et la pensée sont du pur érotisme ; le mot est un excitant, qui donne au corps d'une pensée des contours et des profondeurs à caresser ou à explorer. Et K.Kraus s'avoue incompétent : « La langue est la mère et non pas la maîtresse de la pensée » - « Die Sprache ist die Mutter, nicht die Magd der Gedanken ».

Cette erreur irrécupérable de Mallarmé ou de Wittgenstein - la dissociation entre la langue et ses références extérieures, la source du sens soi-disant gisant dans la langue même. Toute image tropique - dépassant la musique et l'usage - naît déjà dans l'interprétation et celle-ci se fait dans le contexte d'un modèle et non pas d'un banal dictionnaire. Référence, vérité, sens, ces concepts de Frege, furent énoncés dans un mauvais ordre, avec de fausses symétries et analogies.

Quand on est ailé, aller veut dire haler sans héler.

La connaissance des mots ne conduit guère à la connaissance des choses (quoiqu'en pense Platon), mais elle sert à formuler de bonnes requêtes au sujet des choses connues.

L'unité sémantique première n'est ni le mot ni la proposition (Frege et Wittgenstein), mais la référence d'objet, de valeur ou de relation, qu'il s'agit d'unifier avec la représentation.

Une très curieuse coïncidence entre mes deux tâches philosophiques centrales – la consolation de l'homme et la réflexion sur le langage – et deux sortes de l'être heideggérien – le souci de l'être-pour-la-mort (Sein-zum-Tode) et le dévoilement de l'être hébergé par le langage (Haus des Seins).

La poésie est l'alternance inaliénable de sens et de sons, l'hésitation prolongée entre les deux. Privé du son, le mot n'est ni psychologue ni botaniste. Privé du sens, il peut toujours créer un état d'âme ou dessiner une fleur inédite.

La parole écrite, cette héroïne de l'humanité en détresse, sera déchue comme l'héroïne ou l'opium, par l'humanité sans ivresse. Sa seule drogue sera le chiffre zéro, le moins sobre des chiffres.

Éviter cette sottise évangélique - le mot serait un grain s'épanouissant en fonction du sol récepteur ; la semence est un leurre, ton mot doit être un arbre, enraciné dans le souvenir des hommes de ta race, portant des fleurs à offrir, dessinant des cimes à donner le vertige. Que les moutons, les pourceaux et les chiens trouvent un autre prétexte, pour s'y arrêter ne devrait pas te préoccuper.

Avoir son visage, sa propre personnalité s'opposerait au port de masque. Pourtant, personne, de per-sonare, ne fut qu'un masque du rituel étrusque, pour célébrer Per-séphone ! Ses héritiers païens en portaient un nouveau à chaque occasion guerrière, frivole ou ludique. Et même le Dieu chrétien, en porte trois !

L'ambigüité du verbe français réfléchir - refléter ou raisonner, représenter ou interpréter - fait, que la barbarie de la réflexion de G.B.Vico (la barbaria della riflessione) s'appliquerait aussi bien à sa topique qu'à la critique cartésienne.

La mauvaise philosophie tente d'ériger un édifice sé-curisé, à l'abri du souci. L'ironie y joue le rôle du temps, pour effacer toute trace de certaines constructions et réduire le reste, du souterrain à la tour d'ivoire, au noble état de ruines, où tout souci de chauffage, d'éclairage et de tout-à-l'égout incombe à ton étoile, le souci de minuit devenant indiscernable de l'insouciance de midi.

C'est la part du langage qui rend radicalement différentes les facultés représentative et interprétative : la topique se forme hors la langue et la critique se formule dans la langue. Ce que ne comprirent ni F.Bacon : « Inventer ou juger est une seule et même opération de l'esprit » - « what is sought we both find and judge of by the same operation of the mind » ni Goethe : « Tu es l'égal de l'esprit que tu comprends » - « Du gleichst dem Geist den du verstehst ».

L'esprit file à l'anglaise de tous les défilés, processions et manifestations de rue.

Je ne peux vivre dans la langue française, je ne peux que m'y pétrifier, m'y graver. Je lui survis, comme les ruines survivent au Château en Espagne, que personne n'aurait jamais habité. « Ce qui vit dans la langue, vit avec la langue » - K.Kraus - « Was in der Sprache lebt, lebt mit der Sprache » - ma cohabitation, en fantôme visitant sa maîtresse, veut se réduire aux furtives caresses, loin des cuisines et des garde-robes, près d'un toit ouvert sur les étoiles.

Il faut lire ce livre, comme on lit une poésie étrangère (où d'abord s'imposent le son, l'allusion et la frontière) : l'abstraction surgissant avant la chose et même rendant celle-ci inutile.

Ils réduisent la vie aux gérondifs (Bergson, Ortega y Gasset) ou aux participes (Marx, Sartre), aux aspects ou aux respects. La vie est la recherche de verbes-interprètes, intemporels et iconoclastes, et qui mettent en musique les choses-notes muettes, qui s'inscrivent dans l'esprit et les yeux.

Des perles types des tenants de chaires : « L'en-soi n'a pas à être sa propre potentialité sur le mode du pas-encore », « L'essence du posé-là est ce qui se tient rassemblé en soi-même, et qui entrave par l'oubli la vérité de son propre advenir à la présence », « L'histoire de l'être comme présence à soi dans le savoir absolu est close » ou encore « La philosophie s'enracine dans ce lieu insituable : la différence entre la structure mineure, nécessairement close, et la structuralité d'une ouverture ». Et personne n'ose éclater de rire. Ce n'est pas de l'obscurité poétique à la Héraclite, c'est la gratuité des combinaisons aléatoires et mécaniques de termes indéfinissables, et qu'un ordinateur cracherait par milliards, suivant un banal algorithme syntaxique.

Tout philosophe devrait s'interdire l'usage ontologique du verbe être (que le Stagirite ne daigna même pas mettre à côté des trois monstres : avoir, agir, pâtir, et que Lulle négligea dans ses neuvaines ; l'ontologie occidentale existe « à cause de la forme du langage indo-européen »* - Valéry). Inexistant en chinois et en japonais, fantomatique en russe, amputé de sa fonction copulative en arabe (wjd), ambivalent en espagnol et italien (l'essentiel ser-essere et l'accidentel estar-stare), envahissant en grec et allemand, il est un moyen immédiat de dépistage de la logorrhée.

Les hommes pensent, que les objets sont définis par des mots, tandis que c'est le contraire qui est vrai, aussi bien en poésie qu'en mathématique : les mots se définissent par les, ou mieux - s'attachent aux - objets.

L'arbre de philosophie d'amour de Lulle fut condamné à ignorer les cimes et à affaiblir les racines : à côté de vérité - bonté ne pas mettre beauté, à côté de comment - pourquoi omettre qui ne se pardonne ni en profondeur ni en hauteur.

Le langage métaphorique s'oppose à ce qui est sans saveur, que ce soit en mots ou en idées. Tout bon langage conceptuel est métaphorique, qu'il s'agisse de mathématique ou de philosophie. Mais seule la poésie pure peut se permettre le luxe des métaphores refusant toute mutation en concepts.

On atteint la hauteur par l'action conjuguée de deux acceptions du verbe tollere (ou aufheben) : soulever et supprimer - par le filtre éliminant le bavardage étranger du bas et par l'amplificateur élevant ton silence familier vers le haut (par ailleurs, ce que le Sauveur fit de nos péchés : tollit peccata mundi - n'est pas si clair). On devrait apprécier le chiffre sacré de 7, puisqu'en allemand il veut dire filtrer (sieben) et en russe - en famille (семью).

Ces préfixes révélateurs : re-présenter, ex-primer, -montrer, pour désigner les trois actions intellectuelles de base : induire, séduire, déduire. Une topique, une tropique, une critique. Fixer le possible, exhiber le suffisant, s'appuyer sur le nécessaire. Une mémoire, une voix, une voie.

Ni la peinture ni la musique ne peuvent rendre ni mon regard ni ma houle. Et, dans mon soi révélé ou palpitant, le mot n'a rien de palpable à embrasser ni à reproduire ; c'est une ambition bien niaise, que « ton fruit soit copie de toi-même » - Byron - « as our mould must the produce be » ; il n'y a rien à copier - ma création est moi ! Encore que ce soient les meilleurs qui le tentent ; les pires copient les autres ou les choses.

Celui qui ne maîtrise à fond aucune langue étrangère ne voit pas la différence entre le monde réel et le monde qui naît des mots ; il ne peut pas apprécier ce qu'est l'immense liberté du Verbe.

Dire remonte à montrer-indiquer (sagen-zeigen, с-казать) : plus on oublie la voie à suivre, mieux on trouve la voix à chanter !

Le terme de langue couvre trois entités profondément différentes :
- un système de signes faisant abstraction de son usage et comparable en tout point avec un langage de programmation : alphabet, vocabulaire, morphologie, grammaire ; astucieux, rigoureux et délicat, mais sans vraiment de merveilles
- un système bâti au-dessus d'un modèle conceptuel ; un outil de connaissance et de communication ; on devrait parler de langage (« Le langage est relais par signes »*** - Valéry - la plus précise des définitions !)
- un outil d'expression, le modèle sous-jacent fondé sur l'esthétique ; strictement parlant, à chaque usage on y crée une nouvelle langue.

En déconstruisant, ils enlèvent le mortier et les charpentes, pour ne laisser que les briques des mots nus à partir desquels ils espèrent pouvoir bâtir un édifice pur. Tandis que toute la pureté et toute l'architecture résident dans le ciment de l'intelligence et dans l'ossature du style. Mais cette démarche se justifie en recherche de fondations, de commencements, pour nous débarrasser des épaules de géants, sur lesquelles reposaient peut-être nos positions ou nos constructions. En acceptant, éventuellement, de se retrouver dans des ruines, ce niveau zéro de la création.

J'écoute le maître du son, Dionysos, mais c'est le maître du mot, Apollon, qui jugera ma copie - ne pas penser aux notes ! Penser au Maître du Verbe stigmatisé, au Crucifié !

Le sens d'un mot (à part les mots grammaticaux) est une chose banale : c'est une étiquette attachée à un objet ou à une relation du modèle. Rien à ajouter, tout cratylisme est niais. En revanche, le sens d'une requête est une chose bien délicate : l'analyse syntaxique, la génération d'un arbre sémantique dans le modèle (d'une réponse à la requête), la confrontation pragmatique de cet arbre avec la réalité modélisée, débouchant sur le savoir ou sur l'action.

Les deux Cratyle, celui de Platon ou celui d'Aristote, celui qui lève le doigt, avec un nom unique aux lèvres, ou celui qui le baisse, pour que le nom sélectionné soit le plus proche de la réalité terrestre, - produisent du silence ex aequo ou du bruit-écho, tandis qu'il s'agit de composer de la musique - le mot-maître doit faire danser l'idée-servante.

Il n'existe aucun passage direct du signifiant (langage) au signifié (réalité) ; entre les deux il y a toujours au moins trois étapes, extra-langagières et extra-réelles : l'accès aux objets (langage-modèle), la démonstration de la véracité de la requête (interprète-modèle), la recherche du sens (modèle-réalité).

Dans toute tentative d'insuffler la vie aux mots, il y a une part du travail d'empailleur. Tout portrait, vu sous un certain angle, est un épouvantail ; mais ton champ doit être profondément labouré et porter de la bonne graine, prometteuse de hauteur.

Il y a des langages de représentation, des modèles, et des langages à proprement parler, des langages d'interprétation, des discours. Le réel se reflète dans des modèles et se creuse dans des proférations. Il faut donc voir le réel à travers un modèle et lire le réel comme un texte.

Le verbe être dans l'intelligence artificielle (ou épistémologie appliquée) : il peut être syntaxique - par dérivation ou instanciation, sémantique - par attribution ou liaison, pragmatique - par rection verbale associée aux liens. L'être ontologique s'ensuit d'un attachement syntaxique réussi. Tout cela est parfaitement opératoire, à comparer avec le délire verbal sur ce sujet chez les penseurs, qui en torturent les modes, temps et aspects.

Être et exister – deux verbes perfides, aux innombrables acceptions. Même dans le cas le plus simple, celui des rapports entre l'essence et l'existence, des ambivalences pullulent : être en tant qu'avoir réussi à passer à l'existence ou être ceci ou cela (des accidents), exister en tant qu'instance (objet) ou exister en tant que manifestation (action) ? En combinant ces acceptions (quatre combinaisons), on peut arriver soit à l'équivalence soit à la précédence de l'un des protagonistes – essence ou existence – sur l'autre. Le problème est du pur verbalisme.

Trois domaines, dans lesquels se définit l'existence : dans la réalité, l'essence, ce sont des contraintes que vérifient les objets, – déjà existants ! - et l'existence, ce sont les pourquoi et comment, accompagnant les vicissitudes des objets ; dans la représentation, l'essence, ce sont des contraintes que doivent vérifier les candidats à l'existence, et l'existence, c'est le constat de la réussite des candidatures ; dans le langage, l'existence, c'est la présence dans un vocabulaire, accompagnée d'une définition de son essence.

Il n'y a que deux types de véritable négation : non X (où X est référence de valeur, d'objet ou de relation) et il est faux que X (où X est une proposition) ; ce qui se traduit par : être différent de X et il est impossible de prouver que X. Le français est plein de fausses négations (qu'on appelle syntaxiques - restrictives ou qualificatives) : ne … que, ne … point, ne … guère, ne pas + inf., nullement, aucunement. Et lorsque le temps s'en mêle, ça donne des curiosités comme : « Les Russes ne seront jamais vraiment policés, parce qu'ils l'ont été trop tôt » - Rousseau.

Plus une orthographe s’éloigne des sons et embrasse, servilement, l’étymologie ou la syntaxe, plus elle est prise, par les ignares, pour un signe de culture et plus elle se rapproche de la bêtise et de l’absurdité. En trois jours on apprend l’orthographe italienne, en trois ans - la française.

De l'orthographe : le savoir approfondi s'honore d'un point final ; la connaissance rehaussée prend un point d'exclamation ; « l'élargissement du savoir débouche sur un point d'interrogation » - H.Hesse - « die Vermehrung des Wissens endet mit Fragezeichen ». On sait ce qui plie ce point d'interrogation, plutôt plat, en point d'exclamation, plutôt élancé : « C'est en hauteur que le savoir doit déployer son défi, auquel se dévoile toute la puissance de l'être-caché de l'étant » - Heidegger - « Das Wissen muß seinen höchsten Trotz entfalten, für den die ganze Macht der Verborgenheit des Seienden aufsteht ».

Le trope, et non pas le concept, est la notion, qui aurait dû être au centre de la réflexion philosophique sur le langage. Les concepts sont la chasse gardée de la science. Le philosophe devrait être plus profond que le linguiste et plus haut que le savant ; au lieu de cela, il patauge dans des platitudes pseudo-conceptuelles.

Rêver, c'est laisser vibrer des images en deçà des paroles. Le mot est fait des images fixées au-dessus des rêves pétrifiés. Le poète tente souvent l'inverse : « L'image est formée des mots qui la rêvent » - Jabès. Et, ce qui reste inexplicable, le plus beau mot est rêvé par des pensées endormies.

Rapprochements inacceptables : les sens et le sens, Sinn et Sinne. En anglais et en russe, ces mots ne se touchent pas, s'excluent.

Je deviens écrivain, quand je comprends, que ne vivent, sur mes pages, que des noms. Les choses n'en peuvent être que des rêves.

Ton séjour non-sanctionné sur un banc des accusés se voit appuyé par le souvenir, que crimen signifiait déjà chef d'accusation (d'incrimination).

Où peuvent se trouver - si elles existent ! - ces fichues idées platoniciennes ? Dans la réalité ? Dans le modèle ? - Non, presque exclusivement (sauf quelques constantes eidétiques - en physique, en chimie, en biologie) - dans le langage ! C'est à dire dans un outil de critique et non pas de topique. Ni représentation, ni interprétation, mais requête. « Le passage de la vie dans le langage constitue les Idées »** - Deleuze. Les universaux, en revanche, ne sont ni dans la réalité (universalia ante res - le réalisme platonicien), ni dans le langage (le nominalisme médiéval), mais bien dans le modèle (universalia in rebus - les impressions de l'âme aristotéliciennes). Quand on comprend, que non seulement les relations, mais aussi les propriétés et les attributs peuvent être représentés en tant que classes, toute discussion sur le lieu de leur existence devient superflue.

Le Verbe est la source, dont on ignore le lieu de naissance, et dont peuvent, hélas, se passer nos misérables paroles, grâce aux progrès de l'eau courante de la Cité. Qui meurt encore de soif auprès de la bonne fontaine ? Que les sots repus proclament tarie, tout en s'affairant auprès de leurs robinets mécaniques. Les hommes perdirent leur éternelle jeunesse, cadeau de Prométhée, car l'âne, qui la transportait, ne put résister à la soif, près de cette fontaine ; la jeunesse fut donné au serpent, gardien de la fontaine, et les hommes finirent par se rapprocher de l'âne. L'eau et le feu ne réussissent pas bien aux hommes : les abattus s'accrochent à la terre, et les enthousiastes - à l'air.

La fonction cognitive du langage comprend et l'expressive et la communicative (W.Humboldt) : du silence (l'absence de sujet) on peut passer au monologue ou au dialogue, en introduisant le moi ou le toi, la métaphore ou les contraintes. Une tâche particulièrement facile en russe, où ego (его) veut dire lui.

La haute création, la poïesis, sera toujours de la traduction, de la mimesis. Le jardinage divin du mot vivant sera au-dessus de l'artisanat (démiurgie), de la tekhné, de l'idée mécanique. La fidélité chevaleresque au mot vulnérable ou la maîtrise intéressée de l'idée : « Ton chevalier, ton artisan jaloux, te portent leur prière, ma douce langue ! » - Nabokov - « Так молится ремесленник ревнивый и рыцарь твой, родная речь ! » - et que ta prière ne se confonde jamais avec le sermon.

L'écriture – une cohabitation, conflictuelle et forcée, entre la mimesis du mot-étiquette, collé à l'être commun, et le logos du mot-image, émanant du devenir personnel.

La raison visant les prémisses de l'âme ; l'âme arrivant aux conclusions de raison. Entre les deux - l'arbitraire du langage.

Deux défauts d'écoute privent mon discours de toute musicalité : que je n'entende plus la voix de l'inexistant, ou que la traduction, c'est à dire l'interprétation, soit exclue de mes échos. Il ne me resteront que des références mécaniques de quelques morceaux d'algorithmes, dictés par des robots. « Parler, c'est traduire - d'une langue angélique en une langue humaine, de la pensée vers les mots » - J.G.Hamann - « Reden ist übersetzen - aus einer Engelsprache in eine Menschensprache, Gedanken in Worte » - seulement, l'ange ne parle ni en pensées ni même en notes, mais en appels inaudibles, indicibles, qu'il s'agit de traduire.

Je lis cette traduction cathédralesque de Spinoza : « La liberté s'oppose à la contrainte et non à la Nécessité » - monumental, beau et faux ; j'échafaude une savante réplique, du genre : la liberté est peut-être une nécessité extérieure ; la contrainte doit être une nécessité intérieure (tout en remarquant, au passage, le gouffre entre nécessité-loi et nécessité-besoin) ; au dernier moment je m'avise, que ce qu'on cherche à traduire est le tout bête : « Deus ex solis suae naturae legibus, & a nemine coactus agit » (« Dieu n'agit que selon les lois de Sa nature, sans que personne ne L'y contraigne ») - mesquin, laid et juste - et m'éclate de honte et de rire… Ce rire tourne au jaune, lorsqu'ils nous apprennent, que le spinozisme est la lumière de la vérité, qui mène de l'angoisse d'une fausse vie à la joie des hommes libres… Un rat de bibliothèques - en sauveur des aigles, des chouettes ou des rossignols !

La fantaisie, maintenue par l'harmonie et guidée par la fantasmagorie, - une fantas-harmonie.

Les liens entre ton sentiment et les mots, qui lui sont consacrés, devraient n'être qu'allégoriques. Quand ils prétendent être isomorphes ou univoques, on peut être certain de leur imposture.

Le mot très en vogue, ces jours-ci : terrorisme ; comment verrais-je l'homme, qui s'adonnerait à cette activité ? - libre, considérable, courageux, illimité. J'avoue avoir aligné ces adjectifs, après l'atterrante aberration de Chateaubriand : « Je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné que le terroriste » ! Mais nous sommes d'accord sur la place qu'il mérite - le cachot.

Tous les poètes français d'avant Aragon furent terrorisés par l'orthographe, dans la recherche de leurs rimes ; ils vous parlent de musique (Verlaine), de voix (Valéry), de chant (Musset), d'ivresse (Rimbaud), tandis qu'on dirait, que c'est la présence de ces misérables e muets ou de consonnes imprononçables, qui les préoccupe au premier chef…

Tant de poésies françaises, dans lesquelles c'est un dictionnaire, et non pas l'oreille, qui cherche des échos. Des rimes pour l'oeil ! Que dire d'une poésie, où voie lactée est interdit à cause d'un e muet ? Voyez l'équilibristique orthographique de La Fontaine : « les pensERS vulgaires ».

La formule et l'image sont présentes dans toute parole, mais l'abus unilatéral d'une d'elles produit l'ennui ou le bavardage. Il faudrait, qu'il n'y ait « aucune formule exprimée qui ne soit une belle image » - Plotin.

Encore une aberration dimensionnelle d'origine teutonne - l'image d'abîme (Abgrund), associée, bêtement, à la recherche de causes premières (Grund). Kant et Nietzsche passèrent par là, pour nous détourner de la hauteur, cette vraie source, qui entretient les meilleures soifs.

Arc, en grec, bios, est homonyme de vie ; l'art est possible grâce à sa bonne tension ; les cibles atteintes quittent la vie et rejoignent les archives ! « L'arc : son nom, vie, ce qu'il fait, mort » - Héraclite. On peine à admirer la corde tendue, sans avoir constaté une mort qu'elle ait infligée ; Dieu, serait-Il, Lui-même, à ses heures sombres, un archer et un poète ? - « À la mort d'un homme, un chapitre est retranscrit en un meilleur langage »** - J.Donne - « When one man dies, one chapter is translated into a better language ».

La musique naît de la rencontre entre, d'un côté – les instruments et les interprètes (le langage), et de l'autre – la partition et l'orchestration (la représentation). C'est le rôle décisif des premiers qui fait pressentir la poésie et la hauteur ; la priorité des secondes est propre de la philosophie et de la profondeur.

Le plumitif médiocre : je maîtrise l'essentiel, dont le mot n'est qu'un mercenaire malléable à merci. Un maître : la terreur devant l'essentiel intraduisible et l'adhésion servile à ce révolté de mot, en vue d'un nouvel esclavage. « Ce n'est pas moi qui maîtrise la langue, c'est la langue qui me maîtrise complètement. Elle n'est pas la servante de mes pensées » - K.Kraus - « Ich beherrsche die Sprache nicht ; aber die Sprache beherrscht mich vollkommen. Sie ist mir nicht die Dienerin meiner Gedanken ».

La langue n'est fidèle qu'au modèle, au-dessus duquel elle est bâtie ; face à la réalité, tout langage est ésopique ; et le poète est celui qui contourne le modèle et s'adresse directement à la réalité, en préférant « la vicissitude du tâtonnement à l'éloquence du fait »** - Pasternak - « красноречью факта превратности гаданья », les «faits» faisant partie du modèle.

Deux raisons poussèrent Socrate à répugner l'écriture : l'horreur du développement (auquel succombe son élève infidèle) et l'absence de noms pour tout ce qui compte le plus dans la vie (et dont l'autre fait des Idées). Et le genre aphoristique d'Héraclite, fut oublié au profit des bavards…

Du minimum au maximum : la maxime, qui se fixe au firmament, part d'aphorisme (apo-horizon), qui s'arrache à l'horizon, et passe par apo-phthegme, redresseur des mots, pour devenir une forme de l'éternité (die Formen der Ewigkeit - Nietzsche).

La littérature moderne, si grégaire, banale et servile, devrait s'appeler : choré-graphie. D'autant plus que plus rien n'y danse ; elle n'est faite que pour marcher.

Quelle perte pour le vocabulaire des têtes défiant les forums, le mot catégorie, avec ses acceptions ternes et sans relief, tandis qu'il aurait pu signifier - contre-agora !

Sans idées charmeuses et séduisantes, le mot n'atteindra pas une pénétration. Mais sans le mot viril, tout charme des idées se fane si vite.

L'illusion de la pensée soi-disant dialogique naît du large partage du langage ; le soliloque semble être le vrai berceau de la pensée, et la pensée conçue ne doit sa congruence avec la pensée perçue que par la tribalité du langage.

Quand je vois, que ad-miration vient du regard, Be-geist-erung - de l'esprit et вос-хищение - de la hauteur, je comprends une part significative du caractère national.

Le français est une langue de l'être, l'allemand et le russe – celles du devenir. Pourtant il y a plus de Parménide allemands ou russes qu'en France, où l'on préfère, à juste titre, Héraclite.

Aucune relation transitive n'existe dans la triade langage - modèle - réalité (interprétation - sens, ou valeurs - significations). Valéry confond transitif et transitoire.

Quel est le degré de mon arrogance, si je me prends pour un Dieu ? Les réponses varient, selon les traductions de St-Paul : je m'en saisis (something to be grasped), j'en fais mon butin (proie à s'approprier), je commets un larcin (Raub, хищение). D'où le degré de la paix de ma conscience.

Nos organes des sens sont si miraculeusement bien adaptés pour saisir la réalité, que, chez les Grecs, les mots penser, déceler, savoir, percevoir, connaître sont de parfaits synonymes. Les pédants, qu'ils soient philologues ou philosophes, ne le comprennent pas et érigent d'infinies arguties autour des nuances, inexistantes chez les Anciens.

C'est en latin que j'aurais dû chanter la hauteur comme je la sens : avec altitudo on n'est jamais sûr si on a affaire à la hauteur ou à la profondeur, et c'est le thème essentiel du Cimetière Marin de Valéry, où le toit tranquille n'est autre que la surface de la Mer, avec les deux Azurs, en hauteur et en profondeur, chantés jadis par Lermontov.

On reconnaît le vrai auteur par la place, qu'il accorde aux pas intermédiaires, aux passages entre le n-ème et le n+1-er pas, ou bien aux premier et dernier. Ou bien l'augmentation (augeo) ou bien la création (auctoritas), il faut choisir. La priorité ou la primauté.

La langue apporte autant à la hauteur d'une écriture que le muscle à la profondeur d'une volupté : presque rien, mais c'est par ce rien que tout le reste perce.

Le sobre partisan de l'objectivité dénonce l'ivresse du subjectif ; mais il ne voit pas que, tous les deux, ils aboutissent aux mêmes modèles, et que la seule chose, qui les distingue, c'est le langage catégorique du premier et le langage métaphorique du second. L'oubli ironique de l'Être intouchable n'a aucune influence sur l'édifice de l'Étant ; c'est le langage qui en fait caserne ou ruines, étable ou souterrain, langage, qui serait (l'architecture de) la demeure de l'Être (Heidegger).

On ne peut opposer au langage que la pensée ou l'émotion. Il tient en respect la première et même en triomphe, souvent, haut-la-main, mais il se décourage devant l'ineffabilité désarmante de la seconde. Mais sans ces retentissantes défaites il n'eût jamais appris à produire de la pensée et de l'émotion.

La chose et le mot (avec le concept, qui se glisse entre les deux) sont deux facettes de l'étant ; et l'oubli de l'être (celui qui est source de tout), dont s'indigne Heidegger (ou, avant lui, Bakhtine : « La philosophie première, celle qui porte non pas sur les phénomènes de culture, mais sur l'être, tomba dans l'oubli » - « Первая философия - учение не о культурном творчестве, но о бытии - забыта »), cet oubli consiste à n'être respectivement que pragmatique ou poète, être obsédé par le poids des choses ou par la musique des mots, être guidé par l'intérêt ou par le vertige.

En fait, c'est vrai que, quelque part, au niveau de la résilience réactive et du pouvoir d'achat, ça fait du bien de saisir les opportunités, qui se présentent, et, du coup, c'est très important parce qu'on n'est pas forcément au courant d’un certain nombre de magouilles de ces cons, qui nous emmerdent - c'est ainsi qu'écriront, et écrivent déjà, les prix Goncourt. La langue des poilus fut plus riche et plus expressive, et leur sensibilité – plus délicate, que ce qu'exhibent ou gribouillent les houellebecq.

Chez tout lecteur il y a trois sujets : le parlant, le pensant, le sentant ; l'idéal serait qu'ils lisent simultanément. À l'époque classique, l'ordre privilégié fut : le pensant, le sentant, le parlant ; à la romantique - le sentant, le pensant, le parlant ; à l'époque barbare moderne - le parlant, le pensant, le sentant, la lecture s'arrêtant, le plus souvent, avec le premier. Et ce livre sera victime de cet ordre des goujats.

Ce qu’on dit, c’est-à-dire des assertions, est, le plus souvent, commun ; ce qui compte, c’est comment on le dit, le style, c’est-à-dire l’élégance, l’ironie, l’intelligence.

Normalement, justement, finalement, sincèrement, simplement, franchement, effectivement, forcéement - quand on voit la hideuse mutation qu'apportent ces avortons à la dégénérescence langagière générale, on adhère à la haine, que Cioran porta à l'adverbe.

D'étranges trajectoires de femme, en anglais : wife (wif, Weib) voulant dire, d'abord, être féminin, puis, fondu avec homme, wif-man, débouche à woman, enfin, une belle carrière de faiseuse de pain, laf-di (loaf - Laib - хлеб) devenue lady.

Comment voit-on la force au féminin ? - a strong woman, une forte femme, eine starke Frau, сильная женщина - on y voit, respectivement, des qualités managériales ou anatomiques, une volonté d'expansion ou d'autonomie.

Tant de commerce autour des femmes : émancipation, venant de manu capere, une espèce de tope-là des marchands, ou épouse, ayant la même origine que sponsor - une offre commerciale.

Quelle belle science aurait pu être l'astro-nomie, si l'on se souvenait, que nomos signifiait non seulement loi, mais aussi chant ! Et l'on apprendrait non seulement à regarder une physio-nomie, mais aussi à l'entendre. L'éco-nomie, cette morne gestion domestique, nous éloigna du chant, et la loi fit de nous - des robots.

Le rasoir d'Ockham dénonce les disserteurs raseurs pléonastiques, avec leurs arsenaux mécaniques, et justifie les déserteurs racés désertiques, avec leur art des mots laconiques.

Le mot de la langue (sauf les marqueurs logiques) n'a pas de sens lui appartenant en propre ; il est attaché à plusieurs concepts ayant chacun un sens, et le contexte de la phrase permet de réduire l'espace de recherche des concepts plausibles ; derrière le mot, dans la phrase, ce qu'il faut chercher ce n'est pas la chose, mais le chemin d'accès aux choses ou relations, chemin, qui s'y inscrit syntaxiquement ; le mot traduit une volonté subjective du locuteur et non pas une représentation objective. Tous ces points sont compris de travers par Wittgenstein.

Comment comprennent-ils la puissance nietzschéenne ? S'agit-il de pouvoir faire quelque chose ? De faire (die Macht, de machen - faire) quelque chose ? De posséder (власть, de владеть – posséder) quelque chose ?

Le meilleur habit d'une pensée excitante est transparent ; c'est dans la nudité du mot que le contact avec elle me fait retrouver son sens et perdre ma tête.

Pour les Grecs et pour Heidegger, une affirmation devient vraie, lorsqu'elle se débarrasse de voiles, qui la cachaient, d'où le dévoilement (aléthéia - Unverborgenheit) ; l'un des contraires populaires de caché (renfermé), c'est l'ouvert, d'où la perplexité d'un mathématicien, qui découvre l'Ouvert heideggérien, se détournant des limites et convergeant facilement aussi bien vers l'apophatique vérité que vers l'arrogant Être (partant de offen – ouvert et tombant sur Offenbarung – révélation ou dévoilement). Cet Ouvert promet une sortie des ténèbres vers la lumière, tandis que celui de Rilke, au contraire, nous conduit d'une lumière facile au bord de la nuit et du rêve. Le mot dé-claration aurait pu signifier un mouvement, opposé à aléthéia : priver une chose de sa clarté.

Leur sujet, sub-iectum, est jeté en-dessous, plongé en profondeur des objets ; le mien - s'immobilise et plane en hauteur débarrassée d'objets.

L'Ouvert, en allemand (das Offene), signifiait jadis (par exemple, pour Hölderlin) - une libre nature, une hauteur montagnarde ; avec Rilke, le mot prit un sens mystique de l'appel des sources ; Heidegger lui donna une tournure topologique, avec le désir des frontières infinies ; enfin, Celan : « L'Ouvert est un domaine sans frontières, où l'homme se libère de lui-même » - « Das Offene ist der grenzenlose Bereich menschlicher Selbstbefreiung » - confond ce qui est sans frontières (l'infini) avec ce qui n'inclut pas ses propres frontières (l'ouvert mathématique ou lyrique que retinrent les commentateurs français). Chez Heidegger, la confusion avec le verbe ouvrir fait de l'Ouvert une espèce d'aléthéia - des mises en lumière de ce qui aurait été dissimulé.

Être un Ouvert, c'est être ouvert à l'appel de ton étoile, vivre de révélations, plutôt que d'annonciations : révélation - enlever le voile, Offenbarung - rendre ouvert, откровение - se débarrasser du toit. Reconnaître que nos limites mystérieuses sont intouchables et, pourtant, vivre de l'aspiration vers elles, c'est aussi - avoir son propre regard, qui n'est que l'ouverture, faite non pas pour être investie, mais pour investir le monde. Notre intérieur strict n'est qu'un problème de vision, et notre extérieur - une solution visible.

Le silence du mot (taceo) n'est pas silence de l'âme (sileo). « Là où la langue échoue, c'est la peinture qui parle » - proverbe latin - « Quod lingua nequit, pictura fatetur ». Pour une bonne oreille, où s'arrête la langue, commence la musique. Ce n'est pas au non-dit que doit être confié l'indicible, mais au chanté.

Plus vaste est la platitude niée, plus haut est l'horizon qu'on vise ; c'est pourquoi l'Allemand, s'attaquant à toute une contrée (les Philistins) est plus hautain que le Français avec son bourg (le bourgeois) ou le Russe avec sa ville (мещанин).

Tout écrit intime est secret, c'est à dire apocryphe ; en proclamer l'authenticité ou la canonicité, c'est ériger une idole étrangère, se réduire au statut de mouton (agneau) ou de robot (berger).

La représentation est une tâche conceptuelle, où la langue n'intervient presque pas ; la langue y est statique et la conception - dynamique ; l'expression, en revanche, résulte de la confrontation entre une représentation statique et une langue dynamique. Les signes linguistiques s’attachent aux représentations pré-langagières, ce qui prépare la pensée langagière.

En matière des premiers gestes divins, l'opposition la plus fréquente est entre ceux qui penchent pour le verbe ou pour le nom, donc pour la relation ou pour l'objet. La relation semblerait être au commencement, l'algèbre l'y emporte sur l'analyse. Tout algébriste ou linguiste t'y suivrait, seul le poète sait convertir toute relation en chose pour ne réserver la primauté qu'à la hauteur du verbe-relation ou du nom-chose. Scruter les choses est stérile ; c'est le regard sur leurs relations syntaxiques - l'instanciation-appartenance (substance première, ou le suppôt) ou la dérivation-inclusion (substance seconde, ou le modèle) - qui les vivifie.

Avant d'être action, tout écrit est réaction ; rebondir de la chose elle-même devint trop ordinaire, puisque tous les angles de vue furent déjà explorés ; plus prometteur est de rebondir non pas de la chose même, mais, déjà, du regard d'autrui sur elle : pensée de la pensée, géographie avant paysage, paysage avant climat, se servir d'autrui comme miroir, contrainte ou panneau indicateur - tel est l'intérêt principal de mes citations. Stendhal pensait, qu'il fallait « faire son entrée dans ce monde par un duel » ; je m'en prépare la sortie en affrontant toute une coalition de meilleurs escrimeurs. Mais je compte sur l'amitié inespérée de certains de mes adversaires aînés, pour que nos épées tirées se redirigent vers des ennemis de nos princes ou de nos maîtresses.

L'obscurité non-poétique, dans les traductions des Anciens, est, en général, de nature non-philosophique, elle est indéniablement due aux mauvais traducteurs. J'aimerais pouvoir juger de l'énormité des traîtrises de traducteurs, dans la chaîne : le grec d'Aristote, l'arabe d'Averroès, l'anglais et le latin de M.Scot, l'allemand de Frédéric II.

La langue, visiblement, participe à la formation des conceptions du monde, mais pas tellement à la représentation de la réalité ; la trace langagière la plus visible y consiste à choisir, pour une tâche représentative, entre soit un accident soit un concept, concept traduisant le doute, l'ironie, l'activisme, l'émotivité. Mais le gros noyau de la représentation ne dépend guère de la langue.

Les mots parasites à manier avec méfiance : existence, vide, vérité, liberté. Rien de commun entre existence conceptuelle et existence réelle, entre vide mathématique et vide ontologique, entre vérité logique et vérité philosophique, entre liberté de concevoir et liberté d'agir.

L'analyse d'une phrase passe par trois types de structures irréductibles : la syntaxe de la langue (test de la grammaticalité), les réseaux de la représentation (unification d'arbres), l'arbre unifié (sens à donner). Le linguiste voit la première, le logicien - la deuxième, le cogniticien - la troisième. Seul le philosophe se penche sur toutes les trois.

Quand on refuse au modèle et à sa supra-structure, le langage, le rôle créateur de vérités, c'est à dire d'identités, de mesures et de logiques, on devient pyrrhonien, pour qui toute chose est « indifférente, immesurable, indécidable ». Le dialogue moi-réalité n'existe pas ; il fait partie du tétralogue : moi - modèle - langage - réalité (je sais, qu'il n'y a pas de nombre deux dans dialogue, et, par exemple, dans la plupart des dialogues platoniciens figurent plus de deux interlocuteurs).

Les plus belles pensées, par d'insignifiantes substitutions verbales, peuvent être réduites aux platitudes sans vie ni épaisseur ; celui qui parle doit peser et compter plus, que ce qu'il dit : le pourquoi et le comment doivent surclasser le quoi et le quand.

Que mon mot soit qualifié de dissimulation ou d'authenticité, il restera toujours de l'expression ; modèle à suivre ou modèle à créer, mon visage sera confondu avec mon masque. Sans mes mots, je suis un algorithme muet ou un rythme jamais exécuté par un instrument. Si les mots ne font que masquer l'homme, l'en débarrasser, c'est le réduire à une momie.

Ni les objets ni les mots n'ont d'âme. Pour qu'on découvre une âme dans un discours, il faut que les mots peignent un beau chemin d'accès, dont le parcours, jusqu'aux objets, fasse naître une musique hors la langue.

La philosophie anglo-saxonne, grâce à la distinction entre to be et being, évita la pollution, qui sévit en grec, en allemand, en français, à partir de ce verbe parasite et trop facilement substantivé, être. Imaginez le flot de thèses nouvelles, si Hamlet avait marmonné : être ou néant ? Ceux qui consacrent leurs meilleurs doutes non pas aux fins, mais aux commencements, feraient gémir leurs mots : naître ou ne pas naître.

Toute production intellectuelle, qu'il s'agisse de poésie ou de philosophie, s'appuie sur deux types de ressources - le verbal et le mental ; la poésie la moins envoûtante se réduit au pur mental, comme la philosophie la plus plate - au pur verbal ; mais une bonne poésie est pensable dans le pur verbal, comme une bonne philosophie - dans le pur mental.

La vue (theoria), en grec, aboutit à théâtre, théorème ou théorie, en se prenant pour moyen, but ou contrainte et exprimant le jeu, la puissance ou le regard.

L'intelligence la plus profonde consiste à savoir naviguer au milieu des modèles, sans me laisser dominer par des courants langagiers ; ce sont ces courants, dans lesquels se noient la plupart des jargonautes ontologiques. Mais l'intelligence la plus haute est dans l'art des voiles sachant se servir du souffle de la langue, maîtriser le cap orphique de moi-même et lire les cartes de mes modèles stellaires.

Un prévenu, exempt de toute peine, peut, tout simplement, partir (acquitter), redevenir homme libre (freisprechen), être couvert de vérités (оправдать). Le français est circonspect, l'allemand – formel, le russe – emphatique.

Le summum de l'intelligence artificielle sera atteint, lorsque sera créé un modèle du monde, dans un langage logique universel comprenant un noyau déductif et abductif, avec l'ensemble de ses relations syntaxico - sémantico - pragmatiques, et dont les langues vivantes seraient interfaces.

La demeure de l'être de l'homme est sa musique, qu'il puise, surtout, dans son âme, mais aussi dans la langue ; mais la langue a deux facettes, la descriptive et l'expressive, et seule la dernière est de la musique - deux objections au faux projet heideggérien d'enfermer l'être dans la langue.

Les mots forment un chemin ; son parcours, l'accès aux objets, l'image d'un réseau, qui est idée, - sont affaire du voyageur, de l'interprète, du lecteur. Les mots d'auteur sont souvenirs des aventures des choses.

Du croisement entre l'ironie et la pitié naît la noblesse ; la noblesse multipliée par l'intelligence réveille le talent ; le talent, séduit par l'idée, aboutit à la création ; la création, attirée par le soi, produit le mot - la généalogie du mot, du meilleur, de la maxime.

Pour trouver la clé d'une clarté, il suffit d'en extraire l'art : cl-art-é.

Seuls les polyglottes peuvent donner un sens profond au silence : les expressions d'un même sentiment, dans des langues différentes, n'offrant ni intersection ni noyau communs, on se réfugie dans ce vide silencieux, ce réceptacle du vrai soi (serait-ce la khôra platonicienne, cet espace réservé à l'accueil des idées ? ), du soi indicible et intouchable, débarrassé et des mots et des choses : « L'esprit vide d'objets est le but du sage » - Upanishad - je dirais qu'il en est la contrainte.

L'homme intéressant est un Ouvert, tendant vers ses limites inaccessibles ; le médiocre s'accroche à sa coquille ; d'où cette curiosité - le Français, l'Allemand, le Russe s'imaginent, que les mots douillet, heimlich, уютно sont intraduisibles en d'autres langues.

La langue a un double rapport : à l'art et au savoir, d'où ses deux manifestations - le style et la quête. Elle est active et créatrice, sur la première facette, passive et subordonnée - sur la seconde. La représentation, implicite ou fantomatique, fait que la langue touche au réel toujours à travers le voile des concepts ou images, qui, à leur tour, en attendent l'écho : « La connaissance pressent la langue, comme la langue se souvient de la connaissance »** - Hölderlin - « Wie die Erkenntniß die Sprache ahndet, so erinnert sich die Sprache der Erkenntniß ».

Il manque au français le mot Erkenntnis, qu'on traduit, faute de mieux, par connaissance, tandis qu'il s'y agit de quelque chose, qui est, à la fois, le processus et le résultat d'un acte primordial : le passage d'un inconnu vers le domaine du connu, au moyen d'une unification d'arbres (requête vs représentation), qui précède le concept même d'égalité, sans parler de celui de choses égales. Ce n'est pas l'égalité qui est câblée en nous, mais le mécanisme d'unification.

Un bel écrit s'appuie davantage sur la représentation (où se logent les métaphores et s'éploie l'intelligence) que sur la langue (cette matière première et première contrainte). C'est pourquoi écrire en français est, pour moi, un exercice passionnant : ni des incantations ni des prières ni des exorcismes n'y surgissent jamais tout seules ; je dois rendre les soupirs dans un langage à jouir.

Dans les tâches intellectuelles, le mot a deux fonctions radicalement divergentes : exprimer la forme-style ou rendre le fond-pensée. La mémoire ne garde que la seconde facette ; l'absorption de la première ne laisse que le plaisir. Dans le résumé du fond, il ne doit plus rester de mots, tout doit être traduit en concepts ; la survivance des mots y serait signe d'un discours creux, verbeux. Avec la plus belle des formes, c'est l'inverse qui se produit : ne reste que le mot élevé au grade d'image.

Une langue, c'est une forme qui se plaque sur un contenu ; sa forme, c'est sa grammaire (syntaxe et morphologie) et son vocabulaire auxiliaire (lexique logique et utilitaire) ; le contenu (strictement parlant, - hors de la langue), c'est le modèle (objets et relations) auquel elle est superposée. Sans le modèle - pas de signification de mots, et même pas de mots.

Je suis sûr de la divinité de mon Enfant ; je sais, que Sa Mère, la langue, s'offre à tout le monde ; mais j'en fais une Vierge et de mon message - une Bonne Nouvelle.

Strictement parlant, les seuls mots du vocabulaire à avoir un sens (indépendamment de la représentation sous-jacente) sont les mots auxiliaires de la logique (les concepts logiques sont les mêmes pour toutes les langues, mais leurs traductions portent des traces grammaticales et morphologiques de chaque langue particulière). Ces mots reflètent les négations, les quantificateurs, les déterminants, les connecteurs, les modalités. Chaque langue a, en plus, une hiérarchie spatio-temporelle implicite de ces constantes méta-logiques, sous forme des priorités dans l'analyse et la transformation des phrases en propositions (distribution de parenthèses).

La signification du mot n'existe pas. Une signification du mot, dans un énoncé correct, dans le contexte d'un modèle conceptuel, c'est un concept auquel le mot est associé après une interprétation réussie de l'énoncé ; bref, elle est hors du langage ; dire que « la signification d'un mot est son emploi dans le langage » - Wittgenstein - « die Bedeutung eines Wortes ist sein Gebrauch in der Sprache » - est une métaphore trop faible, même si elle est plus sensée que de nous renvoyer à un dictionnaire ; elle nous introduit, plutôt, dans ce qui est le sens, mais celui-ci n'est pas associé à un mot, mais à un énoncé entier ; la signification est du libre arbitre, le sens - de la liberté.

Dans toutes les langues, la compréhension d'une phrase doit aboutir à l'accès aux objets ; le processus de cet accès s'appelle interprétation (s'appuyant sur une grammaire) ; dans les langues indo-européennes, la priorité chronologique, après les connecteurs logiques et la négation syntaxique, est donnée aux verbes, mais il doit exister des langues, où c'est le nom ou la préposition, qui jouent ce rôle, ce qui serait, respectivement, plus pragmatique ou plus abstrait.

Les mots exprimant la modalité (par laquelle un sujet formule sa vision des objets – hypothèses, intentions, mémoire, connaissances), sans avoir un sens sémantique propre, ont un méta-sens, sous forme de mondes hypothétiques, éventuellement incompatibles avec les mondes avérés ou validés.

Sans parler de hauteur, le mot est aussi plus vaste que l'idée, puisqu'il doit, ou peut, ou veut, exprimer, en plus, le rythme qui précède, accompagne et survit à l'idée (eidos), pour se figer en une icône picturale (eikon) ou en une idole (eidolon) musicale.

Dans les langues indo-européennes, l'analyse d'une proposition suit les étapes suivantes : 1. type d'énoncé (ordre ou requête, ruptures événementielles ou monotonie), 2. arbre de connecteurs logiques, 3. verbes (liens sémantiques, arités, rections, locutions, négations), 4. références d'objets (liens, négations, qualificatifs) - ce qui aboutit à un arbre non-langagier, une formule logique, commune à toutes les langues. Le reste n'est que la démonstration, l'unification avec la représentation conceptuelle de l'interlocuteur, livrant la signification et préparant la donation du sens.

Après l'interprétation d'un discours intellectuel, tout mot doit disparaître, pour laisser la place à un arbre conceptuel ; l'inverse se produit avec un discours poétique, où doit disparaître toute interprétation, pour ne laisser que la musique des mots : « Le dernier pas de toute interprétation consiste à disparaître devant la pure présence du poème »* - Heidegger - « Der letzte Schritt jeder Auslegung besteht darin, vor dem reinen Dastehen des Gedichtes zu verschwinden ».

Presque tous les Barbares, autour des Romains, parlaient des langues analytiques, avec des articles. Ils finirent par triompher du pauvre Latin synthétique, si libre, si riche en nuances rhétoriques et en flexions. Le robot analytique se réjouit du crépuscule des désinences qui soulagea l'esprit ; le fond y gagna ce qu'y perdit la forme ; l'âme s'en trouva démunie de bons usages, ce qui contribua à son extinction.

La Bible nous invite à négliger la chair, pour la livrer aux concupiscences. En français, il n'est pas clair si ce pour nous invite aux concupiscences ou au mépris de la chair. Et une perversité hygiénique y perce.

Le singulier, dans l'expression zéro cheval (ou, mieux : zéro mal, zéro amour malheureuX), me met toujours dans un étrange embarras (on a bien : zero horses, null Pferde, ноль коней) - on sent, que le nombre zéro est une invention tardive, à laquelle les Français associèrent ce qui n'est guère numérique dans le discours sur l'Un ou sur Dieu, discours, qui aboutit à leur presque inexistence, à zéro. Pourtant, la règle platonicienne ou plotiniennece qui n'est pas l'Un est multiple – mauvaise en métaphysique, devrait être bonne, une fois appliquée à la grammaire. À rapprocher du nombre anti-grammatical mais intuitif de l'anglais : police come, the US is, ou, en russe, de l'incroyable singulier : 21 конь (21 chevaux), ou de l'invraisemblable pluriel du numéral un - один - одни (одни часы)) ! Le cas qui m'intrigue - le nombre -1 : au singulier ou au pluriel ? Minus one degrees ? Moins un maux ? En plus, il faut faire attention aux parenthèses : zero apples minus (one apple) leaves (minus one) apples !

Mon ombre (mot) doit être droite, que je sois, moi-même, brisé ou écrasé.

J'ai beau peser bien mes mots, pour les munir d'une grâce virtuelle ; c'est par une pesanteur réelle qu'ils me répondent, distants et moqueurs.

Les concetti et leur antagoniste, le Witz, réclament de vastes développements ; c'est pourquoi le défi de les envelopper ensemble au sein d'une maxime ne peut être relevé que par des virtuoses. « Il est besoin de plus d'esprit et d'industrie, pour assembler les vérités, qui sont dans les livres, en un corps bien proportionné, que pour composer un tel corps de ses propres inventions » - Descartes.

Le dualisme cartésien réduisant le monde soit à l'âme soit à la matière, infligea une grande injustice à la langue, qu'il classa parmi la matière (les philosophes analytiques, pour réparer les dégâts, tombèrent dans une hérésie encore plus grave). Or, l'âme qui conçoit et l'âme qui exprime, l'esprit et le goût, le modèle ou la quête, ce sont deux facultés si différentes et si autonomes, que la sainte triade, réalité - modèle - langage, s'impose. D'ailleurs, Descartes voit dans l'homme non pas une dualité, mais une triade, puisque les sens n'appartiennent ni à l'âme ni au corps, mais à leur fusion inextricable.

Hölderlin et Heidegger ont tort d'opposer le pathos sacré de la quête grecque à la sobriété junonienne du don de représentation - ce sont deux dons incomparables, l'un artistique et l'autre intellectuel, l'un langagier et l'autre conceptuel. Nietzsche trouve une opposition plus juste entre deux types d'art, entre deux genres de pathos : Apollon et Dionysos (ou Raphaël et Michel-Ange).

Nommer la chose, c'est la sortir de son néant inarticulé. Mais le meilleur de nous-mêmes reste toujours dans l'indicible ; il faut chercher à être quelque chose en rien (bien que cette recherche soit déconseillée par Jean de la Croix).

L'être substantivé, l'être substantif (l'étant), l'être substance (l'essence) sont des charabias, de mornes idiomes, dont se repaissent les idiots de villages philosophiques, à écart égal des cités affairées et des cimes dépeuplées, faisant honte et à la vie et à l'intelligence. Car tout s'y réduit au mystère du temps, et aucune représentation philosophique du temps absolu ne peut compléter ou rivaliser avec la relativité physique ; depuis St-Augustin, la perplexité reste la même.

C'est dans le cadre d'un langage donné que se définit le silence ; quand on atteint les limites d'un langage, ce n'est pas le silence qu'on doit adresser aux choses inaccessibles (Wittgenstein), mais le chant, chant, qui est métaphorisation du langage courant.

Les résultats en algèbre ou en analyse auraient gardé exactement la même valeur, si nous n'avions pas adoptés les notations de Newton, Leibniz ou Gauss. De même, notre connaissance du monde ne perdrait rien, si l'on renonçait à l'emploi d'une langue quelconque. Donc, parler comme Heidegger ou Wittgenstein, que les limites de notre univers coïncident avec celles de notre langue, est une sottise.

Imbus de leurs pensées, ils se plaignent du manque de mots ou d'oreilles vivantes ; moi, je n'appelle que la haute cause du mot, qui dominera toujours l'effet, que sont les pensées, même les plus profondes ; et les oreilles que je vise appartiennent, toutes, à de glorieux morts.

Face à un modèle du monde, la fonction première de la langue, comme d'une interface graphique en informatique, est la fonction instrumentale ; mais la langue, comme le graphisme, dispose de ses propres ressources d'expressivité, et quand elle y place son message principal, elle devient art et rend secondaires et le savoir et l'intelligence ; l'essentiel n'y sera plus l'accès aux objets, mais l'harmonie du parcours.

La vie se compose d'empreintes et de rêves. L'évoquer dans un langage est également ardu, mais la difficulté de la seconde tâche est qu'il faille s'interdire l'usage de miroirs, tandis que la première est toute de miroirs. L'artisanat de l'axe et l'art du levier.

Le poète entend, tout d'abord, le mot, avant de chercher le concept ; l'homme ordinaire voit d'abord le concept, avant de trouver le mot. La musique du devenir ou le tableau de l'être.

Essai de définition de contraires : le contraire de retour s'appellerait changement, celui d'éternel - fermé, celui de même - grossi ; c'est avec de telles contraintes qu'on trouve la meilleure interprétation de l'éternel retour du même.

Le sage aurait dû être le contraire d'insipide - plein de saveur ! Savoir aurait dû signifier – avoir du goût !

Le nombre de liens, dont est conscient un animal, est très limité : la parenté, la nourriture, le jeu, la proie, le prédateur ; ce qui freine le développement de langages. L’homme est créé en tant qu’inventeur de liens, ce qui conduit à l’enrichissement du lexique et de la syntaxe, tandis que, chez l’animal, cet enrichissement s’arrête à la phonétique et à la gesticulation.

Tout ce que voit un sot a déjà un nom ; le sot est privé de regard. La vue, c'est la connaissance, le regard, c'est la reconnaissance. Le regard est la vision des choses innommées : « Voir ce qui n'a pas encore de nom, bien qu'offert à tous les yeux »** - Nietzsche - « Etwas sehen, das noch keinen Namen trägt, ob es gleich vor Aller Augen liegt ».

Le mot poétique se détache des choses et tend à devenir pure relation (non pas une couleur, mais une transition d'une gamme - Mallarmé) ; la poésie est algèbre des frissons, dont la philosophie est analyse.

Le langage est donné à l'homme, pour qu'il chante ce qu'il est. Au lieu de cela, il narre ce qu'il fait, ce qu'il voit ou ce qu'il opine.

Le génie tiendrait d'engendrement, de genre et de généralité : l'acte, l'état, la portée.

Le mot, c'est le noble logos, bien en chair (Descartes et Port-Royal, par exemple, le plaçaient, carrément, du côté de la matière) ; l'idée, ce n'est que la chimère platonicienne.

Les choses les plus prometteuses n'ont pas de nom ; mais avant le nom naît l'image, qui naît avant le désir, qui naît avant l'idée, qui naît avant le concept, qui naît avant le mot ; et ce parcours, en lui-même, porte beaucoup plus de richesse et d'essence que le mot final ; et Celan : « Les choses n'adviennent à l'être que dans le mot » - « Im Wort werden und sind erst die Dinge » - y est trop cavalier.

On a beau chanter la fonction, c'est à dire l'âme et la pensée, c'est l'organe, c'est à dire le corps et le mot, qui procure la jouissance la plus indubitable. « Le corps est l'organe-obstacle de l'âme, et les mots – l'organe-obstacle de la pensée » - Jankelevitch – en matières divines, le créateur, c'est à dire l'homme de l'imagination et de l'élan, est porté par la contrainte plus loin que par les moyens.

Dans la réalité on trouve les visages, dans la représentation – les rôles, dans le langage – les masques. Le bon écrivain est un dramaturge, sachant choisir son genre, son drame et sa scène, mais il doit se résigner à ne manipuler que les masques, tout en songeant aux visages.

Le langage est la demeure de notre esprit. Entre ses murs se trouvent de bons miroirs, une excellente acoustique, d'infaillibles climatiseurs ; j'y introduis une image, une mélodie, un climat - je retrouve des échos et saisons imprévisibles. Dans le langage on se rencontre, on se retrouve. Mais ma texture intérieure doit être en harmonie avec mon architecture extérieure ; les meilleurs styles sont - château en Espagne, tour d'ivoire, ruines. Ruines et musique, uniques ou multiples, opposées à maison et voix : « L'univocité de l'être signifie, que l'être est Voix » - Badiou - comme, sans doute, il est Vers, puisqu'il est universel. Pour d'autres, il n'est que Silence, traduisible en musique par l'esprit devenu âme. « Le langage est séparé de toute relation à l'Être » - Gorgias.

Je lis ce discours académique de cette grande dame qu'est Hélène Carrère d'Encausse (secrétaire perpétuel de l'Académie, où elle succéda à M.Druon, un autre de mes doubles compatriotes), discours enflammé, destiné à sauver à tout prix l'accord des participes, que la Nation ne respecte plus assez. Et à la fin de ce réquisitoire, je tombe, effaré, sur : « la langue française souffre de s'être vuE appliquer un postulat » - tout cancre devrait renvoyer à ce précédent autorisé, pour justifier ses turpitudes grammaticales.

L'émerveillement devant la réalité et la langue, toutes les deux inépuisables : l'infinité de concepts qu'on pourrait bâtir (la représentation) au-dessus d'un nombre fini de mots, qui couvrent une partie du réel, l'infinité d'images qu'on pourrait créer (l'interprétation) au-dessus d'un nombre fini de concepts accessibles à la langue.

Ni le mot-signe ni le mot-image ne peut s'incarner en chose, à moins qu'un Esprit pénétrant en conçoive un Verbe, qui ne nous renverrait qu'à la Chose divine, au Créateur, dont le nom prononçable est Poésie, écriture intemporelle, et que les hommes abaissent jusqu'à la prose historique, aux saintes écritures (et même, d'après Heidegger, jusqu'au bavardage : Logos - Prosa - Gerede).

J'ai beau me débarrasser de la lourdeur des choses, sentir l'essor musical, pictural ou intellectuel, - c'est la lourdeur des mots qui me clouera au pilori, des mots, pour lesquels je ne suis qu'un intrus, lourdaud et balbutiant, perclus de mésaises de métèque.

Ce qui est commun à la poésie et à la philosophie : s'attaquer à l'impossible, en exprimant le mystère de la vie par un mystère du langage, tout en en méprisant les problèmes et les solutions.

Autour de la relation mot - chose, il y a toujours un nuage d'indéterminations, mais le propre du mot poétique est, que ces écarts produisent une mélodie, faite de sons et de sens. Quand ces pulsations n’ont qu’une faible amplitude, la prose surgit. La musique poétique s’inscrit dans la verticalité ; les tableaux prosaïques s’étendent dans l’horizontalité.

Reflétée par nos sens, la perfection du réel s'appellera, pour l'œil et l'oreille - beauté, et, pour le palais, le nez et le doigt - caresse. La caresse est la beauté incarnée, et puisque le mot est l'incarnation de l'esprit, il devrait aussi être surtout une caresse, tendant vers la beauté.

Toute descente vers la profondeur suppose des pensées, qui creusent ou enracinent. Mais aucune pensée ne m'accompagne, dans ma prise de hauteur ; je n'y aurai besoin que du mot qui déracine. « Le mot me promet la hauteur ; la pensée reste avec la profondeur »*** - Shakespeare - « My words fly up, my thoughts remain below ».

Le mot est dans le faire ; il n'est presque pour rien dans le connaître (sauf pour le menu fretin de professeurs de philosophie) ; il est un arbre (de quête ou de communication) et non pas le sol. Mais le connaître grec correspond à notre faire ; c'est ainsi qu'il faut comprendre Platon : « Celui qui connaît les noms, connaît les choses ». Celui qui crée dans le mot, poète ou philosophe, sait que, une fois la plume en main, il ne sait plus rien et, à la fin, n'en saura pas davantage.

Un sot sobre expose ses pensées, avec des mots si ternes qu'on en bâille ; un sot ivre déverse des mots, dans lesquels on n'entend aucune pensée. « Le vin fait prendre les mots pour des pensées » - S.Johnson - « Wine makes a man mistake words for thoughts ». L'homme de bien a besoin d'un état d'ivresse, à vivre ou à créer ; tout accès de sobriété devrait le réduire au silence ou faire tomber sa plume.

Tout discours, qu'il soit littéraire ou technique, se réduit à deux tâches : comment référencer les objets et comment référencer les relations ; c'est la hauteur élégante ou la profondeur rigoureuse du nommage qui relèvent de la véritable création. « Où réside la magie, celle du nommage sans création ? - dans un mot juste, qui appelle la splendeur de la vie, et elle advient »*** - Kafka - « Das Wesen der Zauberei, die nicht schafft, sondern ruft : ruft man die Herrlichkeit des Lebens mit dem richtigen Wort, dann kommt sie ».

Trois sortes d'absurdité d'une phrase : syntaxique, sémantique, pragmatique - la phrase est agrammaticale (n'est pas une proposition) ; dans le contexte d'un scénario sont référencés des acteurs relevant des classes impossibles pour la scène (et aucun trope n'y palliant) ; des (valeurs d')attributs, incompatibles avec l'essence, sont invoqué(e)s (généralisation d'oxymores).

Ce n'est pas dans l'évalué que l'intensité réside, mais dans l'évaluer : évaluer (schätzen), pour produire un trésor (den Schatz) ; jouir ou jouer, pour aboutir au joyau.

Le discours, ou la pensée, se forme en deux étapes, la pré-langagière et la langagière. La première : désirer, se focaliser, se tendre – et comme résultat : voir les objets et les relations. La seconde : référencer les objets et les relations, formuler la proposition et comme résultat : montrer l'arbre conceptuel. L'échelle expressive du référencer va du nommer au chanter. L'échelle intellectuelle du formuler comprend les structures et les logiques, une simulation temporelle des tableaux spatiaux.

Question de sens, chez les Français : on part de que veut dire ? et l'on aboutit aux sens interdits et à la volonté - le verbal est le premier ennemi du mental.

Les jugements abstraits, formulés dans une langue étrangère, créent l'illusion de profondeur et de poids ; d'où le prestige, si souvent immérité, des Grecs anciens. Les Latins, qui ne font que reproduire la sagesse grecque, n'ont pas son aura, car le latin est plus translucide pour nos yeux de modernes.

Religion viendrait de relier ou rassembler (religare ou religere, bien que Cicéron penche plutôt pour relegere - relire), et temple - de séparer ; con-templation serait un moyen d'éviter ces rassemblements (églises).

À partir de temple, de ce qui sépare l'intérieur de l'extérieur, pour créer du sacré, part une jolie bifurcation : vers le noyau profond à caresser, l'intime, et vers l'ampleur du temps, qui nous torture, en se développant, ou nous caresse, en nous enveloppant.

Apprendre une langue, c'est maîtriser le passage du langage mental (universel) au langage verbal (particulier) - la création d'un arbre de signes à partir d'un réseau de concepts. Dans l'interprétation de discours, le parcours est inverse : l'unification des arbres requêteur (formule logique) et analyseur (émergeant d'une représentation), débouchant sur une signification - un réseau d'objets.

Il est bien des lieux, où ne peut aller mon français ; je suis forcé d'y inventer du gascon. Je devine l'étendue de mes gasconnades involontaires, dont doit se gausser le bon français.

Que Platon confonde souvent la représentation (concepts) avec les quêtes du représenté (idées) se voit dans l'usage indifférencié, qu'il fait de eidos (aspect ou forme) et idea (regard ou fond). Les concepts existent dans le modèle, et les idées - dans le langage ; mais ni les uns ni les autres - dans la réalité. Mais est-ce que la phusis grecque est notre réalité ? Pour Heidegger, elle fut l'être, et l'idée - son interprétation, ce qui est plein de bon sens.

Ni l'intelligence ni le savoir ni la conscience ni la rigueur ne sont pré-conditions d'un discours philosophique ; son unique élément est le langage, qui est à la fois contrainte et ressource ; tout s'y formule en termes d'un vocabulaire et non pas en concepts ; les rares à l'avoir compris : Héraclite, Nietzsche, Heidegger.

Celui qui lut « Les Mots » et « Zur Grammatik und Etymologie des Wortes "sein" », peut laisser tomber « Être et Néant » et « Sein und Zeit », qui ne sont qu'étalage et verbiage de ce qui fut exposé, complètement et honnêtement, dans les aveux d'un débutant en littérature et d'un débutant en philologie.

Trois moyens, pour pouvoir parler d'une chose en étendue, en profondeur, en hauteur : en donner une définition, l'évoquer par une métaphore, la circonscrire par des antonymes ; et l'on aura pour interlocuteur respectif un homme intelligent, un philosophe, un rêveur.

Le doute français se rapproche bizarrement des certitudes : douter - se douter, à moins que ce soit l'effet d'une double négation : s'obliger à douter aboutissant à se raidir. Ou bien, ce qui est encore plus subtil, ce serait le choix d'objet du doute qui métamorphoserait ce verbe : « Je doute de ce que je sais, je me doute du reste » - Lacoue-Labarthe.

Poe pensait avoir hérité son alphabet d'un perroquet bariolé ; d'autres veulent donner à leurs mots les signes des aigles, des rossignols, des albatros ou des hiboux ; ces derniers écrivent en gros traits et en petits caractères. L'alphabet - la largeur des gammes ; les mots - la hauteur des mélodies.

Le mot, au sens métaphorique et instrumental, ne peut être jugé que par opposition ou contraste avec les idées, les choses ou l'intelligence ; deux conclusions divergentes s'en dégagent, en fonction du choix du lieu de confrontation - commencements ou fins. Dans le premier cas, la pré-existence ou l'importance des idées ou le poids des choses, le mot sort vainqueur, gagnant surtout en hauteur de ses images et de sa musique. Dans le second, face à l'entendement des choses et à la maîtrise des concepts, il perd, par manque de profondeur.

Je ne vois ni des universaux linguistiques, ni des dispositions linguistiques innées (innate capacities), dont parle Chomsky ; je ne vois que des universaux mentaux (structures, objets, relations) ou logiques (connecteurs, quantificateurs, négation, déterminants) ; eux seuls expliquent l'apprentissage fulgurant de langues, par des mômes (le mental évoluant parallèlement au langagier), et dont sont incapables les adultes (dont le mental est déjà soudé au langagier).

Marc-Aurèle, Nietzsche, Valéry, Heidegger, S.Weil, par leur goût philologique, me donnaient l'envie de devenir Grec ; mon échec est peut-être le plus grand regret linguistique de ma vie.

Dès que le fait d'écrire est ressenti comme aussi naturel que de se laver ou de marcher, on irradie la platitude et la graphomanie ; le mot est toujours un artifice, une invention comme les tentatives d'un mime de rendre les couleurs, goûts ou températures. La singerie, elle, est naturelle ; la création, face au monde silencieux, est un pied de nez grimaçant, dont on est fier et honteux à la fois. Verdi disait, qu'il  : « valait mieux inventer une réalité que la copier »* - « Copiare il vero può essere una buona cosa, ma inventare il vero è meglio ».

Ah, que ne puis-je subjuguer avant de conjuguer ! Mais ma sorcellerie évocatoire (Baudelaire) se brise sur l'usage, avant d'étaler mon présage.

Il y a maintes facettes de la réalité, rendues si parfaitement par nos représentations et nos langages, que leur mystère ontique devient inutile et superflu ; mais les meilleures des facettes humaines, où se croisent les émotions, les beautés et les rêves, sont si incompréhensibles et irréproductibles, que le seul but de notre dit devrait y être - faire ressentir l'indicible.

Rôle néfaste que peut jouer la grammaire : la transitivité du verbe taire (tandis qu'il est intransitif en allemand, schweigen über, et en russe, молчать о) fait du silence de Wittgenstein une cachotterie ou une dissimulation, tandis qu'il s'y agit d'une impuissance ou d'un recueillement ; peut-on taire un heptagone constructible ? - la transitivité suppose l'existence, ce que ne fait pas l'intransitivité. Le Filioque n'est pas très loin. Par ailleurs, il ne serait qu'une pure chinoiserie : « Le premier engendra le second ; les deux produisirent le troisième ; et les trois firent toutes choses. L'incompréhensibilité de cette Trinité vient de son Unité » - Lao Tseu.

Deux sortes de métaphores : de relation ou d'objet ; dans la première, la relation référencée n'existe pas entre les objets référencés, et c'est par un critère de proximité, propre aux objets, qu'il faut chercher des relations existantes ; dans la seconde, les objets référencés n'existent pas pour la relation référencée, et c'est par un critère de proximité, propre à la relation, qu'il faut chercher des objets existants. Le type de critère de proximité déterminera, s'il s'agit d'une métaphore littéraire ou conceptuelle, d'une poïesis ou d'un logos.

Je suis embêté d'avouer, qu'une bonne moitié de mes émotions, sur cette terre, est due aux écrits des autres. Pourtant, la vie aurait dû garder toute sa valeur en dehors de tout écrit du passé. Les mots du présent ne sont que de passives étiquettes ; en se tournant vers le passé, ils ont une chance de devenir signes ou symboles ; pour les mots bien magnétisés, on peut dire, que « contrairement à la mathématique, le langage nous conduit vers le passé » - G.Steiner - « language, unlike mathematics, draws backward ». On met longtemps pour comprendre, et d'en être horrifié, que, dans le passé, tout le reste est silence. « Les tombeaux sont muets, seuls parlent les mots » - Bounine - « Молчат гробницы - лишь слову жизнь дана ».

Le signe n'a pas deux (comme disent les structuralistes), mais trois faces : morphème dans la langue, référence d'objet-relation dans le modèle, référent d'espace-temps dans la réalité.

Rapprochements coupables : saint - sain, holy - whole, heilig - Heil, comme si le premier souci du divin fut de garder intact, de préserver l'intégrité, de se faire prendre pour un holisme. Mais il est certain que, avant le verbe hylique, une grammaire holique fut créée.

La musique de la vie devrait se composer entre le bénir et le maudire, entre l'enthousiasme et la honte, tandis que le nommer pourrait n'en remplir que des pauses.

Les combats d'idées, non arbitrés par des mots désarmés, unificateurs ou consolateurs, sont toujours sources de grisailles et de mesquineries. Les mots sont des arbres ou des flèches ; les idées – des forêts ou des cibles.

Une amusante coïncidence dans l’interprétation du mot ploutocratie en russe, le mot плут (plout) signifiant filou, ce qui correspond parfaitement à la cleptocratie russe actuelle !

Dommage que le mot sceptique finit par s'attacher à l'un des courants les plus sots de la philosophie ; étymologiquement, il aurait dû désigner ceux qui disposent de leur propre regard, contrairement à ceux qui nagent dans la doxa.

Mes ruines des mots sont un compromis entre deux regards diamétralement opposés sur la langue : celui de Heidegger, qui y voit une maison hantée par le mystère de l'être, et celui de Valéry, qui en fait un fantôme fugitif, disparaissant dans le devenir du sens. Évidemment, Valéry est beaucoup plus intelligent et pertinent, mais il n'avait aucun soi à loger, le souci, que je partage avec Heidegger.

Face à l'âme - deux interprètes, aux rôles assez proches - le corps et la langue. Le corps perçoit et imprime ce que l'âme exprime et conçoit, mais parfois le corps devient dominateur, comme la langue, et ce qui s'appelle caresse, pour le corps, s'appellera poésie, pour la langue.

Husserl a tort d'opposer les signes-expressions (Ausdrücke) aux signes-indices (Anzeigen) ; les métaphores sont aussi des références, mais sortant des thésaurus ordinaires et faisant appel à l'analogie ou à l'intuition, pour bâtir une image, qui procure le plaisir ou éveille la curiosité.

Dans tout discours, la part purement langagière est entrelacée avec les couches conceptuelle et poétique, la référentielle et l'expressive ; quand ces deux dernières sont trop misérables, ne conduisant ni à un approfondissement fécond ni à un rehaussement musical, on peut appeler ce discours exclusivement langagier, c'est le silence, dont parle Wittgenstein ; dans un discours intellectuel ou poétique, au contraire, après l'unification avec des idées ou images, disparaît le langage (Valéry). Entre la maxime verbale et la pantomime musicale se joue la création humaine.

Deux abus du langage : le journalisme - les mots collent trop près aux choses, ou le verbalisme - les mots perdent tout contact avec les choses. Le premier cas est irrécupérable, tandis que le second a une chance d'être sauvé par la poésie. Sans poésie, le verbalisme devient charlatanisme, présentant les mêmes symptômes, qu'on soit psychanalyste, prédicateur ou philosophe analytique.

La mathématique : les mots étant des choses ; la poésie : les mots devenant des choses. S'abstraire du temps, s'abstraire de l'espace.

Heidegger est le plus grand mystificateur du XX-ème siècle ; c'est en philologue qu'il s'amuse avec ses jeux étymologiques, morphologiques ou phonétiques, que ses admirateurs ou adversaires prennent au sérieux, pour échafauder des vocabulaires absurdes et creux. Par exemple, dévoilement ou oubli, provenant de aléthéia grec, où la vérité serait une sortie de l'oubli, ou Gegend, Gegenüber, Gegenstand - contrée, vis-à-vis, objet, sur lesquels discutaillent tant de scrutateurs français. C'est à profusion qu'il sema ses charades et boutades ; à comparer avec les tirades anti-philologiques de Sartre.

On bâille ferme, lorsque le philosophe ne parle que de philosophie, ou le philologue - que de philologie ; c'est l'intérêt ou la volonté que le philosophe tourne vers la forme langagière ou le philologue - vers le fond conceptuel, qui sont plus prometteurs. Ce qui est curieux, c'est que l'incompétence ne gêne en rien les philologues (Nietzsche, Heidegger) et ridiculise - les philosophes (Wittgenstein, Foucault).

L'idiot, aujourd'hui, est celui qui ni ne sait ni juge ni palpite ; l'idiot de Nicolas de Cuse ne sait mais juge, l'Idiot de Dostoïevsky ne sait mais palpite ; les deux derniers idiots n'existent plus : personne n'est plus différent des autres ; au lieu des idiomes, ces mots à soi, ces mots des racines, tous emploient la langue grégaire, la langue surfacique, la langue de bois.

Tout discours est un arbre avec deux ramifications principales : l'intelligence et le lyrisme, le savoir et le valoir. On l'évalue par unification avec un autre arbre – de l'interlocuteur, du lecteur, de l'observateur. Plus de branches nouvelles présente l'arbre unifié, plus intéressante est la rencontre. Entre Européens, on gagne surtout en richesse dans le second ramage. Mais, en revanche, celui-ci reste stérile dans le croisement avec le Chinois, son lyrisme nous étant inaccessible, inunifiable. Il reste, dans ce cas, de pénibles reconstructions des feuilles pragmatiques. La fraternité ne peut germer que dans l'irrationnel.

La représentation répond à la question qu'est-ce qu'un tel objet ?Le langage (aussi bien le naturel que l'artificiel) offre des moyens de répondre à la question comment peut-on référencer un tel objet ? C'est ainsi que naissent les métaphores ou les formules logiques.

Le langage : en amont – une représentation, des vérités déclaratives, inconditionnelles, apodictiques, en aval – des requêtes, leur vérité déductible ; le langage est à mi-chemin entre les mystères du désir (libre arbitre) et du sens (liberté), avec la logique au centre.

Dans l'arbre de la connaissance, quelle est la place du langage ? - fournir un ramage harmonieux, faire éclore des fleurs et couler la sève (« Je presserais mes idées, pour en extraire la sève » - Dante - « Io premerei di mio concetto il suco »), donner un sens à la cime - mais je ne vois sa place ni dans le tronc ni dans les racines : « Le sensible et l'intelligible, en tant que troncs de la connaissance, émergent d'une même racine, racine inconnue » - J.G.Hamann - « Sinnlichkeit und Verstand als zwei Stämme der Erkenntnis entspringen aus einer gemeinen, aber unbekannten Wurzel » - et elle n'est certainement ni langagière ni conceptuelle, mais purement mentale.

L'être philosophique doit rester à l'infinitif, c'est à dire à l'indéfini et intemporel, et s'opposer à il était, il est, il sera, attachés à l'étant ; est-ce l'origine de Sein und Zeit ? Le culte de l'éternel présent (non fixe et qui ne peut pas être fixé), de ce qui n'est pas encore maintenant ou de ce qui n'est déjà plus maintenant, le devenir mystérieux, serait-il l'être de l'être ?

Pour pallier au suremploi du verbe être, les Allemands ressortirent le vieux wesen, avec le sens - préserver le fond, opposé à manifester la forme, que traduit sein, ce qui donne le cocasse : « L'être se renferme dans le fond, l'étant s'ouvre dans la forme »** - Heidegger - « Das Sein west, das Seiende ist ».

L'un des noms les plus ambitieux est celui de Jéhovah, formé du verbe être, au futur, au présent et au passé : sera – étant – été.

Que doit comprendre un Français, lorsqu'on lui parle de survenue de l'être ou d'arrivée de l'étant heideggériens ? Un rire ironique et franc serait compréhensible. Tandis que la bonne traduction serait : le transfert (Überkommnis) du nouménal dans la parution (Ankunft) du phénoménal - banal, connu depuis Platon, formalisé par Kant.

La langue me fournit un stock d'étiquettes, dont j'enveloppe (mes visions) des choses ; pour que ces étiquettes dépassent les choses et atteignent au noble grade de mots, il faut qu'elles caressent ou blessent.

Je n'habite pas la maison du français, je la hante. Y avoir croisé beaucoup de fantômes contribua à ma vision de mon soi inconnu, que j'y convoque, aux heures astrales. Il n'y est jamais ni propriétaire ni locataire, mais sursitaire, que le premier rayon auroral chasse. Je ne sais pas qui, la langue ou le soi inconnu, détermine ou seulement colorie le style architectural de l'autre – forteresse ou ruines ? Chez les autochtones, ils se confondent : « Plus je me hante, moins je m'entends » - Montaigne.

Dans l'écriture, la pratique des commencements est très tangente, leur perception étant fonction du climat et des saisons, propres au lecteur : ce qui est ton grain sera perçu par les plus bêtes comme un choix du chemin, sur lequel il tomba ; par les médiocres – comme un net jalon d'un parcours ; par les sages – comme déjà un arbre, tendant partout ses inconnues, que les sages savent unifier.

De la place du Dire et du Faire dans l'écriture : leurs rôles sont complètement différents aux trois stades - avant la prise de plume, pendant la naissance de l'écrit, enfin, l'appréciation d'un écrit fixe. Au commencement, les niais sont pleins d'idées mûres à traduire dans le dit, et les délicats attendent le premier son ou la première image imprévisibles - le faire, leur métier, ayant besoin d'une matière rare. Au milieu, le niais ne fait que dire, tandis que le mot du délicat naît dans le fait - le style et le ton. À la fin, on ne voit que le fait du niais (son dit étant pâle ou vide), ou le dit du délicat (son fait, c'est à dire son pinceau, étant absent).

Tout discours est fait du dit et du fait, le vrai faire, hors toute imitation, consistant à innover dans le dire. Et cette innovation peut surgir de plusieurs sources : le choix de matériaux, l'usage d'outils, le style d'édifices, leur ampleur, la solidité de leurs fondements ou l'audace de leurs hauteurs, leur incrustation dans le paysage etc. Sans le faire, le seul dire n'est qu'une copie ou une partie de termitières ou de phalanstères.

L'agaçante capacité protéiforme du verbe faire – de l'action au constat, de la création au bilan. Pour moi, le soi inconnu est fait ; il est à faire, pour Valéry : « C'est ce que je porte d'inconnu à moi-même qui me fait moi »*** - je le traduirais par : ce qui devient connu quitte mon vrai soi.

J'ai beau me détacher de tous les noms, de tous les courants, - ma recherche de points zéro ne pourra jamais réussir complètement dans le domaine des mots ou des idées, où je suis soumis à mon époque et à ma mémoire ; c'est du point zéro des tons que j'ai le plus de chances de me rapprocher, puisque ce domaine se voue surtout à la hauteur, dimension désertée par d'autres chercheurs d'originalité.

La modeste métaphore de point zéro (de la réflexion, de l'écriture, de la volonté) couvre totalement tous ces avortons de concept : le non (des non-rebelles), la négativité (des non-cogniticiens), la négation (des non-logiciens), le néant (des non-poètes), le vide (des non-mathématiciens).

L'inextricable confusion des acceptions du mot vide : le vide physique des Chinois (ne pas s'encombrer), le vide psychique des bouddhistes (ne pas s'attacher), le vide (pseudo-)mathématique des ontologues (la passerelle entre l'être et l'étant). Toutes ces mesquineries ne valent rien à côté d'un vide sacré, censé ne recevoir qu'une voix divine (la musique, au-dessus du Verbe et de la Relation). C'est dans le vide que se croisent trois voies mystiques de Plotin – la purgative, l'illuminative, l'unitive.

Le mot conscience - une étrange cohabitation, en français, du sens psychique ou intellectuel (être conscient de, l'idée de l'idée) et du sens moral (avoir la conscience trouble, la honte de l'acte), le premier gardant des liens avec le savoir, le second en étant à l'opposé. L'allemand et le russe les séparent nettement : Bewußtsein - Gewissen, сознание - совесть. Jankelevitch juge même nécessaire une vaste étude, pour prouver, que ce mot a deux sens disjoints. D'autre part, on est d'autant plus intelligent qu'on trouve des points de rencontre des choses d'autant plus éloignés : « J'ai conscience de ma propre ignorance, c'est le point, où la honte se confond avec la clairvoyance » - Socrate.

Ces innombrables états d’âme, qui traversent ma conscience, mais qui n’admettent aucune étiquette verbale exhaustive ou définitive, - existent-ils ? Ou bien faut-il les classer à côté des autres grands inexistants – Dieu, le Bien, le mystère ? « Ce qui n’est pas nommé n’existe pas » - Nabokov - « То, что не названо, - не существует ».

L'agglomérat minimal de mots, contenant toutes les propriétés, intellectuelles et artistiques, de l'esprit, s'appelle maxime ; tout comme la molécule, qui porte toutes les propriétés de la matière, en reliant des atomes ; la maîtrise de la valence des mots, c'est l'alchimie de la littérature. L'excellence, l'état, où toute division ou toute multiplication, provoquerait une baisse de la vitalité ; les molécules verbales se retrouveraient en ruines, mais en gardant la mémoire des châteaux hantés de jadis. Les atomes ne promettent que des séjours minéralogiques, et les systèmes - des phalanstères robotiques.

Avec des mots je bâtis une demeure, qu'habitera mon âme, qui se découvrira esprit enchanté (l'esprit étant une âme concentrée) ; on retrouve cette bonne chronologie dans ce titre heideggérien : « Bâtir, habiter, penser » - « Bauen, wohnen, denken ».

La parole et la pensée sont hors de moi, et le chant est en moi ; que, dans des édifices durables, le Dieu de l'horizon et de la profondeur soit mort, ne doit pas troubler le Dieu de la hauteur, éphémère et éternelle, qui est en moi, au fond de mon puits, de mon souterrain ou de mes ruines. Monuments aux morts hantés, monuments aux mots chantés. On chante dans les ruines, on hante les cavernes : « Dans la caverne de Platon nul mot pour signifier la mort » - Blanchot.

Au-dessus du réel (les nombres), on bâtit des modèles (les symboles) ; au-dessus des modèles, on bâtit soit des mots (les signes), soit des interprètes (les paradigmes) ; philosopher, c'est reconnaître cette chronologie et cette hiérarchie.

Deux fonctions du langage : narrer le connu, chanter l'inconnu. Se fusionner avec un fond ou être une forme libre.

Deux sens du mot signifier : soit une finalité - former un arbre de signes, soit une source - renvoyer à l'origine inarticulable. Et c'est dans le sens respectif qu'on dira, que le soi connu est ce qu'il signifie, et que le soi inconnu signifie ce qu'il est.

Pourquoi ordre, en français, veut dire aussi bien un bon rangement, qu'une consigne ? Tant d'ordres furent donnés pour ne créer que du désordre chez l'adversaire ! Et qu'entend un Français dans volonté comme ordre, de Nietzsche ?

Ce n'est pas le mot, c'est à dire l'expression et la connotation, mais bien l'idée, c'est à dire la définition et la dénotation, qui nomme les choses et, ainsi, crée une clôture, l'attraction pour mes prochains immédiats, elle me limite par l'illusion de mon soi connu ; le mot, le juste, lui, m'invite à l'ouverture, au lointain inaccessible, il me maintient dans la certitude, que mon meilleur soi reste inconnu.

On avance par un regard, attiré par le but ou guidé par les contraintes ; pourtant, en grec, le but, skopos, fait penser à la guidance, et la contrainte, systoli, à l'attirance.

L'obscurité qui entoure le sexe et la langue des anges est plus éclairante que la rigueur de la grammaire et des scénarios du robot. Connaître intuitivement ou abstraitement est plus excitant que de formuler des propositions correctes.

Dans l'écriture, le seul domaine, où le mot n'ait pas besoin de définition, est la poésie. Et, en particulier, la philosophie, qui aurait reconnu, humblement, d'être une des branches poétiques. Partout ailleurs, l'incapacité de définir un mot-concept devrait priver l'auteur du droit d'en disposer. Ainsi, dans la philosophie académique, on devrait bannir les mots : la métaphysique, l'être, le néant, la transcendance, la vérité, le sujet, la conscience. Son malheur, c'est que, une fois cette purge effectuée, il n'en resteraient que des platitudes, ce qui correspondrait à sa juste valeur.

Dans la félicité des caresses verbales, je ne pense pas souvent à la conception d'enfants, de ces pensées, le plus souvent illégitimes. Mais « tu enfantes de pensées, comme enfante et les porte longtemps la femme » - Prichvine - « мысли рождаются, как живые дети, и их долго вынашивают » - dans la douleur, la difformité et la perte d'appétits.

La parole fut donnée aux vulgaires, pour traduire leur pensée (Talleyrand), aux sages - pour la déguiser (Dante et Machiavel), aux intuitifs - pour la dépister, en passant. Les uns forment, avec la vérité, un couple, les autres s'en réjouissent comme d'une maîtresse, enfin les troisièmes l'approchent en dilettantes et vivent les faveurs des Muses comme promesses de rendez-vous. Convention (la règle), religion (la honte), superstition (l'extase). La poésie est la superstition du mot.

Dans tout discours, il y a un fond, mécanique et banal, l'idée, dictée par l'esprit, et il y a une forme, organique et musicale, inspirée par l'âme. La hauteur d'âme ne se révèle qu'à ceux qui n'ont pas que les yeux pour voir et dont les oreilles perçoivent de la musique dans tout bruit de la vie.

Dans le langage, il y a une partie magique, qui créa l'homme, et une partie mécanique, que l'homme créa. Il faudrait revoir ce qu'on entend par commencement, en glorifiant le Verbe.

Encore du sur-emploi - le mot idée. Trois emplois incompatibles : en représentation - fixer un aspect structurel, descriptif ou comportemental du modèle ; en langage - formuler et interpréter des requêtes ; en réalité - donner un sens aux résultats du modèle. Trois tâches disjointes : refléter le réel, examiner le modèle, confronter le modèle à la réalité. Trois types d'appui : la perception, les objets et relations, le vrai et le faux du modèle.

La langue de philosophie, c'est le français, comme la langue de poésie, c'est l'allemand. La logomachie française pousse à soigner la ligne sémantique, musicale, du discours ; la logomachie allemande favorise le goût de l'édifice syntaxique structurel. La morphologie indigente du français oblige à créer des concepts avant les mots ; la morphologie allemande invite à créer des mots avant les concepts. Les contraintes vaincues expliquent souvent le succès intellectuel ; c'est pourquoi la meilleure philosophie française est poétique (Pascal ou Valéry) et la meilleure poésie allemande est philosophique (Hölderlin ou Rilke).

Aux cieux – un nombre incalculable d'appels, que les images d'artiste reflètent en mots et en mélodies, élancés vers le haut. Sur la terre – une poignée d'objets et d'actions, sur lesquels n'importe quel imbécile peut formuler des idées terre-à-terre, consensuelles, basses. Les idées appartiennent à la tribu, à la conscience collective. Les mots caressent et font rêver, les idées tiennent en éveil nos muscles et nos griffes. Les mots parlent envols ou chutes, les idées nous attachent à la plate stabilité.

Chaque langue a son magnétisme particulier, dû à la civilisation nationale et non pas à la langue elle-même : dans des langues différentes, la référence des mêmes objets et liaisons provoque des ondes esthétiques différentes, ce qui disqualifie toute traduction mot-à-mot. Le plaisir de la forme peut s'émanciper du contenu, ce que n'admet pas Bakhtine : « Hors d'une référence au contenu, la forme ne peut être signifiante au plan esthétique » - « Вне референций на содержание, форма не может быть значимой в эстетическом плане ».

Pour chasser le gibier d'idées, il faut lancer des mots de chasse. Quand, au même moment, le vent de la poésie se lève, pour les porter vers des contrées imaginaires, mais moins arides que le désert de la vie réelle. Les idées, elles aussi, sont réelles, et donc inaccessibles avant d'être fixes, c'est à dire mortes. Le mot est ce qui va à l'envi se remettre à l'irréalité, aux mirages.

L'esprit, c'est l'invocation d'objets et de relations, c'est à dire de concepts pré-langagiers ; les mots y sont des contraintes du même ordre que la rime ou le syllabisme - pour la poésie ; mais les belles contraintes sont à l'origine d'une belle liberté : « Toute parole est déracinement. L'esprit est libre dans la lettre et il est enchaîné dans la racine » - Levinas - un arbre, pour être à moi, doit-il pousser dans un exil, du désert ou de la montagne, de la solitude ou de la hauteur ?

Un écrit est bâti en trois couches : les mots, les tons, les idées. Les deux premières doivent en reconstituer la musique, tout échec dévalorisant les idées. Tout défaut d'une couche inférieure se répercute, fatalement, sur la qualité des suivantes. Le français restant muet, je suis privé d'outil dialogique, indispensable, et me vautre dans un monologue irresponsable.

Un curieux parallélisme : l'art et l'érotisme commencent par le désintérêt pour la simple reproduction de la vie.

L'univers des mots et des idées n'est pas moins humain que celui des phénomènes et des paysages ; le romantique, qui se renferme dans le premier, n'a pas besoin de descendre dans le second, pour prouver, que la vie et la mort l'habitent. Le regard d'un créateur, même aux yeux fermés, embrasse tout l'univers.

Grothendieck vient de mourir. Mon contact avec lui me fut fort profitable : les milliers de ses pages, griffonnées dans la fébrilité des idées, sans le souci du mot, m'aidèrent à ériger d'excellentes contraintes : me méfier des idées, me réduire à l'ascétisme laconique, caresser le mot – merci, pauvre Alexandre. Un nom me lie à ton souvenir, celui de Cartan : les articles du père, Élie (ami de Valéry), me familiarisèrent avec le français, la perspicacité du fils, Henri, mit Alexandre sur la voie de la mathématique.

M.Burgin, mon camarade de promotion universitaire, un excellent mathématicien et que je croisais souvent dans les couloirs de la Bibliothèque des Littératures étrangères, est mort. Juste avant de mourir, dans sa villa californienne, il chercha à me joindre, pour parler de notre jeunesse et pour discuter de son pavé de mille pages, The Theory of Knowledge (150$!). Trop tard. Son ouvrage se disqualifie par l’incompréhension de la place du langage dans notre arsenal intellectuel. Les linguistes ignorent la représentation, les logiciens ignorent le langage – d’où leurs logorrhées réciproques lacunaires.

Pascal a raison : ce qui est le plus grandiose et énigmatique dans le monde garde un terrible silence. Les mots ne l'atteignent pas et s'arrêtent sur la surface des choses ; seule la musique semble parfois surmonter la pesanteur et se fondre en grâce divine. « Peut-être, pour la dernière réalité il n'y a pas de mots du tout » - H.Broch - « Vielleicht gibt es überhaupt keine Worte für die letzte Wirklichkeit » - une bonne raison pour s'y taire et ne compter que sur le chant.

Deux attitudes possibles, face à une langue étrangère, dont je veux me servir : soit je m'y plonge, pour y pêcher de bons candidats, soit je reste avec mes images ou états d'âme et je laisse l'intuition armer ses hameçons. Dans le premier cas, j'attrape, à coup sûr, des banalités ; dans le second, je lèverai souvent des canards, de ces fautes d'oreille, qui arrivent à tout tenant de la hauteur : « Leur cœur parle trop haut et les empêche d'entendre ce qu'ils disent »** - Chateaubriand.

Devant tant de choses le mot manque : alors la chose y manquera aussi, c'est à dire qu'il y manque le relief, le volume ou le poids. Mais la chose peut bien exister sans son étiquette, et l'ivresse sans nom n'est regrettée que par des marchands de flacons. Se saouler d'étiquettes - métier de plume.

Un immense tempérament et une immense intelligence, Nietzsche et Valéry, abordèrent toutes les questions de la philosophie académique, en les débarrassant de tout verbalisme, argumentatif ou narratif, dans lequel nagent les philosophes logorrhéiques, et en n'exhibant que des métaphores. Tout contenu se réduisant aux mots, s'opposant aux tropes ou concepts, est bête. Et il n'existe pas de concepts philosophiques, il n'y en a que de vagues notions.

À cause de sa double origine - sons ou sens - le mot est une espèce de griffon, Minotaure ou sirène. Et sa lecture, elle aussi, peut être double : l'un songera au vol, à la course ou à la nage, et l'autre - à la puissance, à l'appétit ou à la séduction. L'un se tournera vers ce qui s'écrit, l'autre - vers ce qui aurait pu être vécu.

Dans un bon écrit, le mot, personnel et libre, finit par dominer l'idée, qui, toujours, a la tendance de devenir universelle ou grégaire. On ne s'accroche aux idées que tant que leur mot est pâle. Plus le mot s'émancipe, plus l'idée s'éclipse.

L'artiste est un porteur successif : du photophore (visant des lumières finales) et du sémaphore (maîtrisant des signes intermédiaires), il aboutit à la métaphore (chantre des images initiatiques) ; il marche donc à reculons, en contrapuntiste.

Je m'évertue à projeter la grande triade - la noblesse, l'intelligence, la beauté - sur l'idée platonicienne, sur la valeur nietzschéenne, sur l'être heideggérien - je ne parviens pas à la même harmonie, que me procure le mot. Dans tout ce qui est grand, la forme domine le fond.

Dans l'écriture, il y a deux sortes de fond : les concepts ou les choses. Pour les premiers, les mots servent de choses, et pour les secondes - d'abstractions. Quand le mot, c'est à dire le style, est faible, la chose reste tristement réelle, et l'abstraction - tristement inexistante. Un bel et mystérieux constat : d'un mot inspiré, se moquant aussi bien des concepts que des choses, tout homme de goût parvient à reconstituer et les uns et les autres.

Les mots représentent (étiquettent) des concepts, comme les concepts représentent (modélisent) la réalité ; les structures mentales sont surtout sémantiques, les structures linguistiques sont surtout syntaxiques. À cela s'ajoutent le libre arbitre et la liberté de l'homme, ce qui fait que tout discours contient trois significations : syntaxique (analyse grammaticale, à l'intérieur de la langue), sémantique (interprétation dans le contexte du modèle) et pragmatique (sens à attribuer dans la réalité). Le parallélisme estomaquant de l'exécution de ces trois tâches, par l'homme, de tâches presque disjointes, la grammaticale, l'interprétative, l'intellectuelle, est un admirable mystère.

La langue et la pensée. Leurs rapports avec le réel et le modèle sont assez proches, mais leurs structures sont fondamentalement différentes : la pensée suit la représentation, c'est à dire des objets et des relations, tandis que la langue s'occupe surtout des chemins d'accès à ces entités, et ces chemins peuvent être très différents dans des langues différentes, les pensées reflétées étant identiques. C'est ainsi que naît un véritable style littéraire - de la subtilité des accès.

Il faut commencer par prendre un livre au mot, pour finir par le prendre à la lettre.

Le monde est reflété, toujours partiellement, par nos représentations (presque toujours subjectives). Et le langage n’y apporte presque rien (sauf des éléments stylistiques, littéraires). Les linguistes ne le voient pas : « Le langage reproduit le monde mais en le soumettant à son organisation propre » - É.Benveniste – cette misérable organisation se réduit à une pauvre grammaire dont la structure n’a pas un seul point commun avec le monde.

Quel est le contraire de la Maison de l'être, fonction censée revenir au langage ? - peut-être le cheminement, pourtant symbole du devenir. Le langage assure les deux, étant un pont entre le réel et une représentation (sans doute, la réalité seule est plus à même d'héberger l'être : le langage est fermé, limité dans l'espace-temps, et la réalité est ouverte, dans la représentation-interprétation). Le premier ressort du langage, ou son intentionnalité, ce sont bien les désirs, la liberté de nos choix dans le réel, bref - l'être irreprésentable, mais son message n'est intelligible que dans le cadre d'une représentation ; tourné vers l'être, il n'avance qu'au milieu des modèles. Le langage est un lieu de rencontre entre le réel, le modèle et la liberté ; s'il doit servir de maison, le style architectural est décisif, pour juger du goût de son locataire. L'évolution irréversible semble être : la Caverne, la Tour d'ivoire, les ruines, le sous-sol, la caserne, l'étable, la salle-machines.

Les yeux sont plus dignes de foi que la langue, mais ils ne furent jamais à l'origine d'une hérésie. Les yeux sont toujours bavards, seule la langue sait doser mutisme et éloquence. Les yeux parlent, la langue respire.

On a raison de traiter les adjectifs en valets de chambre ou écuyers, accompagnant leurs chevaliers jusque dans la bataille. D'où le secret de l'écriture chevaleresque de Hemingway, où l'adjectif est presque invisible ! Rares sont les adjectifs qui auraient du panache, justifiant un ralliement ou une poursuite. Et la bataille, c'est le verbe : Nabokov rêvait d'une littérature, où le verbe affronterait l'adjectif. C'est dans la folie que le bon goût lexical se manifeste le mieux : l'intensité de Nietzsche part, presque exclusivement, des beaux noms, élancés vers la hauteur, tandis que chez un Artaud se démènent les adjectifs, nous entraînant dans des abîmes, ses fausses profondeurs.

Trois regards déterminent la qualité d'une écriture : sur le fond de l'âme mystérieuse (vénération vs ignorance), sur le passage problématique de l'âme vers le mot (talent vs authenticité), sur la forme résolue du mot (intensité vs rigueur). Un seul de ces regards absent, ou penchant trop nettement vers la seconde vision, - et l'écriture devient bancale.

Tuer son soi - le sui-cide - ah, si l'on pouvait ne se débarrasser que du soi connu, commun, bavard et immortel, pour rester avec le soi inconnu, indicible, vulnérable et renaissant !

Ni les mots, ni même les caresses, n'arriveront jamais à rendre, fidèlement, le fond de ce qui anime notre soi, chaud, palpitant et inconnu ; mais les mots, et surtout leur forme, peuvent avoir leur propre saveur, dont la fin principale serait de nous détourner du monde extérieur et de nous laisser en tête-à-tête avec le monde intérieur. On dirait, que le chinois l'ignore : « Quand elle passe par notre bouche, la sagesse est fade et sans saveur » - Lao Tseu.

Dans toutes les langues, un énoncé est un arbre, une formule logique, dont les nœuds sont des références d'objets ou de relations ; toutes les langues doivent incorporer la logique, et ce sont les moyens d'y insérer : des quantificateurs, des connecteurs, des déterminants, des négations et d'en fixer des priorités - qui les distinguent.

La philosophie n'habite que le langage (et non pas les concepts ou les vérités), puisque la consolation ne peut venir que du langage, et que, pour le philosophe trop réaliste et trop borné, la réalité et la représentation devinrent trop mystérieux ou trop techniques.

À la base de toutes les langues se trouve une grande banalité … ignorée de tous les linguistes : les mots (sons ou morphèmes) ne servent qu'à référencer les objets et les relations. À partir de là - l'histoire forme les grammaires, et les enfants l'apprennent avec une facilité prodigieuse, parce que la référence d'objet ou de relation est un méta-concept inné, a priori, et ce rapport est la seule méta-grammaire universelle que l'apprentissage universel instrumentalise. Les linguistes suivent le chemin inverse ; ce qui est sensé pour une machine est erroné pour l'homme. Des universaux linguistiques (Chomsky) n'existent pas.

Le terme de maxime est préférable à celui d'aphorisme ; celui-ci, remontant à la notion de frontière, nous place en compagnie d'horizon ou d'horizontalité, tandis qu'une maxime nous renvoie à la supériorité, à la perfection, à la verticalité. « La maxime est la plus arrogante des formes de langage » - Barthes.

C'est selon l'organe sollicité qu'on classe un écrit : l'oreille (une langue châtiée), l'esprit (les tableaux, les horizons), l'âme (la noblesse, l'intelligence) - un romancier, un philosophe, un poète. Les deux premiers, souvent, se contentent de leur seul organe de prédilection ; c'est le troisième qui, le plus souvent, en maîtrise tous les trois. Il se trouve que ce sont surtout des maximistes.

La langue offre ses services et à l'esprit et à l'âme. La première facette réduit le sens du discours – à la rigueur des représentations. La seconde – à l'expressivité des interprétations. L'oubli de la première favorise l'ignorance ou engendre le chaos, l'oubli de la seconde rend la langue – superflue, facilement remplaçable par la machine.

Le langage n'est rien dans la pensée mathématique, pas grand-chose - dans la pensée sensorielle, presque tout - dans la pensée métaphysique.

D'étranges trajectoires suivirent, dans l'Antiquité et au Moyen-Âge, les termes – philosophe, astrologue, mathématicien, géomètre. On appelait le philosophe – géomètre, l'astrologue – mathématicien, le mathématicien – philosophe et le géomètre – astrologue ! « Homère fut un astrologue » - Héraclite !

La philosophie du langage, si galvaudée outre-Atlantique, n'a aucun thème valable ; n'est possible que la poésie du langage, l'étude des déviations tropiques ; le langage a deux faces, l'interne (morphologie, syntaxe, logique, grammaire) et l'externe (associations avec des objets et relations du modèle représentatif) - je n'y vois aucune place pour un regard philosophique. Quant au sens, il se forme déjà au-delà du langage, avec des valeurs de vérité et de substitutions ; et il ne peut pas sortir du psychologisme.

Dans le mot, il y a toujours une partie de qui, l'écho du soi connu, et une partie qui, la voix du soi inconnu. Les idées ou le style, la rigueur ou le ton, le savoir ou le valoir.

Notre cerveau dispose de trois admirables machines : la raison spatiale (visant les structures – nœuds et arêtes), la grammaire temporelle (se pliant à la syntaxe et à la lexicologie), l'interprète spatio-temporel du discours (s'appuyant sur la logique et la précédence des opérateurs). Et la merveille du passage de relais entre ces machines est tout aussi prodigieuse.

L'analogie entre une logique et une langue : en logique - une représentation Close, une syntaxe, un interprète intemporel qui dégage des substitutions, dans la représentation, et des valeurs de vérité ; la langue - un monde et une représentation Ouverts, une grammaire, un interprète qui dégage un sens dans la réalité temporelle. L'Ouverture signifie une projection vers l'infini, où naissent ou germent la poésie et la philosophie.

La pensée est spatiale (une structure, réseau ou arbre), et l'énoncé (élocution ou écriture) est temporel. Pourtant, il faut savoir passer de l'un à l'autre ; c'est l'objet d'une méta-grammaire, traduisant des structures (communes pour tous les hommes) en suites de références (dont l'ordre dépend de la grammaire d'une langue particulière et du style d'un homme particulier) et vice versa ; ces méta-grammaires permettent de classifier toutes les langues du monde. Un jour, on inventera une langue artificielle spatiale, un espéranto conceptuel, où l'on ne lira plus de gauche à droite, ni de haut en bas, mais où l'on se mettra tout de suite à interpréter les idées, en choisissant soi-même le début et le parcours de sa recherche.

Une magnifique trifurcation du mot grec dialegesthai, l'art de la parole, aboutissant aux trois concepts, qui perdirent tout rapport entre eux - dialogue, dialecte, dialectique, et qui se retrouvent, miraculeusement, dans la littérature, car une bonne écriture résulte du respect des contraintes formelles universelles (un dialogue), de la maîtrise des moyens langagiers individualisés (un dialecte), de la noblesse du but intellectuel abstrait (une dialectique).

Encore une attitude à réhabiliter : le dilettantisme – laisser éclater la délectation, la réjouissance, et cacher les pinceaux de la maîtrise.

Confusion regrettable dans le verbe entendre, où la compréhension et la sonorité se disputent la priorité. Et si la musique était plus probante que la logique, dans je m'entends, qui perce dans le cogito ?

Trois facultés si nettement distinctes : la représentation, l'interrogation, l'interprétation – les fonctions synthétique, langagière, analytique ; pourtant, les Anciens employaient le même mot, pour désigner tout cet ensemble – la dialectique.

La langue, ce sont des matériaux de construction, plus les normes de leur résistance ; le discours personnel, c'est l'œuvre d'un architecte, bâtie sur ses représentations, face aux exigences de la réalité ; la langue ne peut avoir de relations algébriques qu'avec des représentations, et donc toute idée d'un isomorphisme quelconque entre la langue et la réalité (Wittgenstein) est une pure absurdité. Et lorsque la langue suit de trop près la représentation, disparaît toute créativité de l'ange et s'installe le mal de la bête : « Le mal radical - la chute du langage dans la représentation »** - Derrida.

La fonction principale du langage dans la philosophie n'est ni l'herméneutique (Heidegger) ni l'analytique (Wittgenstein), mais la poétique - la qualité du chemin mental, qui mène de la référence à l'objet, de l'étiquette à la structure, de l'immédiat à la métaphore, de l'intemporel au mouvement, du factuel à l'émotionnel, du neutre à l'intense.

Le parcours d'un créateur - son commencement, ses contraintes, ses moyens, ses buts – tout y est hors langage ; le langage, ce ne sont que des chemins d'accès aux étapes de ce parcours. « Le texte n'est qu'un petit rouage dans une machine extra-textuelle »** - Deleuze.

L’ambigüité latine, entourant le couple anima/animus, nous faisait croire, que l’Antiquité prônait une paix d’âme, tandis que c’est l’équilibre ou la tranquillité d’esprit qui furent visés. En revanche, le Bien, le plaisir, la vertu devaient assurer la bienheureuse intranquillité de l’âme. Le même discrédit frappait la passion, qu’on associait avec la souffrance et non pas avec l’extase ou l’enthousiasme.

Tant de fronts froncés au-dessus du savoir ou de l'esprit absolus, tandis que, pour les Germaniques, écrasés par l'érudition hégélienne, ce mot signifierait tout bêtement absous, résolu, réconcilié, suite à la brumeuse résolution dialectique, débouchant, Dieu sait pourquoi, sur une perfection. La même fortune (pour)suivit les mots universel, aliéné, essentiel. D'ailleurs, la dialectique, qui ne se rend pas compte, que la plupart des contradictions se réduisent au choix de langages et non pas à la logique, est bancale, comme le sont des concepts qui lui sont attachés.

La langue fait ouvrir les yeux et dresser les oreilles, mais le regard et sa hauteur doivent leur formation - à l'âme, qui préside à la conception du premier et au sens du dernier pas des mots.

Il n'existe pas de concepts philosophiques, il n'en existe que des métaphores. Toute prétention des Professeurs au contenu indépendant du langage est vaine : « Tout contenu qui est lié à la forme verbale d'un discours n'est pas un contenu philosophique » - Kojève. Mais la valeur des métaphores dépend de la représentation sous-jacente, dans laquelle se retrouvent des concepts, dictés, dans la plupart des cas, par le bon sens et non pas par une science quelconque ; ces concepts sont donc plus près des fantômes intuitifs que des espèces maîtrisées.

Tout ce qui a un nom a aussi une date et un lieu, ce qui enchaîne et limite. Une liberté profonde : donner au nom existant un sens nouveau ; une liberté haute : trouver un nom nouveau à un sens existant, inventer de belles couronnes de noms honorant l'innommable.

Les philosophes titulaires, chez qui on n'a jamais vu de bons linguistes, de bons logiciens ou de bons mathématiciens, introduisirent un chaos dans l'interprétation des notions limpides de ceux-ci : verbe, sujet, objet - chez les premiers ; vérité, négation, prédicat - chez les deuxièmes ; infini, vide, ouvert - chez les troisièmes.

Quand je lis le linguiste borné ou le philosophe vague, je comprends qu'il est impossible de savoir ce qu'est la langue, si l'on ne sait pas ce qu'est la raison, et qu'il est impossible de savoir ce qu'est la raison, si l'on ne sait pas ce qu'est la langue. Il manque, respectivement, un bon quantificateur universel ou un bon quantificateur existentiel.