HOMMES

Les hommes ont tenté toutes les formes de cohabitation : meute, bande, volée, clan, club, caste, pub, secte. Leur préférence alla finalement à troupeau, car marcher, bêler et paître résument mieux leurs besoins que les ailes, les mots, les rites et les soifs. Le berger, aujourd'hui, n'est ni prêtre ni roi ni peuple, c'est un mouton comme tous les autres : le même regard vers le bas, le même goût pour l'ivraie, la même quiétude d'âme faute de brebis égarées. Le mouton individualiste et égoïste s'appellera robot.

P.H.I.



 


Noblesse

Les hommes acceptent tous les privilèges matériels, mais regimbent devant tout privilège spirituel, contre toute forme d'aristocratisme d'âme. Jadis, l'aristocrate fut avec les hommes qui prient, contre l'homme qui s'abêtit. Aujourd'hui, il aimerait mieux être, avec l'homme, plus près de la bête plutôt que, avec les hommes, se compromettre avec les machines.
VALOIR

Intelligence

Sans l'intelligence, les hommes auraient pu continuer à croire vaguement en poésie, en fraternité, en souffrance. Mais la lucidité rigoureuse les transforme de plus en plus en salopards transparents et efficaces. Les dieux les menaçaient de foudres, les calculs permettent surtout de fabriquer des paratonnerres et d'authentiques indulgences.
VALOIR

Art

Jadis, l'artiste fut près du journalier et du manant. De nos jours, il est placé juste après le journaliste et avant le savant. L'artiste débuta dans l'habileté technique, fit un long détour par la beauté gratuite, pour sombrer dans la décorativité dispendieuse, en compagnie des arts ménagers et de la créativité des motoristes.
VALOIR

Solitude

Happé par la solitude, je peux néanmoins être plein des hommes. Pour t'en débarrasser, oublie la mémoire et l'oreille, fais-toi regard et invention. Toute recherche réussie d'authenticité débouche sur un modèle forumique. Mets au milieu de ton temple en ruine - le rêve désincarné, transmettant au ciel hostile ta prière en loques.
VALOIR

Souffrance

La modernité a réussi à escamoter tout ce qui parle de souffrance. Les murs les plus épais la séparent des hôpitaux, du prochain, de l'âme. La souffrance moderne ne vit que de l'attention que lui portent les autres, ne se traite que par l'intervention des autres, ne meurt qu'entourée de la robuste santé des autres. Quand l'angoisse tarit dans l'âme, c'est la poisse qui coule des mains.
DEVOIR

Russie

Toutes les tribus sur Terre se divisent en deux clans : les fanatiques et les marchands, les deux se vouant mutuellement une grande curiosité. La seule tache blanche, ne suscitant ni intérêt ni sympathie, est la Russie. La merveilleuse langue russe est la seule à creuser un fossé pneumatique et grammatique entre l'homme (человек) et les hommes (люди).
DEVOIR

Action

La valeur des hommes est dans leurs actions de dératés. La valeur de l'homme est dans ses inactions ratées. C'est l'impossibilité d'agir contre les hommes qui fait l'homme rare et le mouton prolifique. La disparition de l'acte solitaire est signe de notre époque ; le rêve ne trouve plus de compagnon en chair, et l'utopie n'atteint même plus une page.
DEVOIR

Cité

La cité devint si mécanique qu'on oublie parfois qu'elle fut créée par les hommes. Les hommes en entretiennent les maternités et mouroirs, mais c'est le robot qui assure le reste des vies préprogrammées et interchangeables. Aucun tonneau, aucune ruine ne seraient plus tolérés comme habitat près des forums coquets aseptisés.
DEVOIR

Proximité

Les antipodes devinrent si proches, que les hommes n'éprouvent plus le besoin de recréer une proximité avec ce qui les appelle de l'infini. Tous les horizons sont scrutés, toutes les profondeurs sont bien sondées et la hauteur n'apporte aucun signe prometteur de poids ou de volume. Autant rester avec sa cervelle si proche des autres et si plate.
VOULOIR

Ironie

Appliquée aux hommes, l'ironie devient indifférence ou cynisme, qui cimentent la cohésion, mais dévitalisent l'adhésion. Que les hommes délaissent les souterrains irrespirables et les mansardes insalubres, c'est compréhensible, mais qu'ils choisissent l'étable, au confort certain et commun, est si gris que l'ironie aurait besoin de toute sa palette, pour le mettre en relief.
VOULOIR

Amour

Un vagabond juif suggéra aux hommes l'amour comme contenu de leur regard sur autrui et sur le ciel. L'Autre devenu un alter ego interchangeable et jetable et le ciel se vidant, les hommes perdirent le fond paradoxal de leurs yeux et s'identifièrent à la forme banale de leurs oreilles. L'amour des hommes est aujourd'hui affaire de mimétisme.
VOULOIR

Doute

L'homme fut synonyme des hommes, tant que leurs doutes respectifs étaient d'une même ampleur. L'homme ne sait plus où placer son encombrante indécision, les hommes affichent leurs certitudes avec une paix d'âme inégalée. Pour la première fois dans l'histoire, la destinée des hommes est bien comprise - devenir des machines infaillibles et insensibles.
VOULOIR

Mot

Plus la communication entre les hommes se réduit aux images cosmopolites, visuelles et sans musique, plus le mot perd d'audience et d'auditoire. Peut-être, il vaut mieux, pour lui, de mourir comme un grain, plutôt qu'être adjoint à une collection minéralogique, à côté d'un papillon crucifié ou d'un diamant déprécié.
POUVOIR

Vérité

Quand un sage s'intéresse à la vérité, cela produit des confessions cafouilleuses ou des testaments injustes. Chez les hommes, la vérité ne se conçoit qu'en codes et modes d'emploi. Pour les hommes, le contraire de la vérité trouvée, c'est l'ignorance ; pour le sage - la vérité recherchée. Laisser les vérités enracinées enterrer leurs morts, les ressusciter par le langage.
POUVOIR

Bien

En termes statistiques, l'humanité n'a jamais pratiqué le bien à une échelle aussi vaste. Mais l'absence de perspective ôte à ce tableau tout semblant de vie. On ne fait du bien que les yeux perdus au fond de son immobilité et non pas en exécutant un geste, qui est toujours superficiel, il ignore la profondeur de la honte et la hauteur du regard.
POUVOIR
 

 



Le temps est proche, où les gestes les plus fatidiques seront accomplis en mode virtuel. Jadis, on réglait les démêlées charnelles ou spirituelles en temps réel, à coups de massue ou de messe. Aujourd'hui, on assassine ou se confesse de plus en plus télématiquement.

L'homme moderne commence par la mise en sourdine de nos instincts de loup ou de hyène ; l'instinct de mouton aura été le dernier à survivre chez l'homme postmoderne, puisque le robot, qui s'installa en lui, en évinçant le mouton, n'a pas d'instincts, que des algorithmes. Jadis, on parlait d'instincts de survie ; aujourd'hui, c'est la survie de l'instinct qui est en cause.

Tous les esprits clabaudeurs prédisent à l'humanité un abîme, matériel ou moral : « La nature des peuples est d'abord rude, ensuite sévère, plus tard - débonnaire, après - délicate, et finalement - dissolue » - G.B.Vico - « La natura dei popoli è prima cruda, poi severa, quindi benigna, appresso delicata, finalmente dissoluta ». Je ne suis pas du tout de cet avis : ce qui attend cette humanité est une immense et paisible platitude. Et qui est aussi inepte que son contraire de jadis, l'immense et fumeux destin, en dents de scie, et qui n'est que comédie, tandis que ce qui est réellement tragique, c'est la liberté.

Le monde devenu un village, l'appel du lointain ne peut plus venir que des profondeurs folkloriques ou des hauteurs aristocratiques.

S’adresser à son soi inconnu, c’est parler devant Dieu, c’est avoir des choses à se dire. L’intello parisien est sûr d’avoir beaucoup de choses à dire, mais il ne parle que parce qu’il n’a rien à se dire.

Le sentier de Nietzsche à Nice : Zarathoustra descendant du train, se faufilant parmi les villas des notables d'Èze, en compagnie des professeurs anglo-saxons de philosophie, et débouchant sur un restaurant pour les Monégasques. Censé représenter la sauvagerie, la solitude et le danger.

Les études plantent en nous un arbre du savoir, mais toutes les étapes de mûrissement, de ramification et de floraison sont désormais mécanisées, la commercialisation des fruits restant le seul souci permanent visible.

Les sceptiques vouent le monde aux catastrophes. Il va les démentir par une paisible robotisation et la muséification de l'art et des passions. Où l'on lira : « Celui qui finit par comprendre, que la vie est dans l'inquiétude et l'angoisse, cesse sur le champ d'être homme ordinaire » - A.Blok - « Тот, кто поймёт, что смысл человеческой жизни заключается в беспокойстве и тревоге, уже перестанет быть обывателем ».

Jadis, la poésie de l'art apportait aux cœurs, bronzés ou brisés, un complément de l'âme, nous permettant de ne pas succomber au poids de la raison prosaïque. Mais, visiblement, la vie fut prédestinée à se réduire aux algorithmes ; il s'agit, désormais, de dresser un bûcher funèbre pour nos rythmes d'antan, pour nos livres et nos étoiles : « La Loi de la vie se grave dans des machines et non plus dans des livres » - Volochine - « Законы жизни вписаны не в книгах, а в машинах ».

Jadis, on écoutait les meilleures des voix au milieu d'un silence ; mais depuis que la voix médiocre obtint l'accès à l'écoute publique, on est condamné à tendre son oreille au milieu d'un brouhaha. Cette sur-sollicitation de l'ouïe dévitalise la vue, la grisaille des choses racoleuses décolore le regard exigeant. Les Valéry, Malraux, Sartre modernes n'ont aucune influence sur les débats publics, puisque personne ne les entend ou ne les distingue dans le tintamarre ambiant égalisateur (das lärmende Gezwirge - Nietzsche).

Aujourd'hui, l'art périt non pas par désintégration et pourriture (Arendt), mais par son intégration infaillible dans le monde des marchandises et par l'enfouissement sécurisé de ses déchets.

Notre époque : la déification des choses et la réification du divin. Dieu est de plus en plus accessible, et les choses se réduisent de plus en plus à leurs images normalisées.

Temps modernes : les illusions, qui se calculent comme les certitudes. Jugement Dernier voudrait dire calcul ; la dernière aube pourrait déchiffrer le rêve du premier matin de la Création.

Le problème n'est pas que les hommes ne sachent rien ou ne soient rien, mais que ce qu'ils savent et ce qu'ils sont se réduise aux algorithmes.

L'homme moderne n'est ni fils des étoiles ni cousin des singes, mais proche parent des robots.

Signe d'âge mûr, l'immersion dans les moyens, l'indétermination des buts. La jeunesse actuelle est la plus mûre, la plus vieille depuis deux mille ans ; elle ne demande que plus de moyens, pour rejoindre le plus vite possible ses crapules d'adultes. Jadis, les mômes marquaient du sceau d'infamie les buts des grands ; aujourd'hui, ce sont les vieux qui sont dégoûtés du cynisme des jeunes. Juventuti veritas ! - clament-ils, doctes, au lieu de veritati juventas ! La jeunesse, c'est la recherche de titres de noblesse ; aujourd'hui, ces vieillards précoces « sont assez mûrs, pour se passer de toute noblesse » - Novalis - « sie sind reif genug, den Adel zu entbehren ».

Tentative de prophétie : on ne saoulera plus les mômes avec des contes de fées (finis les mythes !), on les sèvrera au Manuel de Référence du Nourrisson Stagiaire (apprentissage de rites !). La musique (ce qu'insufflent les Muses !) sera évincée par la casuistique (ce que dicte la ruse !) Après la poésie et la philosophie, l'humanité se vouera à la programmation - les mythes, les rites et les rythmes céderont la place à l'algorithme, cette exacte métaphore de l'état positif.

Aujourd'hui, l'ordinateur, mieux que l'homme, résume l'espèce humaine. Dans l'Antiquité, l'homme fut plus vaste que l'humanité ; avec les Encyclopédistes, l'équilibre entre les deux fut atteint ; aujourd'hui, l'homme n'est qu'une notice d'utilisation d'un rouage insignifiant des hommes. L'homme est à la traîne des hommes. L'humaniste aime l'homme ; « qui aime encore l'humanité ? - les cyniques et non pas les humanistes » - Kontchalovsky - « Человечество любят не гуманисты, а циники ».

L'élégance, c'est la culture du passé. La barbarie, c'est la cultivation du présent. L'élégance barbare, c'est le culte de l'avenir. Disserter sur le passé, déserter l'avenir. Sortir du présent, sertir le passé. L'homme moderne, c'est « l'ahurissement débile devant son temps »* - Pouchkine - « слабоумное изумление перед своим веком ». Le présent m'appartient, c'est pourquoi je ne peux pas en être libre, j'en suis l'otage ; je ne suis libre que face à l'inatteignable, otage de l'éternité. « La peur de ne plus suivre son temps est l'aveu de son esprit moutonnier » - Tsvétaeva - « Страх отстать - расписка в собственной овечьести ».

Le déluge de la raison et la colombe de Noé. Aucune feuille d'olivier à attendre, que des feuilles couvertes de chiffres.

La poésie est morte ; il est temps d'en oublier les épitaphes et d'en écrire la biographie posthume. La défunte suivante sera l'âme, mais il n'y aura plus ni nécrologistes éplorés ni notaires s'intéressant au testament d'une migrante ininsérable.

Je ne choisis pas la cause des naufragés pour les renflouer. Les seuls vaincus dont je partage les mouises, sont bâtisseurs de ruines, de châteaux en Espagne. Châtelains sans château me sont plus chers que navigateurs sans voile. « Les bâtisseurs de ruines, seuls sur cette terre, sont au bord de l'homme et plient au ras du sol des palais sans cervelle »*** - Éluard.

Impossible d'imaginer un rôle de l'homme moderne interprété par un chant. Ce qui est si facile avec un pharaon, un moine ou un hussard - nous avons perdu en théâtralité jusqu'aux goûts d'opérette.

Les Anciens attaquent des poètes et des sophistes, et non pas la poésie et la sophistique. Aujourd'hui, avec l'extinction des métaphores, l'homme moderne ne sait même plus ce que sont la poésie de l'âme ou la sophistique de l'esprit ; la rhétorique de comptable lui suffit.

Dès que les hommes me trouvent une place, je me sens perdu. Et pour me retrouver, je charge les hommes de mille ignominies pour les fuir, plus vite et plus loin.

Je n'admire guère le courage populacier du faible David, défiant Goliath si fort ; j'admire le noble courage, la faiblesse divine de Jésus, baissant les bras devant le puissant de ce monde, Ponce Pilate.

Quand on ne sait pas se donner ses propres contraintes, on se cherche des ennemis. Est philosophe celui qui sait se passer d'ennemis ; si mes pour sont universels et s'adressent à l'univers entier, mes contre individuels se tourneront vers les limites que j'aurais dessinées moi-même – le oui stratégique du regard et le non tactique des yeux.

Vu de loin, la vie des hommes ressemble de plus en plus à un jeu de réflexion, et la vie de l'homme - à une loterie. La machine dicte l'enjeu du premier et les règles du second de ces jeux.

La boutade du nez de Cléopâtre est plus instructive que toutes les fariboles sur le Zeitgeist de l'histoire. L'histoire de la philosophie est dans l'humilité, la philosophie de l'histoire est dans l'audace. Les hommes croient le contraire.

Tous ceux qui se trouvent sur la scène publique se voient en victimes de calomnies, de complots, d'incompréhension, de cautèle. Vu d'un peu plus près, toutes ces véhémences se réduisent aux peccadilles de date, d'adjectif, d'hypothèse. Les purs rêvent de haute opacité tourmentée, seuls les transparents nagent dans la plate clarté, aux ondes microscopiques.

Deux rôles, en tant que positions réelles ou poses artificielles, sont les plus répandus parmi les hommes - le veinard et la victime. Ce qui est tragico-comique, c'est que les veinards réels adoptent la pose de victimes des hommes, et que de vraies victimes cherchent leur consolation dans la pose de veinards de Dieu.

Deux lignées d'hommes, remontant à Prométhée ou à Orphée, au feu ou à l'air - la technique ou la musique, servir l'esprit ou s'asservir à l'âme.

La science devint l'ennemi numéro un de la culture, dont le but fut jadis de nous relier au passé. La science, jadis Muse des stoïciens, devint mégère ou vache à lait. C'est pourquoi les USA sont à la tête de ce funeste progrès. La science unifia l'Univers et se sépara de la vie ; son univers unifié manque cruellement de variables libres et n'offre au regard que des constantes serviles.

Le journalisme devint presque le seul lieu du dialogue des intellectuels, et se médiatiser - un sujet capital. Le livre n'est plus qu'un supplément d'images médiatiques.

L'intellectuel européen prétend apporter du sens aux choses, une naïveté surannée. Le sens naît de la délibération entre l'utilisateur et le propriétaire des choses, délibération se déroulant dans le langage vainqueur, celui d'Hermès. L'intellectuel devrait s'intéresser aux alternatives langagières plutôt que doctrinales.

Résolument moderne - ils pensent que c'est très intelligent, signe de supériorité et de maturité. Hommes d'une saison, d'une seule prise d'images, d'une section plane, hommes des empreintes. L'homme du climat est irrésolument, problématiquement - ou, mieux, mystérieusement - passéiste, car au passé sont toutes les saisons de l'arbre qu'il veut être. « Revenez aux Anciens, et ce sera du progrès » - Verdi - « Tornate all'antico e sarà un progresso » - nos Virgile ne lisent plus Homère et deviennent journalistes.

On entre dans une époque sans visages ni ailes ni piédestaux. Toute verticalité se mue, doucement, en une platitude, plus juste, plus performante. Tous les visages expriment la même certitude : je suis à ma place, ce temps est à moi, je sais où je vais. Troupeau lucide : « Reconnaître sa place - tout est là : c'est à dire devenir soi-même » - Bélinsky - « Узнать своё место - в этом всё, это значит сделаться самим собой ».

Comment se forme l'universalité moderne : tous les critères sont ramenés à l'économie, tous les résultats sont numérisés et munis de coefficient de réussite, la moyenne est calculée et proclamée universelle et désirable. La vraie universalité est métaphysique, qualitative, au-dessus des statistiques ; elle est la hauteur du mystère divin, dont le monde est le vaste problème et l'homme – la profonde solution.

L'homme est un miracle grandiose, et lui inculquer qu'il n'est rien, qu'il n'est même pas dieu, comme le dit l'une des interprétations de la sottise delphique, est une profanation. Et si l'homme doit être humble et honteux, c'est parce que ce miracle ne se traduise ni en actes ni en pensées ni en images.

Le désintérêt pour les commencements, l'incapacité de les réinventer, l'obsession par la routine de l'intermédiaire ou par la prose des finalités calculables. « Il est si difficile de trouver le commencement. Ou mieux : il est difficile de commencer au commencement »** - Wittgenstein - « It is so difficult to find the beginning. Or better : it is difficult to begin at the beginning » - ce n'est pas une question d'effort mais de goût, de talent et d'intelligence : « Fais cortège à tes sources » - R.Char.

Le feu est mon commencement, la terre est ma contrainte ; mes moyens sont dans le liquide, où je peux alterner d'être éponge ou fontaine, et dans l'aérien, où mon propre souffle doit faire vibrer mes propres fibres. Mais l'homme moderne est en plastique étanche, et, dépourvu de souffle, il abuse d'instruments à vent.

Des prêtresses d'Athéna, en pensionnaires consentantes des lupanars d'Hermès. Des sacrificateurs d'Hermès officiant devant des temples d'Athéna. L'intelligence au service de l'économie.

L'esprit français est l'heureuse rencontre de l'ampleur latine amphigourique, élégante et légère, avec la profonde ironie anglaise et le haut lyrisme germanique.

En France, le terme d'aristocratique devint injurieux, pourtant on y trouve tellement de têtes nobles ; en Angleterre, l'ébahissement servile devant les titres aristocratiques, et l'absence complète de toute noblesse.

Une des dernières illusions culturelles - croire en ascension du discours, tenu, progressivement, au nom de la Haute-Savoie, de la France, de l'Europe, de l'humanité civilisée. Tôt ou tard on comprendra que dans cette élévation la part de l'homme se rapetisse. On ne verra plus d'esprit au milieu de la lettre.

La culture s'hérite verticalement par l'esprit, la civilisation s'attrape par contamination horizontale de la chair. Signes des temps nouveaux : esprit charnel, chair abstraite. Politique et sciences de l'homme.

L'homme de la nature : l'imposture incohérente. L'homme moderne : l'authenticité calculée. L'harmonie artificielle leur manque, l'incohérence harmonique de Valéry.

Le silence ambiant est ce que les hommes redoutent le plus. Cette frayeur favorisait jadis l'artiste, qui créait l'illusion de sens ou de musique, pour les hommes muets et isolés. Mais depuis que tous les hommes se mirent, volontairement, dans un troupeau, beuglant en permanence, tout message d'ailleurs devint inutile, les messageries au quotidien se chargent, pour combler un vide fétide. L'époque est sourde à la musique et muette en esprit ; le pauvre homme est amené à dédier tout son esprit au caquetage des places publiques.

Tant de carapaces protègent l'homme moderne, devant tant de flèches décochées par ses semblables. Visiblement, l'endroit vulnérable des Achille ou Siegfried d'aujourd'hui n'est plus ni dans la tête ni dans le sexe, mais entre les deux, dans ce vide béant du cœur, qui n'est sollicité par aucun archer.

Les attributs des empereurs et des saints, dans la très républicaine Académie Française. Ceux des agriculteurs et des marchands, à la Chambre des Lords. L'aimable hypocrisie, productrice du kitsch.

La même, et étrange, intonation, faite du mot distant, se reflétant dans lui-même et effleurant à peine la vie, se retrouve chez cette sorte de métèques que sont Casanova, Pouchkine, Nietzsche, Valéry, Nabokov, Cioran. Ne pas être sûr de ses racines ou de ses paysages aide à cultiver le climat de son propre arbre.

Le beau concept d'arbre subit des outrages des temps modernes : il se mue facilement en un graphe ; son parcours suit des stratégies programmables - profondeur ou largeur d'abord (la hauteur nous vouant aux cercles vicieux et étant laissée aux vent et ciel improductifs) ; la généalogie (des paysages) surclasse la météorologie, l'attente de saisons nouvelles (des climats).

Trois belles races se succédèrent – les héros, les poètes, les penseurs – Odysseus avant Homère, Homère avant Héraclite. Et ils disparaissent dans le même ordre (en mode FIFO – first in first out) : le héros appartient déjà au passé ; au présent s'achève l'extinction des poètes ; le penseur, bientôt, les rejoindra dans le néant des cœurs, des âmes et des esprits. Dans ce monde digitalisé, il ne resteront que les robots.

Quand, en croisant mes contemporains, je me désespère de ne pas trouver parmi eux la moindre trace de l'âme, je me dis que je me trompais peut-être, en voyant dans l'âme un organe universel de sensibilité et de création ; et si elle n'était que la création même, une création arbitraire, sans aucune réalité psychique ou mentale, une création des poètes, des rêveurs, des marginaux ? Cette hypothèse me glace.

Ce qui devint ennuyeux, dans la société moderne, c'est que toute intelligence y est récompensée ; la noble libido sciendi (comme la lascive libido appetendi) se transforme, volens nolens, en vulgaire libido dominandi. Tant de beaux mouvements restés sans objet, puisque la bêtise n'ose plus lever la tête. Elle est le paria de nos temps, et la foucade, la légèreté, la nonchalance avec.

L'éviction successive de la poésie de toutes les sphères de l'intelligence. Aux origines, il suffisait au Poète de pratiquer l'interprétatif - les dieux, l'Histoire - (le scribe attitré le supplanta, avantageusement) ; ensuite, le Poète se reclassa dans le représentatif - les idées et les justifications - (l'érudit reçu ou admis le ridiculisa) ; hier, le Poète se réfugia dans le discursif - les images et les sons - (mais les bonnes oreilles se firent rares et l'image synthétique contenta les autres). Aujourd'hui, rien d'étonnant que le Poète s'accroche au non-figuratif, où l'on le confonde avec l'idiot du village.

Éructer ses indignations, ne pas décolérer, être celui par qui le scandale arrive, imiter la dégaine des ruffians – telles sont, aujourd'hui, les recettes du succès littéraire. Qui se soucie encore de l'état apaisé des esprits et de la musique de l'âme ? La grossièreté de masse l'emporte désormais sur la noblesse de race.

La plupart des hommes agissent d'ores et déjà en kantiens pratiques : leurs actions peuvent s'ériger en législation universelle, telles les trois lois de la robotique d'I.Asimov.

L'arbre est d'autant plus grand, qu'il porte plus de variables, pour s'unifier avec le monde ; dans le refus du grand arbre de pousser, Zarathoustra voyait le signe avant-coureur des pires calamités du monde. Mais il a mal vu le remède : apporter des solutions à toutes les énigmes ou verser de la lumière de midi sur toutes les ombres - quel outrage au mystère et à la nuit ! Toutefois, y échappent les ombres les plus intenses, les plus courtes, à travers lesquelles je pourrais encore voir mon étoile danser.

Tout blasé se lamente de l'ennui et de la bêtise des hommes. Défaillances si faciles à ignorer, et avec superbe ! J'achoppe beaucoup plus sérieusement à la pétulance et à l'intelligence de mes semblables, qualités exercées avec l'infaillibilité des robots élégiaques (Cioran).

La même antienne, deux fois séculaire, de Balzac à Cioran : l'échec retentissant d'un monde à la dérive, bouleversant toute la tribu. Moi, je vois le paisible succès d'un monde sur-ordonné, étouffant l'élan de tout solitaire. Par ailleurs, toute dérive, aujourd'hui, se calcule comme toute autre trajectoire en continu.

La dé-cadence n'est pas une chute quelconque (hors d'un occulte être, vers un occulte étant), elle est l'insensibilité aux meilleures cadences, aux convulsions et exultations. La chute des âmes perdant leurs ailes (Platon).

L'Europe ne connaît plus ni un crépuscule (O.Spengler) ni un naufrage (Heidegger). Son besoin d'astres, exprimé en mégawatts, est comblé ; la platitude jusqu'à tous les horizons satisfait l'ancien appel du large (Europe voulait dire – vaste regard). Se passer d'astres, c'est le dés-astre.

Dans l'homme de jadis, il était facile de deviner la fonction, qu'il exerce comme un joueur enjoué. De nos jours, on ne voit que des fonctions, avec des hommes indiscernables et interchangeables, qui les remplissent avec le sérieux des pions.

Le délire des professionnels : l'homme n'apparaît qu'au XIX-ème siècle. Justification : la sociologie n'était pas née plus tôt. Et c'est pire encore avec le vice et la psychanalyse.

Tout ce qui est sel de la vie se dépose, aujourd'hui, aux endroits couverts de carapaces et dépourvus de plaies. L'enfance à fleur de peau s'extasie sèchement ; la sénilité en fleur de l'âge s'anesthésie sagement .

Les seuls métèques à l'échelle planétaire, les Juifs, exilés ou errants, clament l'universel. Mais au lieu de chercher une patrie éphémère et exaltante du côté des nues, des horizons ou des catacombes - donc, dans la hauteur, le souffle ou la honte - ils la trouvent sur un sol solide et anonyme : dans le savoir, les droits de l'homme, les polémiques d'écoles. « L'univers entier est la patrie des âmes hautes » - Démocrite.

Pour calmer les ahurissements des psychopathes, par une thérapie aussi efficace que la psychanalytique, on aurait pu substituer au souci du sexe celui de la digestion, du muscle ou de l'oreille ; dans tous les cas de ce genre, c'est la foi qui sauve.

Deux démarches opposées : désenchantement du monde par l'humanisation du divin, enchantement par le monde dans la divinisation de l'humain.

Retour à la nature peut signifier deux choses diamétralement opposées, puisque, pour les adorateurs du robot, ce qui est le plus prodigieux chez l'homme - le sacrifice et la fidélité - sont contre la nature !

On se libère du cadre national, on s'élève à l'humanité et l'on finit par ne plus avoir pour interlocuteur que le robot ou une page blanche, dont personne ne veut.

Le blasphème est ici plus blême que la profession de foi, le juvénile est plus servile que le vieillard, le rebelle est plus rationnel que le conformiste.

Ce que l'homme fort du moment appelle ses aventures est à portée de tout mufle, pourvu d'assez de pécunes (le mot apparenté au pecus – troupeau) et d'assez de temps, pour lire le journal ou fouiller la Toile. Le vrai aventurier invente ses aventures.

Soyons honnêtes : l'homme-robot lui aussi vit de l'illusion, celle que le calcul épuise toutes les opérations humaines. Le pugilat face à la danse, le tournoi face au bal, tournoi d'algorithmes, bal de rythmes.

Le nombre de mufles est le même dans les châteaux et dans les chaumières, mais contrairement à tout le reste les premiers offrent soit des toits percés vers les étoiles, soit des souterrains hantés par de beaux fantômes. Tout ce qui est habitable m'est irrespirable.

De mes trois patries adoptives - « unheimliche Heimaten » (Freud) - il ne me reste que trois exils sans issue, trois nostalgies sans partage : poésie allemande, âme russe, esprit français. « Mal du pays sans pays » - Nietzsche - « Heimweh ohne Heim ». Il m'arrive de regretter de ne pas être Juif, comme Celan ou G.Steiner, pour me recroqueviller dans une neutralité distante.

Toute harmonie se réduit aux nombres, mais aux nombres câblés qu'excluent les alphabets de l'âme tâtonnante. L'horreur de notre époque est que le nombre crève la vue et que l'âme se munisse de capteurs froids et infaillibles. Le plasticien évalue la nature ; la machine porte le verdict au rêve. Et l'homme se machinise, ses rêves naissent dans son cerveau en veille et non pas dans une nuit astrale. Les cœurs, ces organes ataviques : « La civilisation occidentale remplit le cerveau de connaissances, sans chercher à remplir le cœur - de compassion » - Dalaï-Lama.

Jadis, les livres de fiction nous renvoyaient à ce qui se chantait dans nos rêves, ensuite – à ce qui se faisait dans la vie, enfin – à ce qui se voit à la télévision. Ces étapes marquent l'expiration de l'âme, de l'esprit, du cœur. Le regard, créateur d'images personnelles, s'éteignit, il ne restent que les yeux, dévoreurs d'images communes.

La ruine des âmes est, aujourd'hui, si vaste, que même en ajoutant la haute conscience à la science profonde, on reste dans une platitude.

Le culte de l'arbre naît avec cette découverte, qu'aucune racine ne puisse être naturelle. Le déracinement seul permet de n'être abattu ni par la chute de fleurs ni par la brisure des branchages et de continuer à croire en l'appel désespéré des cimes, à partir desquelles on se met à bâtir un arbre artificiel, au cours d'un dialogue : « J'avais besoin d'un poumon, m'a dit l'arbre : alors, ma sève est devenue feuille. Puis, ma feuille est tombée ; et mon fruit contient toute ma pensée sur la vie »** - Gide. Un autre destin de la feuille : devenir inconnue, pour s'unifier avec d'autres arbres : « Comme est la nature des feuilles, telle est celle des hommes » - Homère.

Plus de liens viscéraux, en dur, en chair et en os, que des liens calculés, déduits, virtuels. Le métier de Gordias s'informatise, tout nœud s'incruste dans un réseau sémantique, dont l'interprète rejeta la hache et ne fait qu'appliquer des règles, pour qu'aucun gémissement ne mette en branle la paix associative et transitive.

Depuis un demi-siècle, tous les nigauds prétendent, que la vitesse est la source du malaise ambiant. Tandis que c'est, chaque fois, la perte de hauteur, le nez-à-nez avec ce qui bouge, qui est le vrai mal. La vitesse n'est affaire ni des pieds ni même des ailes, mais du regard (« À mon regard je rends la liberté, et à mes pieds - Hadès » - Euripide). Ce qui est propre à notre époque, c'est que la désertion des altitudes prend l'allure d'une désertification irréversible.

Tout homme porte en lui quatre parties égales en puissance : un sous-homme (l'homme du souterrain de Dostoïevsky), un surhomme (l'homme d'acquiescement de Nietzsche), un homme (le moi inconnu) et le reflet des hommes (l'Autre en moi de Sartre). Le dernier quart devint l'homme effectif, au détriment de l'homme électif, qui résumait les trois premiers. Le sous-homme devrait être pris au sérieux, c'est sur le surhomme qu'il faut concentrer nos sarcasmes. Pour ne pas devenir porte-voix des hommes, il faut ne parler qu'à l'homme. Chaque face ne se polit qu'au contact avec l'interlocuteur de la même race ; c'est pourquoi : « Chaque fois que je me suis trouvé parmi les hommes, je suis revenu moins homme » - Sénèque - « Quoties inter homines fui, minor homo redii ».

Deux sortes de patrie : endormie ou évéillée. La première se laisse abuser par des aigrefins ou berce mes rêves ; la seconde calme mes aigreurs et fait de moi - un aigrefin.

Tout prototype de structure, tout archétype d'objet aboutit, chez l'homme moderne, à un stéréotype de comportement. L'homme comme machina ex Dei.

Est humaniste celui qui veut protéger l'homme, toujours défait, de l'emprise des hommes, toujours triomphants.

Dans toutes nos manifestations devant autrui nous sommes et ne pouvons être qu'acteurs. La banalité professionnelle de notre époque est que, face à l'émotion, toute ressource théâtrale se puise désormais dans des techniques apprises par cœur et non dans le cœur épris de panique.

La terre est certainement un paradis, affaire de jardin ou d'île, d'arbre ou de désert. Des parcs et des archipels surgit l'enfer. Même en suivant le conseil du Bouddha : « Fais une île de toi-même », n'oublie pas de préciser si c'est pour y narrer tes périples, y redécouvrir des connaissances ou y chanter ton naufrage, au pied d'un arbre que tu devins.

Heureux Pascal, dont les yeux s'effrayaient d'un silence éternel ! De nos jours, que l'épreuve de nos oreilles, par le bavardage passager, est plus effrayante ! Pour celui qui a besoin d'un haut silence (« altum silentium » - Virgile).

L'estime de soi, la volonté indéfectible de sa suffisance - les vertus le plus en vogue, dans cette société sans honte, qui suivit le conseil néfaste (peut-être sournois ou ironique) de Nietzsche : « épargner à quelqu'un une honte - le plus humain des gestes » - « das Menschlichste : jemandem Scham ersparen ».

Aujourd'hui, ne plaire qu'à l'élite n'est qu'absurdité et orgueil, puisque les goûts de cette élite sont horriblement proches de la vulgarité commune ambiante. Il fallait être solitaire, pour faire partie de l'élite ; aujourd'hui, il faut être solidaire de la foule. D'ailleurs, on ne parlait ni devant les hommes, ni devant l'homme, mais devant Dieu, que symbolisait la beauté, la féminité ou la bonté.

On ne plie plus le genou, on agite surtout son coude : de la sacralité à la familiarité, de l'adoubement à l'accolade.

Avec mon potentiel de transfuge vers patries éphémères et de renégat de causes gagnantes, j'aurais dû naître Britannique ; aucun autre pays ne dispose d'autant d'exilés intérieurs : Shakespeare - Romain, Byron - Allemand, Lawrence d'Arabie - Oriental, Wilde - Français, Philby-Wittgenstein - Russes.

Les frontières d'états font penser aux guerres ; tant d'incompatibilités entre les regards se formant à dix kilomètres l'un de l'autre ; mais parfois - d'étranges similitudes : Machado, fuyant l'Espagne franquiste, meurt à Collioure ; Benjamin, fuyant la France occupée, se suicide à Port-Bou, à quelques kilomètres ou quelques mois de distance.

Des mythes de l'arbre, chez les hommes. Le figuier, l'arbre primordial des Mésopotamiens, l'arbre paradisiaque de la Genèse, l'arbre cosmique du Bouddha. Adonis issu de l'arbre à myrrhe. Le sycomore de la Dame des Pharaons. Le pêcher des Chinois en tant que le cinquième élément. Le mûrier maudit par Jésus. Le bouleau au seuil de Walhalla et chez les chamanes sibériens.

Que diraient de l'état de nos goûts les générations précédentes, mieux pourvues en talents, si elles découvraient les œuvres des number one français officiels, en philosophie, en littérature, en poésie : M.Onfray, Houellebecq, M.Deguy - peut-on les imaginer au salon de Mme Geoffrin ? Signes communs : inattouchement par la noblesse et par l'esprit, métaphores flageolantes, incapacité d'admirer l'œuvre de Dieu, culte de l'homme relatif. Se consoler, dans une mauvaise joie, que chez les voisins, avec H.Jonas, G.Grass, S.Hermlin, la dévastation est encore plus désolante ?

Jadis, ce fut la maîtrise de la culture du passé qui donnait la stature d’un sage. Aujourd’hui, les réussites les plus assourdissantes incombent aux présentistes ignares. « Les hommes – idolâtres du présent et de la réussite ! » - Pouchkine - « О люди! Жрецы минутного, поклонники успеха! ».

Tout, en dehors, se réduit à la lumière ; tout, en dedans, s'embellit et grandit des ombres. La littérature : avec la lumière extérieure peindre l'ombre intérieure.

L'homme est un miracle si grandiose, que ceux, qui se reconnaissent comme néant, sont fous, privés non seulement d'yeux, mais de raison ; l'humilité devant Dieu est de l'hypocrisie ; il faut être humble devant le projet divin qu'est l'homme.

La barbarie ou la décadence se valent, et les millionnaires passent facilement de l'une à l'autre : celui qui est obsédé par le prix d'une villa ou celui qui dit, orgueilleusement, pouvoir s'en passer, puisqu'il posséderait d'autres valeurs, relèvent de la même race inférieure des hommes.

Le pulsionnel des hommes est horrible ; le rationnel de l'homme est misérable – pourtant, c'est ainsi qu'ils évoluent. L'homme devrait vivre du seul pulsionnel, pour en vibrer ; la société doit se pacifier par le rationnel.

Jadis horrifiait la folie des masses, aujourd'hui terrifie leur raison. Leur folie naissait dans la hauteur non-maîtrisée des idées lyriques, pour aboutir dans les gouffres des faits diaboliques. Leur raison ne promet qu'une vaste platitude, celle des idées et celle des faits.

L'homme-robot, l'homme sans inattendus, l'homme, qui sait ce qu'il veut et ce qu'on attend de lui : « Il n'y a que celui qui sait ce qu'il veut qui se trompe »* - G.Braque.

Personne ne lève plus la tête, persuadé que toute hauteur est désormais déserte et le ciel est vidé de toute étoile et de toute idée. Et ils prennent les cloaques sous les pieds pour des valeurs écroulées. Ce n'est pas l'absence de faits ou figures indiscutables qui singularise notre époque, mais bien le désintérêt pour un regard non-mécanique, gratuit mais haut.

L'homme du ressentiment : qui ne voit ni rime ni raison dans ce monde, dont il n'est pas le créateur. Moi, j'entends partout de belles rimes et je vois votre monde saturé de raison, ce qui me pousse à en créer un autre, dans le périmètre de mes ruines déraisonnées.

Les hommes à venir seront nettement plus minables que ceux d'hier ; et tu continues à écrire, pour être lu par des générations futures ? Cruelle et indéfendable ironie ! Plante ton plus bel arbre, mais sache qu'il ne sera peut-être apprécié que par des chiens errants.

Les contemporains de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, de Valéry se lamentaient, exactement comme les nôtres, sur la dissolution des sens, l'effondrement des principes, la déchéance des hommes, la désintégration de l'humanité. La seule différence notable est que nous sommes contemporains des houellebecq. Ceux-là furent héritiers d'une grande culture, et ils concevaient leurs propres commencements ; ceux-ci sont porte-parole accumulatifs d'une inculture moutonnière ou robotique.

Ce n'est pas la force, mais la reconnaissance qui est le vrai motif des ambitions du goujat, qu'il soit marchand, écrivain ou politicien. Et, presque toujours, ce que les aigris appellent huées ne sont que le manque d'applaudissements.

La vie humaine vue par les hommes d'aujourd'hui : un peu de chimie, un peu plus de mécanique et beaucoup d'arithmétique. « Les merveilles du monde ne sont que des symétries passagères » - Diderot. Des miracles indicibles partout où tombe un regard vivant, mais les hommes ne voient que causes, fonctions et chiffres. « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d'émerveillement »*** - Chesterton - « The world will never starve for want of wonders, but for want of wonder ».

Le vrai intérêt des choses, qui nous libèrent des hommes, est leur curieuse propriété d'être réutilisables, pour réduire en obéissance notre propre moi.

Il faut s'en prendre aux personnes et non aux causes. L'homme, ce sont ses métaphores hérissées de vie (« transformer la vie quotidienne en une métaphore à signification divine »** - S.Weil) ; les causes, elles, sont de la géométrie ne méritant ni passion ni défi.

Dans les années soixante-dix, Sakharov prévoyait, que l'avancée scientifique à venir la plus significative serait la modélisation conceptuelle. Beau et faux présage, mais si audacieux, face à tous ces Nostradamus de pacotille. La bêtise naturelle pèse toujours plus que l'intelligence artificielle, dans les soucis des hommes.

On peut être, à la fois, dionysiaque face à l'homme (Nietzsche), nihiliste face aux hommes (Schopenhauer), idéaliste face au sous-homme (Tolstoï), ironiste face au surhomme (Cioran). Nul besoin de la Aufhebung hégélienne, pour réconcilier ces quatre facettes d'un même regard.

Mes appétits déterminent mon fond : les problèmes à creuser et les solutions à fouiller. Mes goûts dessinent ma forme : les mystères à vénérer et les firmaments à peindre. Les appétits sont toujours humains ; les goûts peuvent être divins.

L'antihéros, l'homme n'élisant d'adversaires qu'au fond de soi-même. Le surhomme de Nietzsche en est un bel exemple, qu'un fâcheux malentendu classa parmi les héros (César Borgia, chez les blasés du pouvoir, a la même place que Hamlet, chez les blasés du devoir, Don Quichotte, chez les blasés du vouloir, et Faust, chez les blasés du savoir).

Quand la culture européenne aura définitivement crevé, de désintérêt et sous les coups des barbares robotisés, on procédera à sa reconstitution à partir des musées et bibliothèques américains, et l'on l'appellera Renaissance américaine ou New Revival. Dante ou Cioran, réanimés à Harvard ou Palo Alto ! La nature humaine retrouvée, l'homme controuvé - banni… L'humanité savante vivant sous le slogan : More Wisdom in Less Time !

La vie est jalonnée de créations et d'apprentissages de scénarios (sujets, acteurs, rôles, scènes), ce qui demande de l'esprit et de l'intelligence. Mais notre époque, c'est le suivi des modes d'emploi de scénarios figés et robotiques, ce qui ne demande que de la discipline. L'algorithme devint ennemi de la liberté et de la fraternité ; il est le défi horizontal de la verticalité égalitaire. « À la place du concept de l'Être nous voyons le concept d'algorithme » - Arendt - « In place of the concept of Being we now see the concept of process » - laissons tomber l'être, c'est l'homme qui est remplacé par le robot.

L'esprit ému se mue en âme ; dans son état normal, l'esprit doit être imperturbable, froid, impartial, il est juge et non pas législateur. Laissons ce dernier rôle à l'âme, avec ses pulsions, ardeurs et fanatismes. Les hommes peuvent ne plus redouter ce déferlement des extrêmes, puisque leur âme devint atavique et inutile ; aujourd'hui, la justice est formulée et exécutée par le même robot de raison. Mais l'homme seul se moque de la raison superflue et devient, inévitablement, tyran et énergumène.

L'origine de la dévitalisation des hommes - la perte de la sensation d'arbre. Ils poussent, telles branches préprogrammées, interchangeables, mesquines mais bien assises, au milieu desquelles ne sont plus accessibles ni majesté du tronc ni grandeur des racines ni intuition des cimes ni joie des fleurs ni volonté des graines. « Reconnais ton essence, pleine de soif de l'être, reconnais-la dans le mystère d'un arbre fort »** - Schopenhauer - « Erkenne dein vom Durst nach Daseyn so erfülltes Wesen, erkenne es in der geheimen Kraft des Baumes ».

La musique disparaît des ouvrages des hommes ; le dernier message d'un art moribond sera écrit par un sourd (tel vieux Beethoven), comme le premier le fut par un aveugle (tel jeune Homère).

La civilisation se grave en mémoire impassible, la culture façonne l'âme véhémente. « La culture, c'est ce qui demeure dans l'homme, lorsqu'il a tout oublié » - proverbe japonais. La culture, c'est la hauteur vibrante, tandis que la mémoire ne reflète que la profondeur. Dans la hauteur, surtout, on frissonne : « Ne cherche pas la hauteur du savoir, mais son frisson » - St-Paul, mais une fois le bon frisson trouvé, j'apprends, qu'il m'élève vers la hauteur.

Ce déluge du kitsch pictural, musical, intellectuel, architectural, qui déferle sur l'Europe, à partir des USA, finira par transformer tous nos musées, étables, bistrots, églises, châteaux - en bureaux, en salles-machine, où le calcul silencieux se substituera aux chants, prières et extases.

J'ai porté, à travers la vie, le même volume de lumière enthousiaste, avec deux sources ou ressources : dans mon enfance, l'homme restait dans l'obscurité problématique et les hommes brillaient par leurs solutions. Avec l'âge, cette proportion s'inversa : l'homme rayonne dans l'âme mystérieuse et les hommes s'éteignirent dans les ténèbres sans mystère. « L'homme est un mystère, et toute l'humanité repose sur la vénération du mystère de l'homme »* - Th.Mann - « Der Mensch ist ein Geheimnis, und alle Humanität beruht auf der Ehrfurcht vor dem Geheimnis des Menschen ».

Jamais les hommes ne furent moins aveugles ; jamais ne fut plus criarde l'absence de regards.

Les ruines, c'est l'état qu'ignorent les barbares, qui vont de la jeunesse à la décrépitude, sans avoir connu l'ancienneté.

Mon époque, c'est le Moyen Âge, le même mystère autour du mot, du concept et de la chose. Mes contemporains d'aujourd'hui réduisent le mot à la chose, dévitalisent le concept et banalisent la chose.

La science est une charnière entre la civilisation (comment se fabriquent les choses) et la culture (au nom de quoi elles se fabriquent). Avec l'art, elle relève de la culture ; avec la technique - de la civilisation.

Le besoin de reconnaissance est vital pour les petites ambitions (pour apporter de la sérénité et de l'assurance, c'est à dire - de la platitude ou de la médiocrité) et mortel - pour les grandes (jusqu'à conduire l'homme à la folie, comme Nietzsche).

La soif de reconnaissance, captatio benevolentiae, frappant la foule entière ; le mépris que même le rustaud apprend à sécréter ; la pose d'incompris, de maudit ou de marginal adoptée par les émules de la machine ou de l'étable - telle est l'originalité de notre époque, époque la plus grégaire de toutes.

La pose peut être charmante et naturelle, même chez les nuls ; la position, en revanche, dépend directement de l'esprit ; le décousu est propre à la première, tandis que la seconde présente un caractère étonnamment monolithique. On prend, par exemple, des cornichons comme Sollers, B.-H.Lévy ou A.Glucksmann, - leur pose est plutôt sympathique, mais leurs positions sont toutes pourries. Ce qui m'avait intrigué et conduit à conclure que le talent, absent chez ces bougres, n'influe en rien sur la qualité de la pose, et que la qualité de l'intelligence et de la sensibilité détermine, d'un seul coup, la justesse de toutes les positions, dans tous les domaines.

Celui qui « marche droit devant soi » se doute rarement d'être entouré de ses semblables et prend la croupe du mouton, qui le précède (chameau, lion ou agneau - même défilé !), pour sa sphère d'excellence. Et ils s'encouragent : croire serait de donner à ses pas la cadence divine.

Les hommes sont de plus en plus dans l'écoute, perdent tout regard et même désapprennent l'usage de leurs griffes. On les reconnaît par leurs oreilles (ex ungue…).

Nietzsche - réduire l'homme à ce qu'il veut en profondeur ; Valéry - à ce qu'il peut en étendue ; le moralisme béat - à ce qu'il doit en largeur. Je pencherais pour le réduire à ce qu'il vaut en hauteur.

J'entends le professeur, l'électeur, le notable, je n'entends plus l'homme. Le quart humain - les hommes - évince et l'homme et le sous-homme et le surhomme. Et les lanternes de Diogène sont toutes éteintes.

Ce qui devint frustrant pour les imposteurs, c'est que désormais tout talent sollicité réussisse presque automatiquement. Les unités de mesure du talent devinrent universelles, depuis que la couleur et la hauteur en sont exclues. On ne sait plus quoi faire de ses cordes, quand le seul instrument écouté est le tambour forain.

Est-ce qu'on s'encanaille, en pestant contre la multitude ? Haussement d'épaules, est-ce une injure ? La foule, c'est cette partie, dans chacun de nous, qui ignore qu'elle ne provient pas de nous-mêmes, mais prétend nous représenter.

Le vil besoin de reconnaissance – spirituelle, amoureuse, sociale – est, hélas, inné ; il ne quitte jamais notre soi connu, ce représentant de l'espèce. On ne s'en débarrasse qu'en se soumettant, aux moments extatiques, à son soi inconnu, à cet interprète de nos meilleurs élans, à cette source de notre liberté.

La volonté guidée exclusivement par la raison, telle est la conséquence mentale de la robotisation cérébrale des hommes ; la volonté de vie (Schopenhauer) ou la volonté de puissance (Nietzsche), ces deux formes d'un soi inconnu, unique, voué à une défaite glorieuse, disparurent au profit de la volonté de réussir, cette forme d'un soi connu, transparent et grégaire. Le romantisme, c'est l'élégance d'acceptation de la défaite ; le contraire du romantique n'est pas le classique (qui est un romantique apaisé), mais le robot, programmé pour la réussite du cerveau et la perte de l'âme.

À Venise on oublie que la terre existe ; à Paris on oublie qu'existe le ciel.

Pour les hommes n'est libre que la chute de proie ; ils ne se battent que pour l'envol de rapace. Je cherche à maîtriser ma chute de rapace et laisse libre cours à mon envolée de proie.

L'image du passé nous vient des fouilles : de l'Antiquité, on extrait les rythmes et les statues, et creusant les immondices de notre époque, on ne mettra au jour que les algorithmes et les statuts.

Les hommes chassèrent les démons ; au bout du triomphe : les anges, eux aussi, disparurent du champ occupé entièrement par les robots.

Pour s'élancer au doux ciel il faut être enveloppé d'obscurités amères ; mais la mièvre lumière des hommes les expose à l'insipide platitude ou les fixe dans la sèche profondeur, qu'ils prennent pour un puits de sagesse, où ils ruminent, doctes. Le Bouddha, au moins, inversait ce regard, pour sonder le firmament en y croisant le regard du Dieu de Maître Eckhart.

Les fugues font naître des poètes ; les fuites sont affaires des journalistes et des plombiers. Ce qu'aime un Américain, qui est toujours journaliste, ce sont de bons produits bien étanches : « L'ennui n'est pas un produit fini. Il faut l'avoir traversé tel un filtre, avant qu'un net produit émerge » - Fitzgerald - « Boredom is not an end product. You've got to go through boredom, as through a filter, before the clear product emerges ».

Je reconnais ma patrie non pas en géographie, en linguistique ou en architecture, mais en musique. Par la résonance de mes cordes à l'évocation des images, muettes aux autres.

La patrie, ce sont mes commencements, mes origines. À l'âge adulte, l'attachement aux commencements, le retour aux initiations, prennent l'allure d'un asile dans ma vraie patrie oubliée.

Pascal a tort de reprocher aux hommes de ne s'occuper que des moyens et de négliger les buts. Ils maîtrisent parfaitement les deux ; il ne leur manque que le goût et la hauteur des contraintes.

Le but d'une bonne philosophie est de faire vivre la débâcle finale avec le moins possible de regrets et de honte ; et c'est en la ramenant non pas aux buts et moyens fautifs, mais aux justes contraintes et à l'ascèse qu'on l'atteint le mieux. Diogène est trop ambitieux : « Rien ne réussit dans la vie sans ascèse » , et Sartre - trop rigide : « On atteint l'extrême dans la plénitude des moyens. Mon principe contre l'ascèse est que l'extrême est accessible par excès, non par défaut » - on devrait parler de moyens inemployés, puisque les contraintes résument aussi bien l'excès que le défaut.

Ce qui est étincelant se réfugie, chaque jour davantage, dans les ombres. En charge des lumières ne reste plus que la grisaille. « Les hommes se pressent vers la lumière non pas pour mieux voir, mais pour mieux briller » - Nietzsche - « Die Menschen drängen sich zum Lichte, nicht um besser zu sehen, sondern um besser zu glänzen ». La lumière visible ne produit que de pâles reflets et de piètres ombres. À l'invisible s'applique la règle de Claudel : « Deux manières de briller : rejeter la lumière ou la produire »*.

La machinisation des hommes devint irréversible le jour, où ils voulurent n'être qu'éclairés et non plus éblouis.

Être philosophe, c'est savoir me passer des autres ou, au moins, savoir traduire les réponses des autres en mes propres questions, dans mon propre langage.

Si l'on prend à la lettre la vision de Platon et d'Aristote, l'homme le plus heureux aujourd'hui serait un beau cadre homo, toujours en compagnie des copains ou haranguant des garagistes. « Sokrates war Pöbel » - Nietzsche (et Platon - Cagliostro). D'autre part, notre axiologue anti-dialecticien voyait en Socrate et en Jésus des consolateurs de la médiocrité, donc des philosophes.

Les hommes ne s'attardent qu'aux choses sans lumière ; une raison de plus de me consacrer aux ombres sans choses. « Les objets ne sont que prétexte à la lumière »** - Baudrillard.

L'âme d'une véritable culture est dans la culture d'une âme inventée. (« L'Américain réel est plutôt sympathique ; c'est l'idéal A(a)méricain qui est moche » - Chesterton - « The real American is all right ; it is the ideal American who is all wrong »). Plus on s'attarde sur ce qu'on voit - plus on est barbare.

Jadis, pour devenir riche il fallait devenir maître ; aujourd'hui, il suffit d'être esclave. « Les richesses sont le prix de la servitude » - Sénèque - « Opes auctoramenta sunt servitutum ».

Le moi devenu solution des manants, ou problème des savants (« le moi est ma requête » - St-Augustin - « quaestio mihi factus sum »), je m'en fais, par dépit, un mystère.

Mon écriture crée mon auditoire (et non pas - l'inverse !), potentiellement le plus vaste puisque s'élevant des ruines immémoriales. L'homme moderne a besoin des toits, pour savourer ses faits divers à l'abri des étoiles.

Les hommes d'aujourd'hui s'agitent dans la certitude, se reposent dans le doute, s'oublient dans l'erreur. Je m'agite dans le doute, me repose dans l'erreur, m'oublie dans la certitude. Dieu s'agite dans l'erreur, se repose dans la certitude, s'oublie dans le doute. La certitude, lieu idéal pour faire des sacrifices. Le doute, moment idéal pour être fidèle.

Le sage réduit le nécessaire et se réjouit de l'abondance du possible ; le sot élargit le possible et souffre du manque du nécessaire. Qui renonce au superflu, se libère de l'indispensable. Et si le superflu était ce qui est indispensable, sans qu'on sache à quoi (Cocteau) ?

Les hommes d'aujourd'hui sortent, tous, de l'Antiquité ; le panem et circenses engendra, respectivement, l'homme pragmatique et l'homme ludique. L'action soumise aux règles universelles et le jeu ne visant que l'enjeu lucratif - ces deux espèces finirent pas se fondre, en ensevelissant l'homme pathétique et l'homme du sacré.

Au fond, il n'existe pas d'opposition d'essence entre les hommes authentiques et les hommes controuvés, hypocrites ou affétés. Nous sommes tous des hommes inventés, mais le sot reproduit l'invention réussie des autres et se croit authentique, tandis que le sage se réinvente soi-même, au milieu de ses échecs. « La perle est l'autobiographie de l'huître »*** - Fellini - « La perla è l'autobiografia dell'ostrica ».

Les hommes ont une conscience tranquille, mais ils n'ont pas de conscience, ils ont une paix d'âme, mais ils n'ont pas d'âme, ils prennent à cœur leur force, mais ils n'ont pas de cœur, que la force.

L'Ouest ou l'Est : on est dans le phénoménal ou dans le cérémonial, dans le mythe du moi ou dans le rite du nous (le moi se formant davantage par ce qu'on émet que par ce qu'on subit et le nous ayant la tendance inverse), on se sculpte ou on s'occulte, on se taille un soi à connaître ou l'on se taille en laissant un vide d'un soi inconnu.

Tout homme, du bouseux au mielleux, éprouve un mystérieux besoin de laisser derrière lui une trace vivante : un enfant, un arbre, un blason, un livre. Tout compte fait, il s'y agit toujours de mon arbre généalogique, dressé pour éterniser mes commencements. Révolte organique contre résignation mécanique.

Ils pensent qu'en occultant notre personne, dans les productions de notre âme, nous gagnions en altruisme, largesse de vues ou profondeur. Mais parler de soi, se peindre ou se chanter, ou bien s'en prendre aux autres met en jeu les mêmes palettes ou cordes ; nous n'exhibons que notre visage quel que soit le portrait que nous peignions. Et nous gagnons certainement en hauteur, quand nous avons le courage de nous attaquer au sujet le moins susceptible d'être copié mécaniquement - à nous-mêmes, le seul sujet qu'on ne peint qu'à la verticale. « Pourquoi peindre une toile, si j'en suis une » - Dickinson - « I would not paint a picture, I'd rather be the one ».

Ce n'est pas la cécité de la foi, mais sa profondeur et son immatérialité, qui expliquent son irrésistible vivacité chez le jeune. La foi en la puissance (le muscle, le pouvoir, l'argent), la foi en la beauté (l'élévation, la création, l'originalité), la foi en la reconnaissance (l'intelligence, l'amour, la gloire), - avec le temps tout finit par s'avérer un leurre. Et au-delà des leurres, il te resteront l'espérance sans lendemain, ou la consolation sans mouchoir, dans une hauteur, abandonnée par la vie et livrée à ton étoile évanescente.

Le prince de ce monde eut à gouverner les loups sauvages, ensuite - les moutons barbares, enfin - les robots civilisés. Le bâton devenu caduc, la carotte télévisuelle, cette unique alimentation des robots, suffit désormais ; Ch.Fourier employait déjà le sigle C.B.S. - civilisé, barbare, sauvage – pour décorer ses phalanstères.

Les sans-abri et les chômeurs sont les derniers à vouloir encore scruter le ciel ; tous les autres ne font que fouiller la terre.

Dans mes ruines, j'affermis mon acquiescement à la merveille de la vie ; comme eux, dans leurs bureaux, étayant leurs révoltes contre la discordance du monde. Je vois un paradis en ce monde, mais les hommes n'y sont plus ; pour y être, il faut être né en hauteur ; la bassesse se fondit avec la profondeur, où se vautrent les hommes.

Descartes a le mérite de nous avoir fourni un moyen de tri tri-vial : à la tri-furcation « …donc je suis », le journaliste prolonge le donc, le philosophe élargit le suis, le poète rehausse le je.

Ne connaissant pas de chutes, ils confondent désormais la platitude avec la bassesse. « Pour pouvoir tomber bien bas, il faut un élan puissant » - Tolstoï - « Только с сильными стремлениями люди могут низко падать ».

Vivre, s'insinuer dans le monde, être regard ; ou vivre, se laisser remplir par le monde, être arbre ; on en trouve l'équilibre dans un regard à hauteur d'arbre. « L'homme se présente face à l'arbre, et l'arbre se le représente »** - Heidegger - « Wir stellen uns einem Baum gegenüber, und der Baum stellt sich uns vor ». Pour penser la pensée ou représenter la représentation, l'arbre est incontournable.

En périodes ascensionnelles d'une culture, les yeux fouillent le monde à naître ; en périodes décadentes - le soi à ensevelir. Le rêve des yeux fermés est hors périodes et cultures ; le rêve - à travers le soi en dérive, faire voir le monde inaltéré. Il faut déjà être épave ou ruine, pour suivre le conseil de St-Augustin : « Au lieu du monde extérieur, rentre en toi-même » - « Noli foras ire, in teipsum redi ».

Le passage de la jeunesse à la maturité, c'est la préférence grandissante, qu'on accorde aux yeux fermés, par rapport aux yeux écarquillés : pour percevoir la réalité, pour entrevoir le rêve, pour concevoir ou recevoir des caresses.

La jeunesse : création de scénarios et algorithmes, dont les étapes les plus cruciales sont exécutées inconsciemment ; la maturité : exécution routinière de toutes les étapes de scénarios câblés. Mémorisation organique, oubli mécanique ; focalisation sur le but, focalisation sur les moyens ; les pointillés décrivant des trajectoires en continu, le continu se décomposant en pointillés.

Chacun de nous porte en lui-même quatre types d'entités anthropologiques : l'homme, les hommes, le surhomme, le sous-homme ; et dans nos prises de position ou de pose, nous choisissons notre camp et désignons celui de l'adversaire. L'appartenance de ces adversaires à la même catégorie que nous-mêmes, telle semble être la règle de la bonne littérature. 99% des cas : des hommes opposés à d'autres hommes. Un sous-homme, face à un autre sous-homme, - Dostoïevsky ; un surhomme se moquant d'un autre surhomme - Cioran ; un homme dévisageant l'homme - Valéry. Comme Nietzsche - qui dresse le surhomme sur le sous-homme - j'ai dévié : je protège l'homme du diktat des hommes.

La scène moderne, pas moins que toutes les autres, se prête aux actes chevaleresques ou emplois princiers. Mais tout devient vaudevillesque, quand on veut la jouer à la clarté des lampes, au lieu du clair de lune. Aucune comète, pour la même raison, n'accompagne plus un rideau tombé.

Les rouages de la société sont si bien huilés ou câblés, qu'ils tourneraient aussi bien qu'on mette à leurs commandes le dernier des sots ou le premier des experts, pourvu qu'ils maîtrisent le b-a-ba mercantile. La civilisation progresse, la culture régresse. « Ce qui est civilisé, c'est le monde, et non pas ses habitants » - Ortega y Gasset - « Lo civilizado es el mundo, pero su habitante no lo es ».

Ce paradoxe des temps modernes : ce n'est que dans la foule que les hommes parviennent à faire entrevoir ce qui leur reste de personnel, tandis que dans leur solitude perce le goût inavoué de l'omniprésent troupeau. « Dans la maison, où tu écris, retentit un vacarme, comme s'il venait des machines » - K.Kraus - « In dem Zimmer, in dem geschrieben wird, ist der Lärm so laut, als ob er von Maschinen käme ».

Les écrivains intellos geignent : la littérature serait à l'agonie, elle n'intéresserait plus personne. Mais le nombre de ceux qui aiment vraiment une bonne littérature est le même depuis quatre siècles. Ce qui changea, c'est la concurrence avec les autres métiers ; jadis, seuls des aristocrates, des généraux ou des ballerines pouvaient leur contester l'audience, tandis que, aujourd'hui, s'y joignirent des amuseurs publics, des footballeurs ou de hauts fonctionnaires. C'est la jalousie de pitre, et non pas le chagrin d'artiste qui dicte les jérémiades actuelles.

Ce n'est pas « l'œil pour l'œil » qui « éteignit tout regard chez les hommes » (Gandhi), mais la prééminence croissante des oreilles : en hauteur - pour promouvoir l'âne, en profondeur - pour engraisser le rat, en étendue - pour assagir le mouton. Tant pis pour l'aigle, la chouette et la chauve-souris.

L'étrange synchronie des évolutions irréversibles de la langue (G.B.Vico), de l'éthique (Rousseau), de l'esprit : jaillir dans le poète (le vouloir), mûrir dans le héros (le devoir), croupir dans le robot (le pouvoir). Heureusement, quelques renaissances ou révolutions réveillent en nous, épisodiquement, un nouveau désir poétique ; on abandonne la routine du sens propre, pour s'enthousiasmer pour les ruptures du sens figuré.

Plus je m'intéresse à l'universel, plus de relief personnel acquiert ma voix ; plus ils veulent être différents des autres, plus vaste est le troupeau que forment ces originaux, interchangeables et plats.

Le sage suit la loi de la vie : désirer, appeler, accéder. Le sot - celle de la mécanique : accéder, appeler, désirer. Ne prend ses désirs pour réalité que celui en a des moyens ; désirer la réalité est une tâche pour andouilles.

La vie vaut surtout par sa forme, son expression, sa musique ; mais les hommes s'attachent à son fond : au pouvoir, au savoir, au vouloir, dont les valeurs, moutonnières, robotiques ou bestiales, se hissent au-dessus des valeurs vitales, c'est à dire musicales.

L'angoisse des échéances de l'avoir les empêche de suivre la joyeuse « déchéance de l'être » - Heidegger - « Verfallenheit des Daseins ». Qui, même, peut être mise en musique (« L'être est dans le chant » - Rilke - « Gesang ist Dasein »). Mais leur esprit n'attise que la soif de la puissance ; chez les poètes, « c'est dans le chant que souffle leur esprit »** - Hölderlin - « im Liede wehet ihr Geist ».

L'ennui de notre époque ne vient pas du manque de zèle - loin s'en faut ! - chez les chercheurs de vérité, qui pullulent tout autant, mais du déclin du mensonge (Wilde). « L'art de vivre, c'est l'art de savoir croire aux mensonges » - Pavese - « L'arte di vivere è l'arte di saper credere alle bugie ».

Le jeune se reconnaît dans le devenir et vit mal tout arrêt dans l'être ; le vieux aspire à l'immobilité de l'être et vit mal l'intrusion du devenir.

C'est dans la peau d'un rebelle, ne ressemblant à personne, que se reconnaît l'homme du troupeau d'aujourd'hui. L'aventure et le danger à portée d'une bourse ou d'un écran. Et que la vision d'Ortega y Gasset est surannée : « La masse, c'est celui qui se sent bien dans sa peau, quand il remarque, qu'il est comme les autres » - « Masa es todo aquel que no se angustia, se siente a saber al sentirse idéntico a los demás ». Il ne le remarque plus… Les autres sont ma contrainte ; dans la vision de l'homme – unicus inter pares – bride l'orgueil de tes buts soi-disant uniques, fuis la banalité des moyens, toujours mitoyens, inter, respecte l'ampleur contraignante de pares.

Se remplir, le plus rapidement, les poches, en appliquant exactement la même rigueur commerciale à la vente de pétrole, de chansons ou de logiciels - telle fut, de tous les temps, l'aspiration de la pire des racailles. Aujourd'hui, cette ambition se nimbe du titre prestigieux de rêve américain, et il semblerait que ce soit le dernier qui reste dans ce monde désenchanté. C'est pourquoi tout marchand acquiesce, avec conviction : « Le rêve est au centre de l'existence humaine » - Chesterton - « The centre of every man's existence is a dream ».

Ce n'est pas que l'Européen n'aime plus ses contemporains-poètes qui est dramatique, mais ce qu'il a raison.

L'humain s'associant de plus en plus fidèlement avec le robot, j'éprouve de plus en plus de sympathie négative pour l'inhumain, le surhumain, le post-humain. Quand je me réfugie dans les ruines, je m'imagine si facilement ange survivant à sa chute ; mais aux yeux des autres je deviens une bête, puisqu'aux lieux des chutes des anges s'ouvre une hauteur inconnue des mortels dénaturés. Les ruines sont une œuvre humaine, accueillie par la nature et s'y étant fondue.

La barbarie d'aujourd'hui est due à la mort du rêve. Plus précisément, à son handicap mental, dès sa prime enfance. Le discrédit du conte de fées, le merveilleux étouffé par le mielleux, le jeu électronique expulsant le jouet anachronique. Les lieux, qui ont le plus besoin de rebelles aujourd'hui, sont les crèches, et leurs noms sont Andersen et Ch.Perrault. Shakespeare, Pouchkine et Montaigne en savaient quelque chose : « Notre principal gouvernement est entre les mains des nourrices ».

Dès qu'on oublie le souci du ventre, on se désintéresse du chantre. Le souci du beau ne concerne plus que ceux qui inventent leurs propres soifs inextinguibles. « Le savoir produisant le bien, qui produisait le beau, tandis que le sacré illuminait toute chose ; voici la nouvelle barbarie : l'explosion scientifique et la ruine de l'homme » - M.Henry. Quand le champ du possible s'élargit, le chant de l'invisible s'assourdit. Jamais le besoin de l'inutile ne fut si moribond. « L'amphore, qui refuse d'aller à la fontaine, mérite la huée des cruches » - Hugo - vous comprenez maintenant l'orgueil de ce récipient exhibant les mêmes performances que la cruche.

L'enfance est une saison sans grâce : prendre le merveilleux pour de la mécanique ; on n'est vivant que tant qu'on s'étonne ; l'adulte ayant gardé l'impassibilité infantile est pur robot. La vraie vie commence, quand ton âme tombe sur une musique, à son diapason, une musique du mot, de l'image, de la pensée ; l'enfance, c'est du tambourinage ou de l'apprentissage, exercés au hasard des autres.

Ne pas être capable d'admirer l'étendue de l'expérience humaine, d'éprouver la profondeur de la solitude, de frissonner dans la hauteur de l'étonnement, c'est cela, l'enfance, une étape d'apprentissage mécanique ; mais on en garde la nostalgie comme celle de notre première maîtresse.

Le discrédit de la dialectique hégélienne est un effet collatéral, et presque seulement verbal, de la manie des hommes de prôner en tout une positivité jubilatoire ; l'innocente négation de Hegel (fond et forme des définitions) ayant été prise pour une tache gênante (sur la grisaille des preuves). La logique de race, victime d'une sociologie de masse.

Appartenir au grand ou bien petit nombre est la même chose ; et « le bonheur du plus grand nombre », comme idéal d'une société, ne me gêne en rien ; pour en avoir la nausée, Nietzsche, bêtement, doit avoir mis le nez dans l'étable. Ton bonheur ne devrait pas dépendre du nombre ; le malheur, commun, te rattrapera partout.

Jamais on ne pouvait entendre tant de voix individuelles et jamais l'air qu'on y décèle ne fut aussi choral. C'est ce qu'aurait dû entendre Ortega y Gasset : « Il n'y a plus de héros, il n'y a que le chœur »* - « Ya no hay protagonistas ; sólo hay coro ».

Quand je vois leur certitude impardonnable de vivre un enfer, je pardonne à ceux qui vivent de « l'illusion du paradis » (S.Weil).

Les belles âmes continuent, par inertie, à conjurer les hommes de se réveiller. Elles auraient dû, tout au contraire, leur réapprendre à fermer leurs yeux affairés et laisser tomber leurs mains crochues - pour rêver et se frotter les yeux, d'émoi ou d'horreur.

L'insignifiance de notre époque n'est due ni à la tyrannie des sciences ni au dépérissement des arts, mais aux hommes en rupture de tout contact avec la noblesse, avec ses deux arbres unificateurs morts : la poésie et la passion. « L'homme n'est grand que guidé par la passion » - Disraeli - « Man is only great when he acts from passion ». L'horreur de ces hommes, c'est qu'ils crurent se connaître et maîtriser leur soi terrestre, tandis que les hommes célestes sont en difficulté à s'entendre avec eux-mêmes.

La sobriété asservit ; seule l'ivresse nous ouvre à la liberté du chant et du naufrage. Vive la dive bouteille, réceptacle des breuvages et des messages ! Neptune, inspiré des bacchanales : « Je suis Bacchus, et avec mon vin sublime, je porte aux hommes une ivresse spirituelle » - Beethoven - « Ich bin Bacchus, der die Menschen mit dem Geist des herrlichen Weins trunken macht ».

Les idolâtres du présent et du futur immédiat, face à une boîte d'allumettes ou à un journal, l'air grave, s'interrogent : faut-il éclairer ou deviner ? Et ils mettent toute leur éloquence à disserter sur les déficits, les élections anticipées, la diffusion de best-sellers. Privés de la lumière apollinienne, incapables des ombres dionysiaques, ils font des pythies d'hippodromes.

La matière et l'esprit sont deux modèles nullement antagonistes ; aux hommes, on devrait tenir le langage matériel de l'égalité et à soi-même - le langage spirituel de la liberté. Le drame est que l'homme moderne fait l'inverse.

Ce qui est tragique aujourd'hui, ce n'est pas qu'un journal puisse fermer la fenêtre sur l'essentiel du monde (S.Lec), mais qu'il le reflète et reproduise très fidèlement.

L'existence des hommes se réduit de plus en plus à une simple présence (Kierkegaard). Bientôt on pourra se passer du quantificateur existentiel, pour se fier à l'infaillible universel.

Jadis, le plus bas précéderait nécessairement le plus haut ; aujourd'hui, les deux avancent, au même rythme, vers le même genre de platitude organique, musicale et sentimentale.

Jadis, on plaçait un idéal dans le futur, pour charger le présent d'un devenir et munir le passé - d'un nouvel être, appelé Histoire. Vu sous cet angle, l'Histoire est bien finie. Tout s'arrête, désormais, à la représentation. La vision inverse est toujours sotte : « Le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres » - Tocqueville. Rendez-moi mon passé, où gît mon avenir radieux !

L'homme réel, la cible électrisante ; l'homme potentiel, le magnétisme des flèches et la tension des cordes ; l'homme virtuel, mécanique ou électronique, sans vie des flèches ni mort des cibles. La fin qui recule, le début qui spécule, le milieu qui calcule.

La fessée et le piquet rappelaient au môme que le monde, dans lequel il entrait, n'était pas le sien ; ce qui réveillait en lui le désir d'un autre monde, plus poétique et plus proche. Aujourd'hui, le monde est à lui, dès le berceau ; et son premier désir est d'ouvrir, le plus tôt possible, son propre compte en banque.

La manie des hommes de tout éclaircir me rend plus précieuse la compagnie des femmes : « Toute femme te conduit vers un brouillard » - Tsvétaeva - « Все женщины ведут в туманы ».

Les hommes se divisent nettement en deux catégories : ceux de l'accumulation, du progrès, de la nouveauté - sans retour possible, et ceux de l'invariant, de l'intemporel, de l'immobile - au retour éternel. Un être dans le temps, un devenir hors du temps. Vitesse ou intensité. L'Europe éternelle, nostalgique de son passé, ou l'Amérique de la version courante jetable.

Le rêve abandonna l'avenir (où se placent les fous), se détourna du passé à inventer (où s'attardent les sages) et se figea dans le culte du réel présent (cette demeure des sots) - le progrès égalisateur les rendit indiscernables.

Évincer, en nous, l'âne serait plus difficile que l'hyène (Churchill). Après l'expulsion réussie, on se retrouve mouton et robot.

Que les hommes aient perdu le sentiment de la honte est dû, en partie, au fait, qu'aucune nudité de l'âme n'est plus osée ; une carapace ou ceinture grégaire est portée en toute circonstance.

L'émotion - devant un paysage, une femme, un tableau - visite tous les hommes (qui ne méconnaissent donc pas « ce qui excelle » - Goethe - « das Vortreffliche nicht anerkennen »), mais c'est un signe de barbarie que de ne pas savoir la traduire en attendrissement ou en humilité.

L'humilité est le contraire du culte de méritocratie : reconnaître qu'il existe des hommes plus dignes de ma fortune, et qui sont plus malheureux que moi (les méritocrates en sortent avec davantage d'orgueil ou de cynisme). Donc, être humble, ce n'est pas reconnaître quelqu'un plus puissant (Spinoza, l'humilité des chiens : « L'humilité est une tristesse, l'homme contemplant son impuissance » - « Humilitas est tristitia, homo suam impotentiam contemplatur »), mais, au contraire, - plus digne, quoique plus faible (l'humilité du fort).

Du mythe volatile, en passant par l'illusion du reptile, vers la réalité ruminante - l'évolution de l'espèce dominante : légions des anges, divisions motorisées, troupeaux béats.

Je suis riche du désir détaché de la possession ; ils sont riches des choses qu'ils possèdent ou qu'ils ne désirent pas (Gandhi).

Aucune parenté avec l'avenir, qui m'est totalement étranger ; en revanche, des pousses nouvelles permanentes sur l'arbre généalogique du passé. À l'opposé du banal : « Veillons davantage que nous soyons pères de notre avenir qu'enfants de notre passé » - Unamuno - « Miremos más que somos padres de nuestro porvenir que no hijos de nuestro pasado ». Tant que le passé ne cesse de renaître, on se résigne si facilement que l'avenir ne naisse jamais.

Les six Juifs, dans un stupéfiant ordre chronologique, topologique et anatomique, montraient aux hommes la source absolue de leurs troubles : Moïse - les cieux, Salomon - la tête, Jésus - le cœur, Marx - le ventre, Freud - le sexe. Vint le dernier, Einstein, pour prouver que tout est relatif…

La culture européenne se distinguait par un élan vers l’invisible qu’on appelle regard. Dès que tout se confie aux yeux, c’est-à-dire à la raison calculante, la culture vit un déclin.

L'éducation moderne : tu es un cargo, au trajet prédéfini et commandes électroniques ; on te parle d'assurances et jamais de naufrage ; tu oublies les étoiles et te fies au satellite. « L'éducation est allumage de la flamme et non pas remplissage d'un vaisseau » - Socrate.

Une maxime, c'est ce qui articule le sens du monde sans être réductible à un algorithme. « La part la plus vaste et précieuse de nos connaissances se résume en aphorismes ; et ce qu'il y a de grand et de meilleur, chez l'homme, n'est que l'aphorisme » - Coleridge - « The largest and worthiest portion of our knowledge consists of aphorisms : and the greatest and best of men is but an aphorism ». Le mouton se désintéressant du sens de l'existence, et le robot ne suivant que des règles, n'apprécieront jamais l'aphorisme. La maxime serait une maladie mondaine (La Rochefoucauld).

Ils vivent en robots et, sur leur lit de mort, se découvrent hommes. Je vis en homme, mais reconnais, de plus en plus, être réduit en profondeur, comme tous, à une affreuse machine. Heureusement, il reste l'épiderme.

Ils se lamentent : tout perdrait le sens. Tandis que le vrai drame de ce siècle est que ce fichu sens finit par tout envahir, en étouffant tout songe insensé.

Et dire que l'homme, qui aujourd'hui se vautre dans une paisible platitude et ne vise que l'étendue, fut un ange de hauteur, défiant toute chute. Heureusement, il reste la femme, qui lorgne toujours, instinctivement, vers la profondeur : « La femme doit trouver la profondeur, menant à sa surface » - Nietzsche - « Das Weib muß eine Tiefe finden zu seiner Oberfläche ».

Jadis, le nous fut malade, dont profitait le sain moi. Aujourd'hui, le moi avorton est écrasé dans l'étau du nous à la santé mécanique ; plus le second avance, plus le premier recule. Et Chesterton se trompe de pronom (nos échecs au lieu de mes échecs) : « Le monde sera bientôt divisé entre ceux qui expliquent les raisons de notre succès, et ceux, un peu plus intelligents, qui tentent d'expliquer nos échecs » - « The world will very soon be divided into those who still go on explaining our success, and those somewhat more intelligent who are trying to explain our failure ».

Pendant trois millénaires, nous vivions dans un équilibre entre les valeurs matérielles et immatérielles ; et le progrès global fut une règle (sauf l'épisode des Dark Ages) ; notre époque est la première à se moquer des valeurs spirituelles, tout en triomphant, mieux que jamais, dans tous les domaines matériels. Je ne sais pas si l'oubli des valeurs en déclin est tragique ou comique, puisque la vocation de l'homme semblerait être au progrès, et son rêve le pousserait vers des nostalgies immuables.

Plus on gagne en avoir, plus on s'imagine qu'on puisse suffire à soi-même, pour être libre devant les autres ; plus on gagne en être, plus on ressent qu'on est nécessaire à soi-même, pour être libre à ses propres yeux. Épicure reste vague : « Le fruit le plus grand de la suffisance à soi-même : la liberté ».

Les mauvaises révoltes : celle de l'étendue - les hommes manqueraient de savoir ou d'ouvertures, ou celle de la profondeur - la vérité ou la justice manqueraient aux hommes. La bonne révolte est celle de la hauteur - l'oubli, par les hommes, des astres et des rêves.

Où peut bien se cacher le meilleur de toi-même ? Et si c'était ce qui me reste, une fois que je me suis vidé de tout ce qui ne m'appartient plus, c'est à dire de tout ce qui était, en moi, visible ? « Ce qu'on ne nous prend pas nous reste, c'est le meilleur de nous-mêmes »* - G.Braque. Rien ne m'appartient, mon meilleur est toujours ailleurs, entre les mains d'un Créateur moqueur. J'appartiens à ce qui me surpasse, à ce que je crée, j'en suis esclave. Les libres, c'est à dire les mécaniques, proclament, orgueilleux et niais : « L'homme libre s'appartient » - Chesterton - « The free man owns himself ».

L'homme moderne : de plus en plus de hasard dans la mise en orbite, le calcul de plus en plus inexorable de la trajectoire, la chute programmée, non polluante et anonyme. Les hommes incalculables et non calculants n’existent plus. « Tu es comète singulière, auprès des astres calculés » - Pouchkine - « Как беззаконная комета в кругу расчисленном светил ». Dans les mouvements des astres, tout se calcule ; mais le firmament de mon étoile défie l’astronomie, et ses trajectoires échappent à la géométrie et se fient à la poésie.

Rythmes et pulsions sont vitaux aux hommes ; mais le sens de leurs évolutions récentes est - de l'enthousiasme ou de l'abattement solitaires vers l'excitation collective.

Nous sommes le chant et non pas le calcul. Nous sommes ce qu'émet notre fond musical (et non pas ce que nous pensons - le Bouddha) ; c'est pourquoi nos rues sont pleines tantôt de tintamarre tantôt de silence - personne n'y a envie ni de chanter ni de danser.

L'esprit peut se transmuer dans deux directions : on l'avilit - il devient machine, on le subjugue - il se métamorphose en âme. L'étonnement désertant les hommes, et l'avilissement devenant indolore, la robotisation semble être le seul avenir plausible de l'intelligence.

Le sage antique fut complice du poète, dans l'escamotage de la vie. Le sage moderne enfanta le juste et le naturel, qui bannirent la passion injuste et le culte de l'homme inventé. Du divorce entre la raison et le rêve ne survécurent que des enfants-monstres : la machine et le hasard.

Je m'aperçois que ma dyade - le rythme (le moi désirant) contre l'algorithme (le moi calculant) - doit être élargie à la triade platonicienne, pour inclure le thymos, le désir de la reconnaissance (la monade hégélienne, le moi grégarisant).

J'oublie souvent que ce qui empêche le troupeau humain de devenir définitivement moutonnier ou robotique est l'inquiétude ; donc, si l'on veut accélérer ce processus irréversible, il faut continuer à employer le berger stoïque ou cartésien.

La vie se présente en arc-en-ciel ; ma production de bile dépend des manques de bleu ; pourquoi, dans ce monde, qui va mieux que jamais, ces coulées sont toujours aussi denses ? Le monde de mon enfance exhibait deux couleurs suréminentes : le rouge et le noir, là où celui d'aujourd'hui n'affiche que le gris. Le bourreau et le monstre cédèrent leurs places au mouton et au robot, de la même grisaille. Le gris n'absorberait-il donc pas d'autres couleurs ?

« N'ayez pas peur ! » - leur inculquent les Papes, gendarmes, députés, maîtres à penser ou patrons ; deux réactions : ils se débarrassent du soupçon (les moutons) ou du frisson (les robots). Déjà, Sénèque leur ouvrait cette sinistre voie : « Quitte l'espérance, la peur te quittera » - « Desines timere, si sperare desieris ».

Trois regards sur l'humanité d'aujourd'hui : l'historique, l'éthique, le personnel. C'est la société la plus juste, la plus intelligente, la plus généreuse. C'est un troupeau sans âme, sans rêve, sans horizons. C'est une meute d'impitoyables hyènes, un réseau de robots solidaires écrasant toute espèce non beuglante ou non calculante.

Les plus perspicaces diseurs de l'avenir des hommes sont Luther, La Fontaine et Kant ; le premier, à travers le servo arbitrio de la prédestination, voua l'homme au destin d'un rouage ; le deuxième, plus près de nous, le vit en franche moutonnaille ; le troisième, qui voyait plus loin, le qualifia de robot (abeille).

Le gros de la troupe du courant unique est persuadé d'avancer à contre-courant.

Signes extérieurs de la robotisation des hommes : la dissociation entre compétence, intelligence et performance - subtilitas intelligendi, subtilitas explicandi, subtilitas applicandi.

Le mouton s'occupe de dicter et le robot - de résoudre le problème, et ils appellent cela - la vie (Popper) ! La vie est union des trois dons : don philosophique, pour dégager du mystère - des problèmes, don intellectuel, pour apporter au problème - une solution, don poétique, pour deviner derrière la solution - une nouvelle source mystérieuse. Dans ce cycle, le mystère reste intacte, c'est cela l'éternel retour.

Les déceptions vaudevillesques font détester la vie, injuste et mesquine ; mais plus on est sensible au tragique, plus vibrant est l'acquiescement à la vie, juste et grandiose. C'est le sens de tragédie qui rend sensible à la musique des mots et sourd au bruit des actions ; privé de ces bons filtres et muni de seuls amplificateurs, on dit : « Les actions sont la première tragédie de la vie, la seconde, ce sont les mots » - Wilde - « Actions are the first tragedy in life, words are the second ».

Le nécessaire de la populace ne cesse de s'élargir ; le superflu aristocratique reste toujours à la même hauteur : « N'accordez à la nature que le nécessaire, et le prix d'homme sera aussi bas que celui des bêtes » - Shakespeare - « Allow not nature more than nature needs, man's life's as cheap as beast's ».

Quand on se met à traiter la culture avec objectivité et civisme, elle tourne à la civilisation, laïque et grise ; elle ne garde ses couleurs et son nom que si l'on lui voue un culte, partial et fanatisé.

Ceux qui se désespèrent de l'absurdité du sens de la vie ne sont sensibles qu'aux deux niveaux de l'admiration : celui de la chose créée (désirée, conçue, possédée) et celui du processus de la création. Mon espérance est exclusivement liée au troisième niveau, celui de la fonction même. Elle est cet arbre, ne se réduisant ni aux fruits ni aux fleurs, surmontant et le vivifiant déracinement et l'appel des cimes et la densité des ombres. Elle est la hauteur, qui est fonction de l'âme ; elle est le regard, qui est fonction de l'esprit ; elle est l'amour, qui est fonction du cœur. « Le malheur, c'est l'absence de fonction » - Kierkegaard.

À quoi doit-on reconnaître et apprécier mon arbre ? - aux fruits ? aux fleurs ? aux ramages ? aux racines ? aux ombres ? - à la présence, partout, d'inconnues, ouvertes sur l'unification avec d'autres arbres, donnant lieu aux arbres plus vastes que le mien !

Quand le robot nippon ou yankee et le mouton batave ou helvète resteront les seules espèces humaines sur Terre, l'homo poeticus, empaillé dans leurs Muséums, sera exhibé en compagnie des singes paresseux, se livrant aux rêves improductifs.

Le médiocre voit partout, et surtout sous son nez, des tournants - linguistiques, philosophiques, économiques, politiques. Le bel esprit se contente d'imaginer des points de départ, des points zéro des balances ou de la création, des points invariants.

On croule sous des réponses savantes aux questions minables ! L'oubli des questions intéressantes, qui, toutes, furent posées dès l'Antiquité. Cet oubli, beaucoup plus que celui de l'Être, définit notre époque.

Comment l'arbre se réduit-il lamentablement aux seules propriétés de la forêt ? - par un mauvais mode d'unification avec d'autres arbres : l'alignement, la taille, le parasitage, dans un plat silence des cimes, au lieu d'irruptions de questions profondes ou d'éruptions de hautes réponses.

Encore tout récemment, il y avait cent fois plus de raisons de se lamenter des misères matérielles ; pourtant il y avait cent fois plus qu'aujourd'hui de voix spirituelles, appelant le chant, la danse, le poème. Le lyrisme individuel, c'est de la résignation ; l'indignation collective enfante de comptables.

Ces misérables stoïciens et cartésiens, en nous conjurant de maîtriser les passions, ne peuvent en citer que gloutonnerie, rapine ou débauche ; ils ne pouvaient pas se douter, que du bourgeois qu'ils éduquaient émergera le robot, modéré, honnête et de bonnes mœurs.

La théorie évolutionniste annonce la suprématie du fort ; Nietzsche dénonce celle du faible. Tous les cartésiens voient en l'esprit le sommet de nos facultés ; et Nietzsche en fait la lie. Pourtant, la contradiction n'est pas du côté, où l'on la cherche ; elle n'est que psycho-langagière : Nietzsche appelle faible celui que tout le monde, moi y compris, appelle fort ; et son esprit est vaste, tandis qu'il n'est respectable que profond, tout en s'opposant à la hauteur d'âme. « Celui qui a de la force, se défait de l'esprit ; j'entends par esprit la grande maîtrise de soi-même »*** - Nietzsche - « Wer die Stärke hat, entschlägt sich des Geistes ; ich verstehe unter Geist die grosse Selbstbeherrschung » - et l'on finit par se solidariser d'avec son âme, le porte-voix du soi inconnu !

Autour, tout n'est mû que par le sens, tempéré par la sensation et abandonné du sentiment. Et dire que Nietzsche voyait dans l'absence de sens le danger des dangers et nous tendait un marteau pour abattre le nihilisme, celui même qui n'est pas du tout l'absence de sens, mais l'appel à le recréer à partir du point zéro de l'imagination et de la sensibilité, au lieu de vivre d'une répétition quelconque, fût-elle appelée éternel retour. Que tes « interrogations soient plus près des commencements ! »** - Heidegger - « Anfänglicher Fragen ! ».

Pour dominer des esclaves, un autre esclave suffit ; on n'est maître qu'au milieu des maîtres.

La parole des hommes devint si insignifiante et monotone que le show - à l'écran, au stade et même à l'église - évince partout le sermon ou la harangue. Dans le mot de Lope de Vega : « Laissez le tact, le goût, l'odorat et la vue ; prêtez l'ouïe à la foi » - « Ni la Vista, ni el Gusto, ni el Tacto, ni el olfato tienen éxito alguno ; el oído se vuelve a la fe » on doit, aujourd'hui, intervertir la vue et l'ouïe.

Le parcours de l'homme moderne : de la soif vers le manque. Au lieu d'un vide de sage ou d'une plénitude de poète - un comblage de robot.

Aujourd'hui, avoir le courage de ne pas être au courant de certaines évidences sociales est souvent le seul moyen d'échapper à la contamination par le conformisme ; comment ne pas ricaner devant le suranné : sapere aude ! En plus, ce siècle d'inerties oublie, que la devise complète fut : sapere aude, incipe ! Le goût des commencements et des finalités s'efface, au profit des mornes parcours robotiques.

Pour garder son sang-froid, il faut avaler ses défaites, ne pas se laisser emporter par un honneur froissé et baveux. Mercutio ne comprend pas le Roméo apaisé (« O Calm, Dishonourable, Vile Submission ! »). « Souvent vaincu dehors, jamais soumis dedans » - aurait embelli quelque blason.

La création, la mort et le rêve, ce sont l'aube, le coucher de soleil et la nuit ; mais depuis que les hommes vouent toute leur vie à la lumière du jour, - on crée, on meurt et on rêve - robotiquement. « Tes jours s'en vont, sans nuits ni aubes » - G.Benn - « Die Tage gehn dir ohne Nacht und Morgen ».

L'idéal aristocratique, transplanté dans une tête de mufle, devient fléau redoutable ; le goût poissard, dans une âme délicate, devient monstre pitoyable. Le lieu de la vertu aristocratique - château ou ruines ; et de la populaire - la rue ou l'écran.

Le seul combat digne : entre l'homme divin (le surhomme, ou l'homme surmonté) et l'homme vain (le sous-homme, ou la machine des hommes), qui cohabitent en moi ; même Nietzsche n'en prône qu'un combat sans noblesse : « J'apporte la guerre : pas entre peuples, pas entre classes, une guerre entre l'homme et l'homme » - « Ich bringe den Krieg, nicht zwischen Volk und Volk, nicht zwischen Ständen, einen Krieg zwischen Mensch und Mensch ».

Plus je vois dans la tête le foyer de ma personnalité, plus je perds mon visage. « L'humanité a égaré le secret de se donner à soi-même un visage » - G.Bataille. Mieux je renonce à ma personnalité visible, au profit de mon soi invisible, plus mon âme a de chances d'en devenir le chantre.

Le progrès des moyens de transport(s) est à l'origine de la déroute du volatile face au reptile ; tous naissent avec des ailes (Gorky ignore la bonne phylogenèse : « Comment volerais-tu, toi, né à ramper ? » - « Рождённый ползать, летать не может ! »), mais à toutes les destinations on affecta la reptation comme seul déplacement écologiquement inoffensif et économiquement agressif. Même au firmament on est (trans)porté, aujourd'hui, par la voie commune, les yeux ouverts.

La supériorité en profondeur du savoir, en ampleur de l'action ou de la liberté n'est pas une supériorité noble ; elle ne peut l'être qu'en hauteur du regard : « Il faut être supérieur à l'humanité par sa hauteur d'âme »** - Nietzsche - « Man muß der Menschheit überlegen sein durch Höhe der Seele ».

L'esprit s'incline devant le miracle du vivant, l'âme l'élève. Et la robotisation de l'homme, c'est la dévitalisation de l'âme, suivie de l'aplatissement de l'esprit ; est robot celui qui ne voit plus de miracles, celui qui ne perçoit que la surface mécanique des pensées profondes et des hauts sentiments.

Les écrivailleurs pensent ériger des temples et des mausolées, tandis que leur architecture convient le mieux aux salles-machines, comme, jadis, aux étables ou casernes. « Un livre, ce ne sont pas des phrases mises bout à bout, mais des phrases coulées en arcades et coupoles » - V.Woolf - « A book is not made of sentences laid end to end, but of sentences built into arcades and domes ». Tout cela pour décorer vos parkings, hôtels, aéroports - je tapisse de phrases bout à bout mes ruines aux arcades translucides et à la coupole effondrée.

Ni les poètes ni les historiens ni les savants n'expriment aussi nettement l'âme d'un peuple que les philosophes ; écoutez les Américains : « La croissance est la seule valeur morale des hommes. La démocratie est la métaphysique de l'homme commun » - « Growth itself is the only moral end. Democracy is a metaphysics of the common man » - Dewey), « Contrairement à la philosophie continentale, la philosophie américaine se dédie au futur » (Rorty) – le futur, dédié à la croissance du commun… Chez les sages comme chez les sauvages, c'est le goût musical qui discrimine le mieux les hommes : « Le jazz a renversé la valse » - Céline.

Nous vivons dans une époque bénie, où, plus que jamais, « les ânes prennent la paille plus volontiers que l'or » (Héraclite) ; tout fier orpailleur peut ne plus se boucher le nez au-dessus de ses trouvailles lésées par la bête.

La modernité - culte de l'horizontalité, du rhizome banalisé opposé à l'arbre (Deleuze). La parenté des profonds avec les reptiles est plus évidente que l'imposture des hautains enviant les volatiles. L'arbre, avec ses branches aristocratiques, est un vecteur de la hauteur.

Il est normal, qu'en ne scrutant que l'étendue de l'horizon, je me sente nain et que j'aie besoin des épaules de géants ; il faut être ange, pour viser la hauteur des firmaments solitaires. C'est à dire il faut être poète, que Heidegger veut réduire à l'étendue : « La poésie est une unité de mesure, qui seule donne à l'homme la mesure de l'étendue de son être » - « Das Dichten ist Maß-Nahme durch die der Mensch erst das Maß für die Weite seines Wesens empfängt » - la poésie est l'invention d'unités de verticalité et non pas de platitude.

Le robot actuel découle tout droit du rêveur du XVIII-ème siècle ; la poésie se trouve à l'origine de tous les grands courants ; rien de plus instructif que ce parcours - les poètes : Héraclite, Parménide, Pythagore ; les vulgarisateurs : Platon, Épicure ; les professionnels : Aristote, Kant. La taverne, la caverne, la caserne.

L'humanisme : trouver tout homme - irremplaçable ; heureusement pour le rêveur et le créateur « il n'y a pas d'absences irremplaçables »** - R.Char.

Ils libèrent leur âme des tyrans, de Dieu, des censeurs, pour se retrouver avec leur seule cervelle, sans liberté, sans hauteur, sans originalité. L'âme, dépourvue de tous ses attributs, devint atavique.

La fin de l'Histoire signifie le début de l'ère du robot : toute accélération du progrès de l'espèce s'accompagne désormais d'un recul de l'homme.

Je regarde leurs visages - la transparence, l'évidence, la parfaite connaissance de soi-même - ni étonnement ni honte : « cette lueur d'impuissance et de stupéfaction, qui fait défaut à la race sans secret »* - Baudrillard.

À l'âge adulte, aucune lecture ne peut plus infléchir notre fond psychique, qui est déterminé par les livres de notre enfance ; les seuls noms, qui me viendraient à l'esprit, si je devais désigner mes véritables maîtres câblés, seraient ceux de Perrault, Andersen, Pouchkine, Grimm. Rien d'étonnant donc qu'aujourd'hui nos petites têtes blondes, gavées aux comics et codecs, finissent par exhiber des cerveaux de moutons et de robots.

Le monde grouille d'enchantements et de merveilles, même si l'on scrute un mouton isolé ; mais les théoriciens moutonniers veulent juger le monde d'après l'état des termitières, et ils se mettent à se lamenter sur le désenchantement du monde.

L'étonnement est l'un de ces sentiments humains qui préservent notre distance d'avec les robots ; mais depuis que, dans notre environnement, l'objet fabriqué dépasse en nombre l'objet naturel, en ne provoquant, dans le meilleur des cas que de la curiosité et non de l'étonnement, la pente de notre chute devint irréversible.

Pourquoi je déteste les images, qui déferlent sur le monde d'aujourd'hui ? - puisqu'elles ne mènent vers aucune lumière fatale ni ne jettent aucune ombre vitale - que des puzzles fractals.

La foule se forme sur une négation ou un rejet, l'élite - sur un accord ou un projet.

Leurs rejets, souvent, sont profonds et même hauts, mais c'est la platitude de leurs projets qui me rend sceptique. Quand son propre projet a de la hauteur, on se moque de tout rejet ; le cerveau acquiesce à la terre entière, quand les yeux sont pleins de ciel.

Ce n'est ni la déchéance, ni la pourriture, ni la décrépitude qui amènent le déclin de la culture (Baudelaire, Arendt, Benjamin), mais au contraire, l'excès de santé stérile, la rigueur et la robustesse, la facilité de produire des images cohérentes, facilité performante, qui n'a plus besoin ni de talent ni d'audace ni de compétence.

Le théâtre et le livre étaient des lieux ou se réfugiait celui qui fuyait la réalité ; aujourd'hui, ces lieux devinrent plus réels que la rue et la cuisine.

Toutes les valeurs sont lues aujourd'hui sur un même écran, où l'on ne distingue plus : le talent - de son absence, l'intelligence - de la mémoire, le rebelle - de l'esclave. Projeté sur le réel, tout complexe se voit privé de son imaginaire.

La fin de l'Histoire, c'est aussi la fin de l'âge héroïque : plus de triomphes, que des succès ; plus de sacrifices ni de fidélités, que des calculs ; aucune ressource n'est plus cachée au fond de soi-même, tout se puise dans un thésaurus commun, tous sont des nains dressés sur les épaules des autres nains.

Haïr la grandeur voulait dire, jadis, la jalousie devant la profondeur ou l'inertie devant la hauteur. Mais aujourd'hui la grandeur ne garde qu'une seule dimension – la platitude, et notre époque est tout sourire, face à cette grandeur, sourire complice ou condescendant devant un veinard ou un raté de plus.

Dans tous les hommes, Nietzsche voit des ruminants : les bons (ceux qui réussissent à digérer, les dionysiaques) et les mauvais (ceux qui y échouent, les hommes du ressentiment). Il ne comprend pas que le filtrage - ne pas mettre à la bouche ce qui répugne au bon goût - est le meilleur remède contre l'indigestion. Dionysos est le philosophe de l'éternel retour, c'est à dire de l'intensité en tant que dénominateur commun de nos expériences ; or, sur le minable - aucune intensité acquiescente n'est possible.

L’essentiel de ce que je suis (c’est-à-dire mon regard sur mon étoile), je le garde, inchangé, depuis ma première jeunesse ; les abandons, les ajouts, les revirements ne concernent que le secondaire. Donc, l’homme a bien son être et non pas seulement son devenir : « Le vivant n’a pas d’être, il n’a qu’un devenir » - H.Hesse - « Alles Lebendige ist ein Werden, nicht ein Sein ». Quant à son devenir, muni d’assez d’intensité, il est indiscernable de l’être (Nietzsche).

Dans l'image du paradis, tel qu'il est espéré par l'homme des bons sens, les premières béatitudes sont tavernes et lupanars ; heureusement, il ne lit pas Thomas d'Aquin : « Ces fonctions - manger, engendrer - disparaîtront chez les ressuscités » - « Quod in resurgentibus non erit usus ciborum neque venereorum », et dont le bon sens place les bienheureux dans des bureaux, où l'on ne fait que calculer.

Notre génération réalisa un équilibre salutaire, celui entre la vulgarité décroissante de la bêtise et la vulgarité croissante de l'intelligence ; la noblesse peut désormais, la conscience tranquille, fuir les deux camps, sans se compromettre avec aucun. En évitant de se frotter contre le goujat, on s'épargne une haine inutile (odi profanum vulgus et arceo - Horace).

Pour combattre ses adversaires, il n’y a pas d’arme plus efficace que celle qu’on forge, en se mettant dans leur peau, en se laissant pénétrer, provisoirement, par leur psychologie. C’est ce que je fis, en prenant, parfois, le parti des forts, que je déteste pourtant plus que les autres. C’est ce que firent Nietzsche et Dostoïevsky, avec leur complicité feinte avec le surhomme ou avec le sous-homme, et même Nabokov, avec sa Lolita.

Techniquement, la mort de l'art devient inéluctable à cause de la facilité actuelle de création d'images. Cette facilité est l'aspect le plus original de notre époque sans théâtre, ou plutôt avec une scène ayant absorbé la rue et l'étable, et où tout badaud se prend pour acteur ou éclairagiste. On n'a plus besoin de dramaturges ; des panurges moutonniers suffisent.

De nos jours, avoir une âme semble être aussi honteux qu'avoir un corps l'était au Moyen-Âge.

Du spectacle du monde, un bon spectateur, l'homme du regard, retient l'harmonie grandiose du dramaturge divin, l'ingéniosité inventive du metteur en scène, l'expressivité unique du jeu des interprètes ; l'homme de la rue, c'est à dire l'homme de la seule écoute, n'y aura perçu que des sifflements, des claques ou des éternuements.

Les envieux et les ratés se plaignent de mauvaises distributions de rôles (« La vie est une scène, mais les rôles sont mal répartis » - Wilde - « The world is a stage, but the play is badly cast »), tandis que le monde n'est qu'un répertoire, où chacun est libre de choisir sa pièce, son spectateur, son chœur, son deus ex machina, son souffleur et son éclairagiste.

Jadis, l'image était pure métaphore, au-delà ou en deçà des représentations ; aujourd'hui, elle fait partie des représentations les plus banales et consensuelles, ce que devient, par ailleurs, toute métaphore pétrifiée. Notre époque peut être définie comme celle de la représentation unique ; celle-ci n'est ni fausse ni bête, mais simplement grégaire.

Les rapports organiques de l'homme avec l'élan, l'angoisse et l'invisible disparurent au profit de ses rapports mécaniques avec sa propre visibilité et avec l'argent. Tout chevalier s'engagea dans la cavalerie de St-Georges.

Jamais on n'eut autant de spécialistes professionnels d'Homère, de St-Augustin ou de Léonard qu'aujourd'hui ; mais dans les tableaux que ceux-là peignent de ceux-ci on ne devine plus ni immortels, ni saints, ni génies, mais des ingénieurs ou managers ; et le peintre, lui-même, est statisticien.

L'homme ordinaire est soumis au temps : le souci du succès local le conduit, inexorablement, à l'échec global ; l'homme d'exception est hors du temps : il vit toute vicissitude locale comme un échec, mais sous le signe immuable du triomphe global. « Il arrive que ce qui est désordre dans la partie est ordre dans le tout » - Leibniz.

Dans le robot moderne, cohabitent la pré-programmation des prix et le hasard des valeurs ; il est l'héritier direct de l'automaton d'Aristote, qui désignait le hasard, et du juste pécheur des jansénistes marqué par la prédestination. Saturé d'un sens cérébral, ce robot est un non-sens vital.

Je vois les regards bien bas, les cœurs vidés, toutes les flammes éteintes ; ce serait un tableau paradisiaque, si l'on croit la vue biblique de l'enfer : « Hauteurs des regards, enflement du cœur - le flambeau des impies n'est que péché ». L'éclairage collectif, la platitude des regards et des cœurs, les oriflammes digitalisées accompagnent désormais le robot vertueux. En hauteur, ne s'accrochent au souffle de leur cœur que les hérésiarques du culte apostatique de la mesquinerie.

Leur accommodation va aux choses connues ou aux buts pré-programmés, et elle devient assimilation, incrustation, empreinte débouchant sur l'action ; la meilleure accommodation se fait sur ton soi inconnu et fait naître le regard riche de son immobilité.

Quand la production succède à la création, les formes platoniciennes de l'art - l'icône (pour le cœur), l'idole (pour la raison), le fantasme (pour l'âme) - se dévitalisent et se banalisent ; il ne restent que des pièces fractales et inertes d'un puzzle ou d'un circuit.

L'homme est fait pour vivre de sa soif, de l'éprouver par sa liberté, en vouant son regard aux bons cieux ; au lieu de cela, il se vautre dans la servitude de l'eau courante, fixe de ses yeux rassasiés le robinet ou le bouton le plus proche et oublie la hauteur de l'étoile. Qui encore verrait dans l'homme – un dieu tombé qui se souvient des cieux (Lamartine) ?

Il n'y a aucune raison de pester contre la modernité, puisqu'elle se serait éloignée de la Nature ; le bon Dieu ayant créé la vache, l'arbre et la rivière, prouve, par là même, que l'homme d'aujourd'hui est plus près du dessein divin que l'homme préhistorique. Mais un bug se serait glissé dans le programme thuriféraire, car le cerveau, contre toute attente, l'emporta sur le ventre, en privant ainsi le mouton de la victoire finale, pour offrir le podium au robot.

Jadis, la civilisation s'occupait de donner vie à l'avenir, et la culture gardait un lien vivant avec les commencements. Mais depuis que seul compte le présent, le rythme de la vie, dicté par l'imagination et l'intuition, tourna en algorithme, pour le robot que devint l'homme.

Les hommes sont comme les nombres ; ils peuvent être vus en tant qu'opérandes (notation géométrique), en tant qu'opération (notation algébrique), en tant que résultat (notation trigonométrique) - pro-jection, sou-mission, con-formisme - partout de l'esclavage, face aux ensembles abusant de fausses équivalences, car la réflexivité se brise sur la méconnaissance de soi, la transitivité faiblit, quand les extrêmes ne se touchent plus, la symétrie ne marche qu'avec des miroirs pipés.

Jadis, la vie disposait d'une scène publique, où se produisaient trois guildes d'acteurs - la politique, la scientifique et l'artistique ; la scène moderne, c'est l'écran, envahi par les spectateurs se prenant pour acteurs. Et la pièce jouée n'a plus besoin ni de démiurge ni de dramaturge, le verdict de l'audimat dicte les images à fabriquer et à propager. La diffusion de vidéogrammes de masse se substitua à la confusion des âmes de race.

Le XIX-ème siècle (siècle des foiresNietzscheJahrmarkts-Jahrhundert) prêchait le collectivisme et/ou la technique, d'où la mauvaise presse du nihilisme, qui est un défi au mouton et au robot, contre l'inertie dans la pensée et contre le calcul dans le sentiment.

Les hommes se divisent en deux catégories : ceux qui jouent les jeux banals de puissance, de débauche ou de religion et ceux qui s'adonnent à inventer de belles règles des jeux magiques, auxquels ils ne joueront jamais ; les deux s'y complaisent, et les drames n'éclatent que lorsqu'ils tentent de jouer les deux rôles en même temps. Aux derniers, aux artistes, s'applique la règle d'E.Jünger : « Qui s'interprète soi-même se trouve en-dessous de son niveau » - « Wer sich selbst kommentiert, geht unter sein Niveau ».

Jadis, le meilleur philosophe fut poète (ami des ingénus), ensuite il devint savant (ami des ingénieux), aujourd'hui il est technicien (ami des ingénieurs). Le premier, soucieux de son âme, lui amenait de sa propre nourriture, le deuxième, épris d'esprit, digérait celle des autres, le troisième, produit de règlements, patauge au milieu de ses propres déjections.

Ils colmatent leur vide en remplissant leur vie : par le travail, par la gamberge, par la reconnaissance ; tandis qu'il est essentiel de créer et d'entretenir en soi un vide, où continuerait à retentir la voix du Dieu, qui n'est pas mort, du Dieu vivant, de Celui du rêve et de la musique.

Depuis deux siècles, on nous annonce le dépérissement de la culture européenne, qui viendrait d'un nihilisme rebelle. Or, c'est un holisme grégaire qui s'en charge, avec beaucoup plus d'efficacité. « Chute de tout à cause de tous ! Chute de tous à cause de tout ! »** - Pessõa. Aucune contre-réforme, aucune contre-révolution en vue ; l'abêtissement, c'est à dire la robotisation (succédant à la moutonnaille, cette « parfaite et définitive fourmilière » vouée par Valéry à la permanence), semble être irréversible. Et comme conséquence logique - l'extinction du regard, puisque c'est la culture qui le forme (Nietzsche).

L'homme de talent n'a pas besoin de modes d'emploi, pour entretenir sa passion et briller en tant que manager ou violoniste ; la civilisation américaine, qui finira par devenir universelle, s'adresse aux incapables, incapables de flamme et de cervelle, pour assurer leur réussite en permettant : au manager - de gérer sa comptabilité et au violoniste - sa carrière.

Les hommes se mesurent sur la foi d'Hermès ou d'Apollon, qui proclament une inégalité profane ou spirituelle ; mais c'est une égalité sacrée que proclame Zeus, égal pour tous (omnia aequus), qui nous rend fraternels ou humanistes.

Les hommes les plus respectés : au XVI-ème siècle - les théologiens, au XVII-ème - les dramaturges, au XVIII-ème - les philosophes, au XIX-ème - les romanciers, au XX-ème - les poètes, au XXI-ème - les managers.

Les femmes se trouvent aux sources des grands oui et non des hommes. Le non à l'œuvre des hommes, le non de la raison pratique, le non de l'homme du ressentiment, bref, le non d'Athéna, - si je m'en laisse guider, je finirai dans la platitude du pugilat humain ; le oui absolu, au monde divin, m'ouvre à la profondeur apollinienne du consentement ou à la hauteur dionysienne du sentiment, au oui de Cybèle, qui initia les dieux aux mystères, le oui porté par des nymphes et des Bacchantes. Les maîtres de Socrate s'appelaient Aspasie et Diotime.

Qu'ils soient romanciers ou épiciers, garagistes ou pianistes, chanteurs ou chercheurs, aujourd'hui, ils doivent leur succès - au travail ; ce misérable travail, qui n'est que la partie mécanique d'un scénario conceptuel, lucratif ou artistique, son exécution et non pas son rêve ; il est le fameux pinceau qu'on ne devrait pas voir sur le tableau de la vie.

Il est trop facile et ingrat de trouver de la folie dans la raison populaire ; trouver de la raison dans les folies des sages est et plus agréable et plus ardu.

Un fait divers, sous la forme d'un compte rendu ou d'un procès verbal, - tel est le genre dominant aujourd'hui, puisque les hommes prirent au sérieux le verdict, politiquement correct, qu'après Auschwitz, écrire des poèmes relevait de la barbarie, et, même rédigé en prose, tout rêve fut banni.

Pour un maître du regard, la manière la plus naturelle de se présenter, devant son soi inconnu, est, le plus souvent, une afféterie ou une pose ; dès que les hommes apparaissent à ses horizons, il prend position ou adopte une posture, ces empreintes visibles d'une lumière lisible ; la pose est l'ombre lisible d'une lumière invisible.

La platitude devint si vaste et sûre, que les hommes perdirent tout souvenir de la Chute et, partant, - le souci du Salut.

Ni la puissance ni l'intelligence ni l'action ne résument l'homme avec autant de précision et d'originalité que la musique, dont son regard est capable. La musique imprime notre effigie ; tout ce qu'elle exprime s'y réduit. Si l'homme est son style, la musique est l'homme même. « La musique n'exprime qu'elle-même » - Stravinsky - « Музыка выражает самоё себя ».

Je traverse un bourg en Campanie ; une rue s'appelle via della Scuola Eleatica ; j'apprends que je marche sur les traces de Zénon et de Parménide ; c'est ici, dans cette Grande Grèce, qu'ils inventèrent la philosophie ; c'est moins bien connu qu'Agrigente d'Empédocle ou Syracuse d'Archimède.

La terrible loi de l'offre-demande explique l'essentiel de toute époque ; aujourd'hui, le poète, et donc le philosophe et le style, disparurent, car non-sollicités par ce siècle, dont la première calamité est la non-exigence musicale, l'insensibilité au tragique.

Je prends dans la rue, au hasard, le premier badaud, je l'autopsie - j'aurai découvert 99% de l'essence de l'homme, de son génome ; pour manifester mon misérable soi, il me reste ce 1%, que, d'ailleurs, je ne délimite bien que si je m'impose des contraintes impitoyables portant sur l'exclusion de ces 99%, pour ne pas faire ce que n'importe qui aurait pu faire à ma place.

L'intérêt du passé est dans la possibilité de le faire chanter ou danser, tandis que le présent se calcule et le futur balbutie, hoquette ou se tait : compare les couleurs bigarrées de l'historien, grises - du manager et blafardes - d'un auteur de science-fiction.

L'homme n'est pas encore robot : son optique s'appuie sur son regard plus que sur ses cristallins et pupilles ; et alors, si l'étant relève de notre optique (Heidegger - das Seiende gehört zu unserer Optik), c'est qu'il n'est pas très différent de l'être, qui ne se donne qu'au regard.

Les ruines peuvent servir d'observatoire pour le surhomme, de souterrain - pour le sous-homme, d'habitat - pour l'homme, et même de cimetière - pour les hommes : « L'humanité est un déferlement monstrueux de ratés, un champ de ruines » - Nietzsche - « Die Menschheit ist der Überschuß des Mißratenen, ein Trümmerfeld ». Ces quatre personnages sont inséparables.

L'époque moderne enterra la controverse millénaire entre l'esprit, conduit par la raison, et l'esprit, séduit par l'âme. C'est la métaphore architecturale qui la rendait le mieux : la raison évolua de la Caverne au bureau climatisé, en passant par casernes et étables ; l'âme eut un faible pour la tour d'ivoire que nous rappellent encore ses souterrains et ruines. Mais même sur ses soupiraux, le badaud d'aujourd'hui ne lit que géométrie et dates.

Il est impossible d'être créateur, sans être interprète ; l'homme, sans se réduire à une machine, néanmoins en contient plusieurs. « Il y a de la géométrie dans la caresse des cordes ; il y a de la musique dans les sections coniques » - Pythagore.

Un jour, la musique des ruelles moscovites et des places parisiennes se tut ; presque au même moment, le silence de Delphes ou Herculanum se mit à réveiller en moi une musique intérieure ; la musique durable, c'est un temps incompréhensible et non pas un espace maîtrisé.

L'intellectuel européen se définit comme manipulateur de concepts ; il ne comprend pas que le dernier plouc en manie autant que lui ; c'est la proximité avec le bon, le beau et le vrai, qui devrait en discriminer, la proximité, qui viendrait de l'écoute et non pas de l'acte ; qui a une bonne écoute, a un bon écrit ; l'écrire est le défi du faire et le contraire du dire.

C'est lorsqu'on se met, avec zèle et passion, à chercher l'homme, qu'on donne la plus nette impression qu'on fuit les hommes.

Dans la devise horacienne de carpe diem, prônée par les sots de toutes les époques, tout le monde atteint à peu près la même perfection, c'est à dire la même platitude. Parmi les hommes qui échappent à cette banalité, on trouve les énergumènes des avenirs qui chantent, les rêveurs du passé mis en musique, les créateurs des mondes, intemporels et inexistants, mais qui dansent. Le présent, lui, narre ou marche, il est l'empreinte figée d'un mouvement impossible, qu'il s'agit de vivifier.

Le philosophe, aujourd'hui, est un fonctionnaire assumant ses responsabilités avec les mêmes ferveur et gravité que les inspecteurs des finances, les conservateurs de registres cadastraux, les contrôleurs de comestibilité.

C'est par le volume, que l'homme occupe sur la scène publique, qu'on en détermine aujourd'hui la grandeur ; et il y en a des formules de plus en plus infaillibles. La vraie grandeur se réfugie dans un élan vers un Ouvert vertical, inconnu des géomètres, échappant aux mesures du fini.

L'humanisme : non pas l'humanisation du divin, par un cerveau suffisant et impassible, mais la divinisation de l'humain, par une âme hésitante et palpitante. Mais aujourd'hui, hélas, c'est l'âme qui, sobrement, humanise, c'est à dire banalise, son rêve, et le cerveau, enivré, divinise, c'est à dire innocente, son acte, ce qui rapproche l'homme du mouton et du robot.

Dans un nécrologue, je tombe sur ce bouquet : croyant, écrivain et homme d'affaires - difficile d'imaginer une triade aussi aberrante, contre nature ! Un écrivain, en proie aux Écritures, Saintes ou comptables, ne peut être que grenouille ou écureuil, là où l'on attend une chauve-souris ou un aigle.

Ce qui distingue les pulsions et répulsions de l'homme d'élection ou de l'homme du troupeau : le premier les voue aux hauts projets, le second - aux bas objets ; le premier vit des impulsions primordiales, de la laetitia incipiendi, des commencements, le second - des impulsions mécaniques, de l'inertie. Les vrais commencements ne se calculent pas : « Rien ne prédétermine ce qu'est le commencement » - Hegel - « Das Sein des Anfangs ist bestimmungslos ».

La nostalgie des commencements disparus engendre des rites : « La tradition est oubli des origines » - Merleau-Ponty.

Être sans honte, aujourd'hui, signifie ne voir que le corps des pensées, sans s'arrêter sur leurs vêtements que conçoit le haut couturier qu'est tout créateur. Il n'y a que celui-ci qui s'inspire de la troublante nudité de la pensée à maîtriser et que, par ailleurs, il ne touche qu'en rêve, dans ses phantasmata inarticulées. « La perte de la honte est le premier signe d'un faible d'esprit » - Freud - « Der Verlust von Scham ist das erste Zeichen des Schwachsinns » - un faible d'esprit étant celui qui croit que la force équivaut l'esprit.

Une bien étrange règle, et qui traduit peut-être une justice, qui nous échappe : les hommes peuvent proclamer la grandeur divine sur trois registres disjoints : par l'acte du cœur, par le mot de l'esprit, par la musique de l'âme, mais les meilleurs écrivains sont éclopés du geste, les meilleurs musiciens sont débiles dans le mot, les meilleurs des actifs se foutent et du mot et de la musique. Et puisque, sur cette échelle ascendante, la musique paraît être le langage de Dieu et le geste - Son modèle, la portée du mot consisterait à savoir composer ou peindre des gestes musicaux.

C'est le lendemain qui bouche toutes les issues de la demeure des hommes prosaïques et en fait des Fermés ; le poète est un Ouvert, château, ruine ou souterrain, il est dans la convergence, chute ou envol, vers l'infini du temps ou de l'espace, hors de lui, et où il dépose ses horizons et ses firmaments, ses joies et ses hontes, ses folies et sa liberté : « L'être de l'homme porte en lui la folie comme la limite de sa liberté »* - Lacan.

Notre époque a la fringale de l'extrême : en vitesse du gonflement d'un compte en banque, en nombre d'heures, qu'il faut à un yacht, pour faire le tour d'une île déserte, en véhémence du rejet de la société, au cours d'une garden-party ou d'un dîner en ville. Je ne vois que deux extrêmes, qui surclassent nettement le milieu ou la moyenne : en abnégation de mère et en talent d'artiste.

Aucune parenté avec la France de Molière, Marivaux, Guitry, Sollers ne m'est pensable ; des sentiments filiaux et presque tribaux pour la France de Montaigne, Voltaire, Valéry, R.Debray. Je sais que c'est la première France qui domine, et a toujours dominé, dans les … cœurs des Français, et la seconde - seulement dans leurs têtes.

Dans l'Antiquité, on peut trouver des égaux à Dante, Léonard, Michel-Ange, on n'en trouvera pas à Bach ; c'est la découverte de la musique qui nous rend modernes, au sens non-banal du terme ; que la passion, la souffrance ou l'angoisse puissent servir de thèmes aux plus belles mélodies, auxquelles se réduirait la vie, voilà une idée, qui n'effleure aucune tête antique.

Est anti-humaniste celui qui ne mise que sur la force ; est humaniste celui qui a pitié de la faiblesse d'autrui et honte de sa propre force ; le respect du seul savoir, qui augmente la force, ou le respect du savoir sans forces. « C'est à en rire ou à en pleurer de voir tant de savoir rester sans force sur la vie des hommes » (Kierkegaard) - tu ne comprends donc pas que la beauté de la vie est due plus à l'inconnaissable qu'au connu, à l'intensité qu'à la force. « Tout ce que nous ignorons, nous le connaissons grâce aux rêves des savants-poètes » - Vernadsky - « Всё, что мы не знаем, мы знаем благодаря мечтам учёных-поэтов ».

La vie garde sa merveille et son enchantement, tant que j'épouse son mystère ; des liaisons passagères, que j'entretiens avec ses solutions, ne constituent que des problèmes, parfois profonds, jamais assez hauts pour dissiper mon enthousiasme.

Les hommes interdits d'accès au mystère de la vie sont réduits au monde binaire : « L'homme remarque, que le problème de la vie est résolu, lorsqu'il a disparu » - Wittgenstein - « Die Lösung des Problems des Lebens merkt man am Verschwinden dieses Problems » - les uns vivront du silence du questionnement, d'autres - du vide mécanique de la solution, d'autres, enfin, - du vide béni et musical du mystère retrouvé.

Jadis, le type de pathos de chaque époque pouvait être défini en fonction de sa tâche privilégiée : chercher une idole, ériger des temples à l'idole sacrée, abattre les idoles. Le premier créait, le deuxième priait, le troisième ricanait. J'ai peur, que ce cycle, aujourd'hui, soit brisé et sonne ainsi la fin de l'Histoire. Et l'artiste, dont le métier fut fabrication d'idoles , n'a plus d'emploi justifié, il produit des idoles et non pas des idées (eidolon et non pas eïdos, idéa - Heidegger).

Les non mesquins conduisent les hommes à la liberté, les grands - à l'esclavage ; le oui mesquin est proféré par l'esclave ; l'homme vraiment libre est porteur d'un grand oui. « L'homme doit accepter sa servitude : celle de ses propres passions, et donc des hommes, ou celle de sa spiritualité » - Tolstoï - « Человек должен быть рабом : своих страстей, а значит, и людей, или же своего духовного начала ».

Ils se prennent pour iconoclastes, tandis qu'ils ne sont même pas iconolâtres, mais tout bêtement - iconovores.

C'est l'âme et non pas la raison qui nomme maîtres ou esclaves ; la raison fixe le rayon de ton action, mais l'âme oriente le sens de ton regard. « Les fers n'entravent que les mains ; c'est la raison qui fait esclave ou maître » - Grillparzer - « Es binden Sklavenfesseln nur die Hände, der Sinn, er macht den Freien und den Knecht ». La raison, elle-même, aurait besoin de fers ; livrée à elle-même, elle fait pulluler le petit maître, à l'âme d'esclave.

Prouver, que l'homme est un ange et une harmonie (moi, avec l'homme Jésus) ou bien un monstre et un chaos (Pascal, de l'homme sans Seigneur Jésus-Christ) - sont deux tâches d'une même facilité.

Tout homme est voué à la chute, morale, physique ou sociale, mais la majorité végétant dans la platitude, cette chute passe presque inaperçue. « Plus grande sera la hauteur de ta chute, plus retentissante en sera la gloire » - Héraclite - laissons tomber la gloire, songeons au vertige ou, mieux, à la musique des volatiles abattus, au chant du cygne, avant de sombrer au niveau des reptiles foutus.

La totalité de l'homme intéressant se révèle et se résume dans ces trois attitudes : la pose face à la noblesse, la posture face au mot, la position face aux idées - la hauteur, le style, l'intelligence. Suivant ces axes, j'ai trois complices et alliés : Pascal, selon le premier ; Nietzsche, selon les deux premiers, Valéry, selon le troisième. Dois-je attendre mon Mémorial ? Mon cheval de Turin ? Mon illumination de Gênes ? Dans les deux cas - une rupture douloureuse avec la raison.

Deux excellents interprètes, aux fonctions globalement positives, supervisent notre cerveau - le mouton et le robot. Le premier assure la basse imitation ou la haute mimesis, le second - l'apprentissage et la constitution de scénarios. Le bonheur de l'homme et le malheur des hommes, c'est que nos fonctions les plus nobles excluent l'imitation et en appellent à la création ; elles sont, en plus, indécomposables en algorithmes.

Dans leurs tableaux, les Anciens peignent, à 95%, l'Homme et à 5% - l'homme de l'Antiquité ; à la Renaissance, cette proportion est de 50/50 ; aujourd'hui, 5% seulement vont à l'Homme, le reste dévolue au siècle, à la routine, aux choses. Jadis, ils prêtaient aux choses inanimées des larmes (lacrimae rerum - Virgile) ou même une âme (Lamartine) ; aujourd'hui, où l'âme est obsolète, ils n'y mettent que leur esprit.

Le mouton réduit la vie à la consommation de solutions, le robot - à la résolution de problèmes, le philosophe - à la formulation de problèmes, le poète, blasé de solutions et brisé par des problèmes, - au retour grisé vers des mystères.

Rien ne les empêche de s'attarder ou de se perdre sur les cimes ou dans les rimes ; au lieu de cela, ils s'immergent dans le troupeau, pour en dénoncer ensuite l'ennui, le meuglement et la bêtise, et pour incriminer le système.

Un nombre anormalement élevé de nigauds, chez ceux qui vont toujours jusqu'au bout, ne font jamais de compromis, n'ont jamais peur ; mais un même nombre d'égarés, de girouettes et de couards que chez leurs antagonistes.

Le progrès : l'évidence du progrès de l'espèce nous occulte l'immuable équilibre sommaire des individus. Ceux-ci, de tous temps, furent de deux catégories : les aristocrates (poètes et philosophes) et les goujats. La progression remarquable des derniers se neutralise par la foudroyante régression, en qualité et en nombre, des premiers. Bientôt, aucune brebis galeuse ne compromettra l'avance du troupeau.

Le rôle subordonné du temps, chez les vrais sages, d'où des ressemblances apparentes de leurs images, pourtant purement spatiales ; c'est ainsi qu'on proclame Platon avant Tertullien - inventeur de la Sainte Trinité, et décèle, chez lui-même, des traits des brahmanes, des fakirs ou des mages.

Depuis toujours on sait ce que sont les hommes, de lourds soupçons pesèrent toujours sur l'existence du sous-homme, et depuis peu on commença même à percer à jour l'essence du surhomme, mais on continue à ignorer ce qu'est l'homme. Tant qu'on le reconnaît, l'humanisme n'est pas mort ; dès que, implicitement mais définitivement, on proclame l'homme - mouton ou robot, c'en est fini de notre pitié, de notre honte et de nos enthousiasmes.

Les charlatans de la chair, ou exquis pornographes, vous promettent de vous stupéfier avec leurs scènes de violence extrême, de lascivités inouïes, d'audaces inimaginables, et, toujours, leurs monstruosités bien plates s'avèrent être à portée de n'importe quel garagiste.

Souvent, les journalistes vous présentent ce tableau apocalyptique : le monde doutant de l'existence des rivages, où il cingle, son navire démâté, sans boussole, prenant l'eau. Mais ce tableau reproduit la démarche des vrais artistes, toujours à la dérive ! La voile du vaisseau fantôme n'a jamais attiré que ceux qui ont leur propre souffle. Tandis que vous, les eunuques de la plume, vous, qui réussissez à charger vos marchandises littéraires sur le cargo éditorial, vous suivez le même circuit que les filières du pneu, de la machine-outil, de l'assurance, vous, avec votre inactualité palabreuse, où n'affleure aucune métaphore…

Qu'il fut imprudent, ce sévère Kant, en dénonçant le pré-kantisme, où auraient régné l'auberge, la taule, le cabanon (Wirthaus, Zuchthaus, Tollhaus), pour nous conduire vers l'actuelle salle-machines ! Là-bas, au moins, le derviche, le brahmane ou le dingue pouvaient se livrer à la danse ; ici, votre robot ou programmeur s'occupe seulement de ce qui marche.

Tout homme a un soi et un visage ; le soi, presque en entier, est partagé avec autrui, le visage est inimitable ; on peut et doit admirer le soi, on ne peut aimer que le visage ; on se comprend ou se méprend au même degré, qu'on se scrute ou scrute autrui, le visage crée sa propre vérité irrésistible ; le soi est un miracle d'espèce, le visage est une magie de caresse. Narcisse savait s'agenouiller dans des temples, avant de s'agenouiller devant le lac ; la page blanche reflète mon visage, question de profondeur de mon écritoire et surtout de hauteur de mon regard.

Où cherchent-ils le séjour de ce règne planétaire de la technique ? - dans des laboratoires, ateliers, chambres d'enfants, tandis que le lieu, où sa terrible tyrannie s'exerce en toute impunité, tout en restant inaperçu, s'appelle - le cerveau mécanique. Les yeux impassibles du troupeau, qui y évincèrent le regard vibrant.

La vie, sans aucun doute, est un miracle, mais est-ce que l'homme des cavernes s'en rendait compte ? Ou bien cette évidence est fruit de nos cerveaux hypertrophiés ? Toutefois, les Anciens, visiblement, ne comprenaient pas encore, que renouer avec sa vraie nature devrait n'avoir qu'un seul sens - redécouvrir l'émerveillement devant la féerie du monde. Le monde d'aujourd'hui étant vécu comme un rouage mécanique, jamais l'homme ne fut plus éloigné de sa nature.

Il est raisonnable de songer à maîtriser le vrai d'Aristote ou de Kant ; il est ridicule d'espérer d'égaler le bon du Christ ; il est fou de rivaliser avec le beau de Mozart. Le don musical est le plus gratuit et miraculeux de tous, et d'ailleurs, Mozart est le seul des grands compositeurs à ne pas avoir d'héritiers.

La stature de l'homme, ce ne sont pas ses positions, c'est à dire ses préférences données à certaines valeurs sur les axes vitaux ; sa stature, c'est sa pose, face à ces axes, c'est à dire une même intensité et une même noblesse de son regard, dans ces dimensions capitales : l'horreur absolue de la mort - la merveille absolue de la vie, l'humble voix du bien, dans le cœur, - le fier refus de l'esprit de la traduire en actes, la religion du talent de créateur - la liberté du goût de spectateur, la chaleur du sentiment fraternel - le froid d'une fatale solitude.

Aujourd'hui, tous les comptables, intellos ou ingénieurs, obsédés par l'appât du succès, s'efforcent à se dépasser, comme si le soi avait de nettes frontières, que seuls les faiblards n'oseraient franchir ; ils ne s'aperçoivent pas que l'espace réservé à cette compétition s'appelle platitude. En hauteur, on se sacrifie ou reste fidèle - c'est à dire, on capitule - face à son soi inconnu. « Ce n'est qu'en se dépassant que l'homme est pleinement humain » - Jean-Paul II - mais l'homme est tenté d'être, même par intermittences, surhumain, immuable et intraduisible.

Comment voit-on, sous l'angle gastronomique, les commencements et les fins du Seigneur ? - à Sa Noël française, s'associent les huîtres, le foie gras, le champagne, la dinde ; la Pâque russe Le glorifie à travers les œufs, les blini, les zakouski, l'oie. Pour adoucir les indigestions, on inventa les jeûnes.

Deux objets des recherches humaines : des nouveautés universelles ou des permanences particulières – la Vita Nuova de Dante ou la Vita solitaria de Pétrarque.

Le progrès est l'œuvre de l'humaniste, qui évinça successivement le théologien, le militaire, le politicien, pour faire d'eux tous - des comptables, dont la culture est moutonnière et la civilisation - robotique. Et l'humaniste, lui-même, de médiéval ou encyclopédique, devint technique ; il est aujourd'hui tiers-mondiste, syndicaliste, écologiste, homophile, féministe ; l'humain tout court n'intéresse plus que les compagnons d'Emmaüs.

L'humanisme complet est projection verticale sur toutes les facettes de l'homme : la biologique - la vénération du miracle de la vie, la sociale - l'appel à l'égalité matérielle, la politique - la garantie de liberté d'opinions démocratiques, la spirituelle - la primauté de la noblesse, l'artistique - le culte du talent et de la pureté. Une seule de ces facettes manque, et l'édifice devient vulnérable au travail de sape des économistes, des sociologues, des politiciens, de ces calculateurs d'un humanisme réel ; c'est au philosophe qu'appartient la tâche de gardien de l'humanisme de rêve.

L'humanisme commence par la reconnaissance d'une hiérarchie verticale des facettes humaines : miracle, seigneur de la nature, prodige de l'esprit, rêveur, amoureux etc. Mais l'horizontalité cynique finira par le rendre égal des moutons et des robots, qui ne veulent pas d'homme-maître. Pourtant, jamais l'espèce ne fut ainsi sans honte, comme aujourd'hui.

Ceux qui se proclament hommes d'idées sont parmi les plus raseurs ; le seul homme d'idées, qui m'inspire une franche admiration, est Valéry, mais il est aussi, et surtout, l'homme du mot, c'est à dire des ombres, tandis qu'il éteint, lui-même, la vaine lumière annoncée par l'idée naissante et portée par l'idée fixe.

Ils passent, de plus en plus indifférents, devant des statues antiques, et ils sont de plus en plus nombreux à se proclamer déboulonneurs de statues, pour donner du sel à leurs dîners en ville.

Ce qui est lamentable, ce n'est pas tellement le fait que tous, aujourd'hui, vivent de l'actualité, mais que les actualités économique, littéraire, judiciaire, scientifique, politique se vivent sur le même ton, selon les mêmes critères, avec la même échelle de valeurs ; l'horizontalité temporelle, c'est à dire l'immense platitude, effaça tout appel de la verticalité spirituelle (aujourd'hui, on professe même des religions horizontales - Camus). Ils veulent abaisser l'homme jusqu'à cette infâme horizontalité, où l'homme retrouverait sa vocation de mouton ou de robot. Ce sinistre projet est en marche ; l'homme, débarrassé de ses rêves, et bercé par la platitude complaisante, est persuadé de se (re)connaître dans le plat robot qu'il devint.

Il n'y aurait plus de salut possible pour ce monde, qui n'a plus besoin de beauté ; le monde périra par cette absence, non prévue par cet optimiste que fut Dostoïevsky. Et s'il survit, l'archéologue, fouillant dans les ruines de notre époque, « tombera sur des machines, comme nous, jadis, tombions sur des statues » - Morgenstern - « wird Maschinen ausgraben wie wir Statuen ».

Deux erreurs des hommes : celle du mouton - vouloir faire partie d'une forêt ou même être soi-même une forêt, ou celle du robot - ne se prendre que pour une branche d'arbre. « La sottise, c'est qu'une branche se prenne pour un arbre entier » - Boehme - « Was Thorheit ists, daß der Zweig will ein eigener Baum seyn » - l'homme, qui ne retrouve pas en soi tous les attributs de l'arbre, est voué à ne rester qu'une souche.

Qui s'intéresse, aujourd'hui, aux artistes, à ceux qui se tiennent au fond des problèmes ou au sommet des mystères ? - dans la platitude des solutions, ce seul milieu de vie de l'homme moderne, on n'a plus besoin que d'artisans professionnels.

La pire des choses, qui attend l'Europe, c'est l'entente finale entre Américains et Chinois, entre un idéal minable et l'absence d'idéal, entre la triste incompréhension américaine, face à la culture européenne, et, ces temps derniers, la stupéfiante pénétration chinoise de l'opéra italien, de la dramaturgie russe, de la philosophie allemande, du roman français, pénétration mécanique. La détresse d'une ardeur vivante, dominée par une froide technique, c'est ce que nous allons vivre.

La vie du regard comprend trois étapes, en fonction de son inspirateur : autrui, Dieu, le soi ; curieusement, l'ontogenèse y reproduit la phylogenèse : comme dans la vie d'un homme, les hommes connurent le refus d'une tyrannie élitiste (adieu, le maître de race), ensuite - la mort du Dieu collectiviste (adieu, le sauveur de masses), avant de proclamer le règne du soi individualiste (bonjour, le produit de classe). Chez l'homme particulier, ce cheminement peut être plat, descendant ou ascendant ; dans le meilleur des cas, celui du danseur, il suit la ligne - solution (autrui), problème (Dieu), mystère (soi), et non pas l'inverse, comme chez le calculateur.

Comment verrais-je le bonheur d'un homme ? - il créerait en poète, se comporterait en prince et rêverait en héros. Or, c'est précisément l'extinction de ces trois types d'hommes qui sonna le glas de l'Histoire, pour le plus grand bonheur des hommes. Chercher des héros est le malheur des hommes ; ne pas en chercher est le malheur de l'homme.

L'amitié est une heureuse unification de deux arbres, privilégiant les extrémités : le mystère des racines et le rêve des cimes. « L'amitié est un arbre protecteur » - Coleridge - « Friendship is a sheltering tree » - la meilleure protection d'un arbre est son ouverture, c'est à dire la présence de variables, appelant à l'unification avec d'autres arbres et refusant la forêt.

Nous portons en nous les valeurs (innées, spirituelles, métaphysiques, vitales), échappant à la nécessité et au langage, avec la consistance des pures apparences, et chacun de nous s'occupe de les représenter (pour comprendre) ou de les interpréter (pour agir), tandis qu'une traduction (pour rester fidèle) ou un travestissement (pour sacrifier) semblent être des opérations donnant de la réalité à ce qui n'est qu'apparences.

L'apprentissage et le partage (ces donations par esquisse des phénoménologues), deux sources humaines préprogrammées du dessein divin, aboutissant aux algorithmes ou aux fraternités, et, en même temps, deux grands sujets de l'informatique et de la pédagogie, ainsi que deux tristes justifications de l'évolution de l'homme vers le robot ou vers le mouton, ou deux bienfaits apportant le bonheur - l'habitude et l'amitié.

La technique moderne est admirable en tant que moyen, acceptable en tant que but, passable en tant que contrainte, et franchement abominable en tant que contenu de la vie. L'invention de la roue ou de la machine à vapeur ne s'insinuait pas entre la raison et l'âme de l'homme de la rue, mais l'ordinateur lui rend obsolète le conte de fées, obstrue le ciel et l'éloigne du frère.

Science sans conscience, technique et art sans beauté, homme vautré dans le seul vrai, c'est ainsi que s'annoncent les crépuscules du sacré.

Tant de lamentations sur le pourrissement de cette terre ou sur le vide de ce ciel, tandis que, sur terre, je devrais songer davantage à l'eau qui irriguerait mon arbre déraciné, et, dans l'air, je devrais chercher l'étincelle d'un feu. Évolution ou révolution, dans les affaires d'un homme, contrairement à celles des hommes, c'est le second choix qui est le plus fécond.

L'extinction de l'âme, l'hypertrophie du cerveau - tel est l'homme moderne. Matière sans manière, dans le spirituel et dans le charnel. « Ce n'est point la chair corruptible, qui a rendu l'âme - pécheresse, mais l'âme pécheresse a rendu la chair - corruptible » - St-Augustin - « Nec caro corruptibilis animam peccatricem, sed anima peccatrix fecit esse corruptibilem carnem ».

L'homme intéressant se manifeste sur ses deux facettes principales : le mimétisme et la création, l'apprentissage et la liberté, l'algorithme et les rythmes, la profondeur et la hauteur, bref - un visage inventif ou inventé ; les autres facettes sont son vrai visage, et elles ne font que le maintenir debout dans la platitude, lui, qui est si bien couché dans la verticalité.

Au sens le plus dramatique, Dieu est mort signifie l'homme est mort ; non pas que l'âme divine, en nous, cessa de battre, mais qu'on ne l'entende plus ; la vie des hommes est désormais si remplie de bruit et de platitude, qu'aucune musique céleste ne les atteint ni ne les soulève.

L'un des premiers à introduire la sensibilité de robot, en Europe, fut Proust ; ce funeste travail fut d'autant plus profond et irréversible, qu'il revisitait et reformulait le contenu même de l'art ; par exemple, après l'écoute d'un morceau de musique, « Swann s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie » - je n'ai même pas envie d'étrangler un tel connaisseur, puisque je n'y vois que des roues dentées, dépourvues de tout attribut d'âme.

Qui, aujourd'hui, mérite davantage l'attention de nos plumes, les hommes ou les livres ? Je penche de plus en plus pour le second terme. La vie des hommes devint si préprogrammée et impersonnelle, si dépourvue de ce qui est humainement céleste ou divinement livresque. Le livre, lui, qu'il soit aboutissement d'une vie ou commencement d'une création, est l'expression la plus fidèle de nos talents ou de nos impuissances, de nos angoisses ou de nos bonheurs. Je sais que même le livre, de nos jours, devient aussi ennuyeux que la vie, c'est à dire dédié exclusivement au réel. Et ce n'est pas demain que nous lirons les Sentences d'un nouveau Pierre Lombard.

Du fait que même les valeurs les plus élevées se dévaluent, les hommes concluent au vulgaire relativisme, à l'universelle platitude comme seul réceptacle et juge de nos exploits et de nos lâchetés. Il leur faut de la croissance, là où un bon nihiliste, devenu vecteur, au-dessus des valeurs évanescentes, vit l'éternel retour du même.

Les meilleurs humanistes et les meilleurs artistes sont ceux, chez qui l'appel du bon et l'attrait du beau proviennent de la nature et non pas de la culture, et qui sont, donc, plutôt sources que finalités, plutôt mélodies qu'instruments, plutôt regards qu'yeux, plutôt contraintes que moyens.

Dans l'éternel retour du même, le mot-clé est le même ; cette métaphore s'oppose aux idées de changement, changement comme moteur et objectif de mes parcours. Quelle attente je mets dans les retrouvailles avec ce que j'avais déjà croisé ? Où se trouve l'essentiel de mon étonnement ou de mon enthousiasme ? En moi ou dans la chose même ? Qu'est-ce qui résume le lien avec le commencement, avec la première rencontre ? Ce ne serait ni un plus (la croissance des progressistes) ni un moins (le détachement des Orientaux) - en poids, en prix ou en valeur -, mais la même intensité, ou la même hauteur, avec lesquelles je redécouvre cette chose.

Non, ils ont tort, ceux qui voient dans notre époque une nuit épaisse, neutralisant, engloutissant et noyant les mots et les passions ; elle est, au contraire, un trop de lumière du jour, où ne peuvent fermer les yeux et rêver de leur étoile que les plus enivrés des pessimistes. Dans la nuit, toutes les étoiles et les plumes sont brillantes ; il s'agit de savoir (re)créer sa nuit.

Jadis, le peuple n'arrivait pas à se faire entendre ; aux oreilles du riche ne parvenait que la voix de l'élite, dont il appréciait le goût et le propageait. Aujourd'hui, le brouhaha populaire couvre toutes les voix ; et le riche n'éprouve plus besoin d'écouter l'élite, qui, ce qui plus est, finit par mêler sa voix au beuglement général et prouve ainsi son inutilité.

Deux humains ne supportent pas un regard prolongé, dans les yeux, l'un de l'autre, sans se mettre à se battre ou à s'ébattre. Seuls les enfants et les poètes cherchent le regard soutenu comme confirmation de leur existence. Notre époque est sans enfance ni poésie, tout n'est que réel, même les ébats, qui sont de moins en moins imaginaires.

À la pointe de la science, jadis, se trouvaient des poètes, philosophes, mathématiciens, physiciens, biologistes, qui furent, en même temps de véritables encyclopédistes et humanistes, pratiquant la science avec conscience ; quand j'entends l'élite savante de nos jours, les informaticiens, ces misérables robots sans âme, à la réflexion binaire, aux horizons de techniciens des platitudes, je plains leurs ancêtres, d'Homère à Einstein, pour une telle descendance indigne.

Me sentant à l'aise en compagnie des morts, j'essaie de faire taire le brouhaha des vivants, pour que ma voix puisse s'élever des ruines, en chant porté par le silence. Quand on communique avec le monde par le regard, plus que par l'ouïe, on échappe mieux à la sinistrose et à la cachotterie. « Ce que la voix peut cacher, le regard le livre » - Bernanos. Je garde mes réserves d'hilarité, en laissant les yeux se fermer et les mains libres tomber. Pour boucher les oreilles, en revanche, il faut asservir mes mains.

Deux mille ans d'histoire de l'homme, déchiré entre la bête et l'ange, qui l'habitaient en se chamaillant ; aujourd'hui, les hommes, une fois constatée la mort de Dieu, se débarrassèrent aussi de l'ange, pour ne rester qu'en compagnie de la bête ; apprivoisée et dressée, celle-ci devient robot ; la bête, c'est l'expérience, l'apprentissage, et son contraire s'appelait toujours pureté, c'est à dire - voix de l'ange.

Et la raison et la folie se chargent d'apporter de la pureté dans cet univers inarticulé, chaotique ; il suffit de veiller qu'elle ne soit ni trop aseptisée ni trop fébrile. Quant aux saletés, la raison n'en remarque guère les plus hautes, et la folie en introduit de bien profondes. Dieu nous garde d'étouffer dans une pureté des bureaux ou dans une saleté des cabanons.

Le regard relève de la vision individuée, et les yeux - de la réflexion grégaire, d'où ce paradoxe des temps modernes : la perte du regard au profit des yeux ; on n'écoute plus que ce qui (se) pense, on devient sourd à ce qui (se) voit.

On pensait, que seul le sourire pouvait être commercial, et non pas les pleurs ou les riress ; on sous-estimait l'inventivité robotique qui, après l'intelligence, mobilise aujourd'hui et la larme et la pétulance, pour séduire le chaland.

L'origine de la domination robotique, dans les têtes des hommes : l'envie de bâtir des hiérarchies au-dessus du vivant est propre à tous, mais le mouton s'y attache au religieux, au politique, au technique, tandis que l'homme d'esprit - à l'éthique, à l'esthétique, au mystique ; ces valeurs étant fondamentalement irréductibles, on cherche leur au-delà, qui, chez le mouton, prend, inévitablement, l'allure d'un algorithme robotique, et chez l'homme du bien a des chances de déboucher sur un rythme noble.

Toute la dégénérescence du genre humain se réduit à la mutation de rythmes en algorithmes - la reproductibilité mécanique d'idées, d'images, de sons ; les stades du commencement miraculeux ou de la finalité tragique devenant aussi programmables que toutes les étapes accumulatives ou déductives.

L'essence apriorique de la psyché de l'homme comprend trois instincts : le pressentiment du danger, la concentration pour la chasse, l'attente de la caresse ; miraculeusement, ces trois axes se rencontrent et se focalisent dans la femme.

Et l'ange et la bête, dans l'homme, appartiennent à cette partie de sa réalité, qui est parfaite, tout en restant inconnue ; mais c'est la partie banale, connue et imparfaite qui l'occulte.

Pour ne pas vivre la pénible découverte, que l'âge ne rende guère plus sage, l'échappatoire la plus inattendue au cheminement plus fréquent, celui de la décrépitude, serait de naître vieux.

Une curiosité sociologique de notre temps : ce que prônent et ce que stigmatisent le conformiste populaire ou l'anticonformiste académique est quasi identique, sauf, peut-être, des fioritures rhétoriques. Chez le premier, c'est lourd et viscéral ; chez le second, c'est calculé ou inconscient, ayant pour origine - l'ennui et la morgue.

La vision populaire consiste à réduire l'abstrait au concret ; il existent donc l'histoire, la mathématique, la peinture populaires, mais il n'existe pas de philosophie populaire, puisque la consolation par la création et le langage par-dessus la représentation sont des abstractions irréductibles. Mais il existe la populace philosophique : raisonneuse, argotique, mécanique.

De tous temps, les voix, qui partaient de la scène publique, furent peu nombreuses, mais émanaient presque exclusivement des créateurs - princes, savants ou artistes. Aujourd'hui, tout quidam peut occuper cette scène, devenue immense, mais on n'y entend que deux types de voix - des consommateurs ou des producteurs, et le contenu respectif de ce brouhaha trahit nettement les deux seules espèces dominantes - moutons et robots.

En quoi sommes-nous sortis de l'Histoire ? Les événements et les visées des princes sont, aujourd'hui, comparables à toutes les autres époques ; les voix grandiloquentes, appelant à la grandeur et à la noblesse, continuent d'exister dans les mêmes proportions ; ce qui changea vraiment, c'est la scène publique, à partir de laquelle ces vues ou ces voix sont perçues par les peuples – un lieu élitiste, d'accès éminemment limité, devint une foire, un brouhaha, duquel ne ressortent que les moyennes statistiques, médiocres, présentistes, la basse nature triomphant de la haute culture.

La vie de tout homme peut se réduire à la recherche d'une demeure pour son âme, et l'évolution moderne place l'essentiel de cet effort dans l'assurance tout-risque contre toute calamité. Mais les bâtisseurs aboutissent au résultat encore plus misérable : tout château ou forteresse, ou même ton propre soi, finira par être habité par l'ennui. On ne sauve ses emballements ou angoisses qu'au milieu des ruines préfabriquées.

Le talent, par définition, aurait dû être le don de sa propre voix, dont l'unicité se ferait entendre aussi bien dans des affirmations que dans des négations. Et l'absence de talent se fait remarquer par la terreur de l'interchangeabilité, qui poursuit l'homme ambitieux, celui qui tente d'affirmer paisiblement, et qui finit par sombrer dans la négation véhémente, dont le conformisme devint symbole même de notre époque.

L'homme est union de l'organique (ce qui vit des commencements mystérieux) et du mécanique (ce qui propage des impulsions initiales), et l'ennui de la modernité est qu'on mécanise l'organique (en traduisant tout mystère poétique en prosaïques problèmes) et organise le mécanique (en substituant à la verticalité créative une horizontalité collective).

Le bon et le beau, symbolisés par la profondeur et par la hauteur, s'incarnent, le plus naturellement du monde, dans l'éternel féminin ; le masculin se dédie, de plus en plus, au seul vrai, ce symbole de l'ampleur ou de la platitude.

Tous les repus d'aujourd'hui, des philosophes aux chanteurs, des scientifiques aux footballeurs, des publicistes aux artistes, nous appellent à nous indigner : comment peut-on vivre avec X euros ? Pour une fois, que les Anciens sont plus nobles, avec leur condamnation unanime de la colère (de cohibenda ira) ! À condition, toutefois, qu'on ne glisse pas dans l'infâme paix d'âme.

Avec quel soi veulent-ils identifier l'homme ? Pour Fichte : « la fin ultime de l'homme est l'harmonie avec soi-même » (« der Endzweck des Menschen ist die Übereinstimmung mit sich selbst ») ; pour Kant : « être en harmonie avec soi-même, c'est être généralisable » (« die Übereinstimmung mit sich selbst, die Allgemeinheit ») ; et pour Hegel : « il est fou de chercher l'harmonie avec soi-même ou le retour à la nature » (« die Übereinstimmung mit sich selbst, die Wiederkehr zur Natur, ist Wahnsinn »). Le choix serait donc entre une salle-machines, une étable ou un cabanon.

L'intérêt de l'Histoire, pour les adultes, est du même ordre que les contes de fée, pour les enfants, - de la nourriture pour nos rêves ; plus sérieusement on prend ses leçons, plus on est bête ; c'est pourquoi je tiens Hegel, la-dessus, pour l'un des plus bornés : « La philosophie de l'Histoire a l'importance d'une théodicée » - « Die Geschichtsphilosophie hat die Bedeutung einer Theodizee ».

Il y a tant de pauvres avec beaucoup d'argent ; je ne suis pas pauvre. Je suis riche, mais sans argent. « Que de richesses dans les livres, que de misères dans les villas » - Ch.Fourier !

Chez les hommes modernes, la fonction économique évince, petit-à-petit, les fonctions reproductive, imaginative, sacrificielle ; leur vie se réduit à la gestion de leurs comptes en banque ; et pour la première fois, le galimatias marxiste : « La vie détermine la conscience » - « Das Leben bestimmt das Bewußtsein » - s'applique, non pas évidemment à l'homme, mais au robot qu'il devint. Les existentialistes y ont aussi leur part de triomphe.

L'homme-sujet est un nœud modal, où se croisent le pouvoir, le vouloir et le devoir, et qui vaut par la qualité des trois langages, qui expriment ces facettes : l'intensité, la hauteur, la noblesse. Mais il sera évincé par l'homme-savoir, l'homme-outil, l'homme-fonction, l'homme-service, interchangeable et élémentaire, enchaîné aux objets et projets des autres.

Deux abominables classifications des hommes débouchant sur le même résultat : le nivellement chinois des hommes anonymes et le culte américain des numéros un, en vitesse d'appui sur la gâchette, en virtuosité du jeu sur la guitare, en taux du retour sur investissement - l'ennui d'une horizontalité, à perte de vue, où le premier et le dernier restent indiscernables.

Le côté angélique de l’homme : la sainte santé de l’esprit, la sainte bonté du cœur, la sainte beauté de l’âme. Son côté de bête : le despotisme de l’esprit, l’activisme du cœur, l’animisme de l’âme.

Le nombre de choses, d'idées, d'images accessibles devint si énorme, que par simple hygiène mentale il faut s'imposer des contraintes sous la forme d'oublis, de mépris, d'yeux fermés. C'est à cette condition qu'on peut encore rester créateur.

L'existence de deux métiers difficilement compatibles justifiait le désir de l'homme d'État de devenir homme de lettres et vice versa. Mais depuis le naufrage des idéologies et des romantismes, la seule espèce qui surnagea, l'homme d'affaires, ne brigue aucune métamorphose, elle est au sommet des hiérarchies consensuelles.

La continuité devint une règle des idées et des actes des hommes ; on n'y voit plus de place pour une approche discrète. Plus que les points de suspension horizontaux, c'est le pointillé vertical qui ne trouve plus d'usage dans la ponctuation vitale, en continu, des hommes.

Pourquoi les valeurs disparaissent-elles, au profit de ce qui est en-deçà ou au-delà d'elles ? Parce que l'homme a le prix, pour lequel il se vend, la valeur, pour laquelle il se donne, et le génie, qui le possède. Qui, encore, se donne ou se veut possédé ?

Le génie n'est ni un bon usage de règles, ni une invention de nouvelles règles, ni même une création de jeux nouveaux, mais une vision des enjeux, à la verticale des joueurs. Ni choses vues, ni les yeux, ni les prix, ni les valeurs, mais - le regard.

La fausse fraîcheur des idées qu'on découvre dans son enfance ; les mêmes, entendues à l'âge mûr, provoquent l'ennui ; mais on ne garde que la fraîcheur d'antan et se lamente sur l'abêtissement du monde actuel.

Signe de disparition des intellectuels de la scène publique : les combats et les débats d'idées ne débouchent plus sur les ébats de mots.

Plus le Français aime son pays, plus il se rapproche de l'universel ; l'Allemand, au contraire, se recroqueville sur son provincialisme. Napoléon chercha à exporter l'idéal libertaire dans le monde entier ; Hitler voulait laisser les Français avec leurs chamailleries parlementaires et les Russes - avec leurs commissaires. « Le patriotisme du Français fait que son cœur s'étende sous l'effet d'une chaleur ; celui de l'Allemand rétrécit son cœur, comme une peau transie » - Heine - « Der Patriotismus des Franzosen besteht darin, daß sein Herz durch die Wärme sich ausdehnt ; der Patriotismus des Deutschen besteht darin, daß sein Herz enger wird, wie Leder in der Kälte ».

Le dessein divin plaça dans notre enfance les traits les plus humains : hurler de surprise, pleurer de désespoir, rire à gorge déployée, jouer pour ne pas voir la vie, transformer les percepts et affects en concepts - partout le commencement, la découverte du vertige initiatique du regard et du sentiment. Mais l'adulte suivit le sentier moutonnier et le circuit robotique - le morne enchaînement, dans un rôle banal et interchangeable. Ce n'est pas seulement l'enfance qu'on trahit, mais aussi bien Dieu lui-même.

On ne peut se manifester que par son soi connu et respectable, tandis que le soi inconnu ne peut susciter qu'une vénération presque aveugle. Dans un écrit, pour prouver la valeur de l'auteur, le mépris du soi connu apporte plus que son respect ; l'auteur ne vaut que par son regard vers le soi inconnu. Quand Freud ou Proust parlent de perte de l'estime de soi, qui serait signe d'une décadence définitive, ils visent le soi connu (même camouflé sous un soi inconscient), qui, même sans être haïssable, est banal et universel. Tant de vainqueurs arrogants, aujourd'hui, baignent dans une estime de soi, grégaire et basse.

Nos vraies passions ont leur source et leur fond dans l'être, et non pas dans le devenir et encore moins dans l'avoir, comme l'annonce le docte Kant, jamais ravagé par une passion quelconque, et qui ne reconnaît que trois passions humaines : possession, domination, vanité - Habsucht, Herrschsucht, Ehrsucht. La seule véritable passion, c'est la musique : créée par le talent, vécue par l'âme, interprétée par l'esprit, musique présente en toute section de l'univers.

Mon soi se forme en fonction de ma propre identification : ma maison et mes muscles, mes livres et mon pays, mon Dieu et mon étoile - et mon soi se propagera dans une platitude commune, prendra du poids dans une profondeur anonyme, vivra un vertige dans une hauteur où retentit mon nom.

La merveille, c'est l'homme ; la liberté n'est qu'un de ses attributs essentiels, mais qui ne mérite pas les hymnes, que lui chantent Berdiaev ou Sartre. La création en est un autre attribut, plutôt accidentel qu'essentiel, mais qui s'oppose plus nettement que la liberté à l'évolution ou à l'inertie mécaniques. La liberté la plus créative, comme la plus libre création, sont dues à la noblesse des contraintes ; la volonté et le talent les fructifiant.

Il faut porter en soi une puissance des commencements, dans le regard et dans les valeurs ; ni la révolte ni la négation n'y jouent un rôle important ; un acquiescement nihiliste y est un bon vecteur : « Le fond du nihilisme se trouve dans la nature affirmative d'une libération »** - Heidegger - « Das eigentliche Wesen des Nihilismus liegt in der bejahenden Art einer Befreiung ».

Qui garde ce que le passé nous lègue de noble et de grand ? - les nihilistes. Leurs antagonistes, les moutons et les robots, cette majorité bruyante, ne tiennent qu'à la version courante du bon, du beau, du vrai.

Seul le commencement est libre et nécessaire, surtout si j'avais bien formulé mes contraintes, ce noble cercle du possible. Des fins, des moyens et des parcours sont dictés par la médiocrité des hasards. L'aléatoire devrait s'arrêter à l'avant-dernier pas, le dernier est déjà dans le superflu, la péroraison, profanant le silence nécessaire.

Deux sortes de nihilistes : frappés par l'ennui – les fanatiques, orgueilleux et pessimistes, ou mus par l'admiration – les nobles optimistes, fiers à l'intérieur et humbles à l'extérieur.

Chaque époque fait des transferts réciproques entre ces trois sortes d'entités - des prix, des valeurs, des vecteurs, dont les volumes furent de tout temps comparables. Aujourd'hui, ce sont les valeurs qui se dissolvent et fichent le camp au profit des deux autres domaines : vers les prix, par la profanation du sacré tribal, et vers les vecteurs, par la production du sacré mécanique.

D'Empédocle à Sartre, des légendes accompagnaient l'écrit des maîtres à penser ; aujourd'hui, les écrits des philosophes ne font qu'illustrer les faits divers des maîtres à se lancer en tant que produits qu'ils devinrent. La bêtise socratique se généralisa aujourd'hui : ne pas comprendre, que dans la chaîne – parler, penser, écrire – l'ampleur du tempérament, la profondeur du savoir, la hauteur du talent – les deux premières étapes sont presque inutiles, pour résumer une intelligence.

Ce qui est divinement vivant, en nous, est ce qui est fixe, unique et irréproductible. Pour communiquer avec les autres, nous avons besoin de variables unifiables, qui s'appellent principes, et que nous pouvons placer partout, dans notre arbre. Mais ils ne sont pas la sève de la vie, mais seulement notre ouverture au monde : « Les principes généraux sont aux faits ce que la racine et la sève de l'arbre sont aux feuilles » - Coleridge - « General principles are to the facts as the root and sap of a tree are to its leaves ».

Aujourd'hui, on voit les hommes qui poussent leurs racines dans les dernières profondeurs, les hommes qui bâtissent des troncs indestructibles, les hommes qui garnissent des branches bien touffues, les hommes qui charment l'œil avec leurs fleurs bien écloses, les hommes qui comblent avec leurs fruits généreux - on ne voit plus d'arbres ! Mais le pire des hommes est celui qui sent la forêt, sans posséder les attributs de l'arbre.

Aujourd'hui, ce n'est pas la forêt qui est l'ennemi de l'arbre, mais la machine, qui se substitue aussi bien à la forêt qu'à l'arbre lui-même. L'arbre, réduit en circuit informationnel, n'a aucune chance de se transformer en une forêt fraternelle. La forêt anonyme cache les arbres solitaires.

Ils sont si nombreux, ceux qui arrivent à leurs fins ; rares sont ceux qui partent de bonnes contraintes.

Les sirènes modernes sortent tout droit du Crazy Horse, où elles dansent le French Cancan de l'ouverture d'Offenbach de l'Orphée aux enfers, les Odysseus, au parterre, s'émoustillant de convoitise, leurs minauderies, languides, grasses et sirupeuses, ayant succédé à l'âpre son de la lyre.

Les tendances de notre époque : les désirs se grégarisent, et le devoir se personnalise. C'est pourquoi il vaut mieux passer du je veux des buts banals au tu dois des contraintes secrètes, à l'opposé de ce qu'on cherchait à l'époque de Nietzsche.

Ils veulent honorer les hommes dans l'homme, pour promouvoir la diversité, au lieu d'honorer l'homme dans les hommes, pour sauver le reste de l'originalité.

Il est bête d'être militant du consumérisme, de l'écologie, du tiers-mondisme, du libéralisme, des droits de l'homme, du syndicalisme ; dix fois plus bête - d'en être adversaire.

Le conflit central de notre époque est celui entre l'artisanat - savoir compter au sein d'un algorithme, et l'art - savoir créer des rythmes ; l'artisan-calculateur évinça l'artiste-danseur.

L'homme est, avant tout, homme-sujet, bardé d'attributs, dont la virtualité n'a rien à envier à n'importe quelle réalité, et qui, pour en atteindre les sommets ou les mettre en marche, n'a pas besoin de croiser, tout le temps, l'homme-objet, le sparring partner, le frère ou l'adversaire. Mais c'est l'homme-projet, c'est à dire l'homme-algorithme, l'homme-robot, qui les devance tous les deux : « L'homme est d'abord un projet » - Sartre.

Le monde germanique eut toujours le culte de la force, se justifiant par l'ampleur d'un cœur en bronze ; le monde slave tint à la bonté, nous interpellant de la hauteur d'une âme languissante ; le monde latin s'épanouit dans la beauté, gisant dans la profondeur d'un esprit créateur. Mais c'est le premier culte qui l'emporte aujourd'hui, accompagné de la certitude de notre finitude : « Notre nature se compose de sa faiblesse et de ses forces, de son étendue et de ses limites »*** - J.Joubert – heureux vieux temps, où l'homme, ouvert et faible, vivait de son aspiration vers ses limites !

En 1789, le curé, écrasé par l'aristocrate, incrédule et frivole, et par le sans-culotte, crédule mais envieux, fut réduit au prestige des clowns ou des cracheurs de feu ; aujourd'hui, aussi bien le scientifique, obsédé par l'impôt et l'écologie, que le contribuable, accroché au stade et à la vitamine, méprisent l'intellectuel, qui finit dans une stature d'idiot du village ou de parasite de la société.

L'aristocratisme consiste à chasser la machine de la proximité d'avec notre âme. Hors de nous, tout machinisme est à saluer, y compris le polytechnique : « L'aristocratie polytechnique est la plus inhumaine de toutes » - G.Bernanos. La goujaterie gestionnaire l'a rejointe.

Qu'est-ce que le fond humain ? À 90% il est commun aux poètes, concierges, industriels, dockers, scientifiques - la peur des souffrances, le besoin d'amour, l'angoisse de la mort, la joie de découvrir ou de faire, l'attrait de l'amitié. Mais les pédants continuent leur doctes litanies en faveur du fond et accusent de maniérisme ceux qui ne tiennent qu'à la forme. Je devrais m'interdire d'éclairer un fond, que n'importe qui aurait pu faire à ma place ; je ne vaux que par la forme de mes ombres.

Jadis, les musiciens et les philosophes trouvaient l'inspiration chez le poète ; aujourd'hui, c'est le mécanicien ou le statisticien qui est leur pair et leur premier semblable.

Tous les hommes disposent de mêmes moyens d'accès à ces deux facettes de la réalité - l'âme silencieuse et le bruit du monde ; seuls les poètes et les philosophes savent en extraire la musique : dans les premiers, c'est l'âme qui se met à chanter ; les seconds transforment le bruit sensible en musique intelligible ; mais les meilleurs des philosophes finissent par reconnaître, que dans l'âme poétique se retrouve toute la réalité ; l'âme qui se met à parler devient leur définition commune.

La philosophie est la seule branche de la poésie qui soit utile ; dès qu'on commence à s'interroger sur l'utilité de la poésie, on devient prosateur ou … philosophe. La poésie brillait surtout aux époques, où son inutilité indiscutable fut flagrante. L'utilité de la philosophie est double : nous consoler, hypocritement, ou dessiner, habilement, des frontières entre la réalité, la représentation et le langage. La poésie, elle, nous désespère ou se noie dans le pur langage.

Chez les hommes, la seule traduction de la supériorité, ce sont des multiplications ou des additions : « Les signes + et x de la Banque soutiennent avec le signe sacré de la Croix un obscur combat bourré de salpêtre et de cierges éteints » - Lorca - « Los signos + y X de la Banca sostenían con la sagrada señal de la Cruz un combate oscuro, lleno por dentro de salitre y cirios apagados ». On sait aujourd'hui retraiter le salpêtre en encens, et les cierges, chargés d'argent, résistent aux courants d'air dévitalisés. Aucune multiplication ne sauvera un nul, qui ne vaudra que par ce qu'on ajoute.

Les mêmes têtes s'occupaient, jadis, de la représentation (la science), de l'interprétation (la technique) et de l'interrogation (la philosophie). Aujourd'hui, dans ces trois domaines, végètent trois sortes de robots : les premiers ignorent le sens et la forme, les deuxièmes – l'essence et le fond, les troisièmes – la logique et la vie.

Si les vrais maîtres avaient gouverné la cité, la première mesure, qu'ils auraient prise, serait d'imposer l'égalité matérielle (répartition équitable de Némésis, égalité géométrique de Platon ou l'égalité arithmétique d'Aristote), pour se réjouir ensuite, en toute impunité, de l'inégalité spirituelle. Mais c'est la plèbe qui est au gouvernail, et son premier souci est de maintenir l'écart entre les pauvres et les riches, car la course à l'argent est sa première joie.

Ce qui est le plus grand - Dieu, l'amour, la beauté - n'existe pas ; ce, qui est notre essence, est commun à tous les hommes ; donc, il faut se rire de toute gravité autour de l'existence intelligible ou de l'essence visible - chanter l'inexistant, aux sommets de l'essentiel invisible.

La richesse serait fortement souhaitable, mais, hélas, « la pauvreté n'ôte de noblesse à personne, la richesse oui »* - Boccace - « la povertà non toglie gentilezza ad alcuno, ma si avere », car la bassesse ne se manifeste qu'en actes, et le pauvre n'a pas de moyens d'agir. La noblesse s'exprime en rêves, et le riche a toujours les yeux ouverts. Seule l'inaction a des chances de nous rendre libres, quoi qu'en pense Alexandre le Grand : « Rien de plus servile que le luxe, rien de plus royal que le travail ».

Pour réussir dans la vie, on n'a plus besoin d'une âme de héros, d'un cœur de lion ou d'une peau de renard, une cervelle de robot y suffit largement.

En politique, en économie, en art – il n’y a plus de commencements, puisqu’il n’y a plus de bonnes contraintes, qui voueraient nos yeux calculateurs au présent et notre regard rêveur – à l’éternité. L’enchaînement de pas mécaniques, au lieu de l’élan initiatique. Ni valeurs ni ardeurs ni grandeurs – que la pesanteur, que notre époque préféra à ces grâces. « La grandeur réside dans le départ qui oblige »** - R.Char – le valoir dictant le devoir.

Comment interprètent-ils l'égalité des chances ? Si, à l'arrivée, je n'ai pas traduit mes talents initiaux en un compte en banque respectable, je serais voué aux ténèbres et géhennes, en suivant le jugement sans appel de notre Sauveur-boursicotier : Qu'as-tu fait de ton talent ?

La manie du changement devint une véritable épidémie, chez l’homme-robot. Il est donc normal, que l’homme organique se mette à chercher l’immuable ou l’éternel, c’est-à-dire ce qui n’existe pas. Rien de tel dans les idées ou les images ; on devrait rester en compagnie du cœur, demeure du Bien fugitif, et de l’âme, source de nos fulgurances, dans le mutisme ou dans le chant.

La platitude finale des hommes est résultat d'une double échéance : la banalisation de la profondeur divine du désir et l'écroulement de la hauteur humaine de la volonté - pour se retrouver dans la programmation du robot sans épaisseur.

La culture nous propose des masques, sous lesquels s'exprime notre âme ; la civilisation façonne le vrai visage de la raison, visage sans expression.

Une triste et impardonnable crédulité de mon professeur de Mathématique, V.Arnold : « L’homme bien éduqué, consomme moins, se met à préférer Mozart, Shakespeare ou les théorèmes » - « Образованный человек меньше покупает, начинает предпочитать Моцарта, Шекспира или теоремы ». L’homme moderne fit de Mozart et de Shakespeare – les mêmes articles de consommation que les lessives ou les voitures, et les théorèmes seront bientôt traités par le robot plus efficacement que par l’homme.

L'humanisme n'est pas l'esprit de liberté, qui rassure, mais l'âme troublée par la place que prend inexorablement, dans son voisinage, le robot.

Toutes les époques barbares, dont la nôtre, se définissent par l'attachement à la civilisation (qu'elle soit éclairée ou sombre) au détriment de la culture. La culture s'adonne au beau du pouvoir artistique, au bon d'un vouloir lyrique, au noble d'un valoir spirituel ; la civilisation, elle, ne connaît que le vrai du savoir robotique ou de l'ignorance moutonnière.

Choisir et s'imposer ses contraintes est plus digne et utile que seulement les connaître. « Est libre qui connaît ses contraintes ; qui se croit libre est esclave de sa folie »** - Grillparzer - « Wer seine Schranken kennt, der ist der Freie ; wer frei sich wähnt, ist seines Wahnes Knecht ». Sacrifice dynamique, plutôt que fidélité statique. « Le comble de la liberté est de se contraindre »** - Valéry. L'homme moderne n'est plus esclave d'une folie tyrannique, mais d'une raison démocratique. Mais la chaîne virtuelle s'avère mille fois plus lourde bien qu'indolore.

La vague suggère la profondeur ou la hauteur, tandis que la vogue témoigne de la tendance gagnante, l'horizontale ; souvent, c'est entre ces deux choix qu'hésite l'homme. Vos vagues myopes, toujours dans le sens de la vogue de l'étable, en entretiennent l'insubmersibilité. À cognition défaillante - termitière déferlante.

Les romanciers, les sportifs, les ingénieurs, les boursicotiers ont, aujourd'hui, la même manie, à laquelle ils donnent le nom de défi ou même de rêve : ne pas baisser les bras, lutter de toutes ses forces, réussir à tout prix, et leur triomphe final prend exactement la même forme - la signature d'un juteux contrat.

Le surhomme est la hauteur de l'homme, comme les hommes de la cité en sont l'ampleur, et le sous-homme du souterrain - sa profondeur. Chacune de ces quatre hypostases a sa mesure (seule la hauteur est vouée à la démesure) ; et c'est l'intelligence qui permet de trancher, laquelle doit avoir la priorité.

Le sous-homme, en moi, est ce qui reste insensible à l'espérance et à la création ; la bonne politique avec les trois autres facettes : me méfier des hommes, me défier de l'homme (du soi connu), me confier au surhomme (au soi inconnu).

Pour l'avenir de l'homme, il n'y a pas de pire danger que l'intérêt que les hommes porteraient au surhomme, car ils le confondent avec le sous-homme. Pour conjurer cette calamité, Nietzsche préconisait le retour des hommes au singe, mais c'est le robot qui s'y substitua.

Oui, pour eux, Dieu est bien mort ; ils n'entendent plus Sa voix, au fond d'eux-mêmes, voix qui les appelait au bon, au beau, au vrai ; pour eux, le beau est conservé dans des musées, car ses œuvres sont chères, le bon ne sert qu'à ériger des règles morales, protégeant l'ordre établi, et le vrai ne se reflète que dans une législation mécanique.

Le monde perd l'obscurité bouleversante, que créaient Dieu, la solitude, la servitude ; le monde d'aujourd'hui est trop transparent, il baigne dans une plate lumière, que Heidegger, curieusement, traite de « obscurcissement du monde : la fuite des dieux, la grégarisation de l'homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre » - « die Verdüsterung der Welt : die Flucht der Götter, die Vermassung des Menschen, der hassende Verdacht gegen alles Schöpferische und Freie » - tandis que la suspicion se transforma, depuis longtemps, en confiance, dictée par le marché, en tout ce qui est créateur et libre.

Pour calmer nos veilles, on inventa le mur, et pour calmer nos rêves – le toit. Et l'on oublia la félicité du nomade – dormir à la belle étoile.

Ils se vautrent dans leurs doutes, communs et réglementaires, et entendent dans toute voix, solitaire, désespérée et acquiescente, des certitudes arrogantes et insupportables.

Tout homme est capable de descendre dans ses profondeurs, où se blottit son soi connu, aspiré vers la lumière. Mais très peu tournent leur regard vers la hauteur, ce séjour ombreux de leur soi inconnu et immobile. On connaît la trajectoire du premier : « C'est le moi d'en-bas qui remonte à la surface » - Bergson - chez les non-créateurs, surface voulant dire - platitude.

L'homme est cerné de toute part par des images communes ; il ne peut être ouvert que vers la hauteur, où il peut encore vivre son soi inconnu, source de ses propres images : « Son regard ne scrutait plus l'étendue, mais s'évanouissait dans l'Ouvert »** - Rilke - « Sein Blick war nicht mehr vorwärts gerichtet und verdünnte sich im Offenen ».

On a tort de reprocher à l'homme moderne l'absence de but. « Faute de but, l'homme devient une cible » - Lacoue-Labarthe. En restant sur les forums, même si je suis surchargé de buts, je serai inévitablement une cible ; hors la cité, l'alternative du but sera la contrainte, et celle de la cible - une corde bien bandée, qui ne décoche aucune flèche.

Comment la vie, chez les hommes, perd de son aura et devient grisaille ? - par l'insensibilité croissante pour le mystère. « Le merveilleux forme la substance, dont se nourrit la vie » - E.Jünger - « Das Wunder ist die Substanz, von der das Leben zehrt ». Le premier pas : la traduction du mystère en problèmes ; le second, le fatal et l'irréversible : l'effacement de problèmes au profit des seules solutions.

Jadis, c'est en perdant la tête qu'on prouvait qu'on en avait une ; aujourd'hui, ayant perdu l'âme, les hommes s'exhibent dans ses épanchements.

L'homme de la nature et l'homme de la culture : chez le premier, c'est le danger extérieur qui lui fait atteindre le maximum de sa force et le fait se hérisser de flèches ; chez le second, c'est le danger intérieur qui maintient ses cordes tendues, tout en le désarmant et lui faisant découvrir l'excellence de la faiblesse, car « la faiblesse de l'homme est la cause de tant de beautés »** - Pascal.

Deux issues, pour que les problèmes de la vie ne me paralysent plus : m'incruster dans les cadences d'une nouvelle solution, me laisser soulever par un nouveau mystère musical : « Peut-on vivre en sorte, que la vie cesse d'être problématique ? » - Wittgenstein - « Kann man so leben, daß das Leben aufhört, problematisch zu sein ? » - l'inertie d'une paix des bras ou le frisson des ailes.

Les choses qui comptent dans ma vie se répartissent dans trois domaines : les solutions, les problèmes, les mystères. Le choix de ma demeure principale me classe : je serai, respectivement, mouton, robot ou nihiliste. Et Heidegger : « Le nihilisme : tenir pour rien tous les étants » - « Der Nihilismus : das Seiende im Ganzen ist nichts » - n'a raison qu'à un tiers : dans les solutions et problèmes, le nihiliste est aussi conformiste que les autres, mais dans les mystères, il n’allègue aucune autorité.

Toutes les émotions des hommes se réduisirent aux calculs, y compris les angoisses et les espérances, qui, jadis, n'avaient de sens que face à ce qui n'existait pas ou restait mystérieusement inconnu. La sotte définition de Goethe : « Un bourgeois, gonflé d'angoisses et d'espérances, - à faire pitié ! » - « Ein Philister, mit Furcht und Hoffnung ausgefüllt. Daß Gott erbarm' ! » - décrit non pas une canaille, mais une belle âme, qui, de surcroît, n'existe plus.

La musique est le moins humaniste des arts ; nulle part ailleurs le sublime ne côtoie d'aussi près l'horrible. Comment peut-on croire que « la vraie musique n'exprime que des sentiments et idées humanistes » - Chostakovitch - « настоящая музыка способна выражать только гуманные чувства и идеи » ? Le vrai humanisme est solitaire, immaculé et sacré : Bach - solitude du Dieu humilié et sali, Mozart - solitude du Dieu pur, Beethoven - solitude de l'homme pur se passant de Dieu, Tchaïkovsky - solitude de l'homme, entre la pureté divine et la boue, elle aussi divine. Le vrai humanisme ne quitte pas les têtes et les âmes, pour se traduire en actes ; l'humanisme activiste pouvait visiter jusqu'aux mélomanes des Einsatz-Kommandos et des Troïkas du NKVD.

L'une des raisons de la disparition des rêves : les hommes s'empêchent mutuellement de dormir, tout en prétendant que ce tapage est provoqué par l'interdiction de rêver, qui leur aurait été signifiée par d'autres veilleurs. La vigilance des rondes de nuit, la transparence des mondes de jour en font de bons citoyens et de mauvais poètes.

Ils ignorent ce que c'est que le premier pas et se contentent des intermédiaires. Je ne connus que les premiers et les derniers pas : les premiers - brillamment réussis, les derniers - lamentablement échoués. Émotion raclée, promotion bâclée.

Savoir marcher n'apporte rien à l'art de la danse ; ce conseil : « Avant que de danser, apprends, au moins, la marche » - A.Pope - « Men must walk, at least, before they dance » - est du même ordre que : avant le chant, apprends la parole. Les études ont tendance de s'allonger, et l'on finit par désapprendre le vertige des pirouettes, dans la sécurité des girouettes.

À 25 ans, on maîtrise toutes les connaissances vitales ; le reste de l'âge adulte n'est qu'une accumulation, une adaptation, une reformulation ; pourtant, la gent professoresque et sénile continue à réduire la vie à l'acquisition de connaissances. La vie est une collection de palettes et de vocabulaires, d'où doit sortir la musique vitale, sentimentale - verbale ou picturale.

Le calcul, l'action, la caresse - telles sont les facettes de notre être, se déployant dans la déduction (Aristote), la production (Marx), la séduction (Nietzsche), dévoilant la part du robot, du mouton, de l'homme.

Il semblerait que la motricité de l'homme a deux contenus possibles : un concret - la prise (par la main, par les dents, par la bourse) et un abstrait - la monstration (avec un doigt, avec la tête, avec des rires ou des pleurs). On extrapole abusivement ces mouvements sur l'art, dont le contenu ne devrait être ni possession ni dévoilement, mais ce qui précède la première et dépasse le second - la caresse.

Ceux qui se plaignent de l'évanouissement ou du rapetissement de la grandeur ne se rendent pas compte, souvent, que la grandeur ne persistait que grâce au refus de la regarder à bout portant ; l'antichambre des grands étant désormais accessible au public, celui-ci les juge en tant que domestique.

On voit dans l'Histoire soit une chronologie des faits soit une cosmologie des mythes, un dogmatisme rationnel ou un sophisme imaginaire. La réalité et le présent évincent le rêve intemporel, et la première de ces lectures de l'Histoire finira par rester la seule possible, pour la plus grande satisfaction des robots que seront devenus les hommes.

La perversité moderne : l'ange terrassé vit de passions nourricières, la bête triomphante vit de raison sans saveur. La bête privée de passions s'appelle robot, comme la bête abandonnée de la raison s'appelait mouton.

Presque toujours et partout on peut constater que avant, c'était pire. Mais la fonction principale du passé n'est pas de ridiculiser ou de cultiver des nostalgies, mais de servir de matière première aux mythes. Un mythe, muni d'assez d'élégance ou de grandeur, engendre du sacré. Conserver au présent des raisons de s'enthousiasmer, tel est le vrai esprit conservateur. Son contraire s'appelle inertie, le culte de la version courante – en économie, en politique, dans l'art.

Les informations devinrent le seul contenu de la littérature moderne - il n'y a plus ni tableaux ni rythmes, que des coordonnées et dates. Et dire, que si, dans un bon écrit d'antan, on élimine les couleurs et les sons, rien n'en reste. « La langue originelle s'appelait musique. L'écrit originel s'appelait peinture » - J.G.Hamann - « Die älteste Sprache war Musik. Die älteste Schrift war Malerey ».

La musique fait de nous - suicidaires, héros, amoureux ou bourreaux ; pour résister à cette calamité, les hommes inventèrent deux remèdes : la cire d'Odysseus et la lyre d'Orphée. L'effondrement de l'artisanat de luthier et le triomphe de l'industrie de la cire expliquent l'heureuse surdité des modernes. « La vie humaine, sans musique, serait sourde » - Chostakovitch - « Без музыки жизнь человека была бы глуха » - pour entendre la musique, il faut un silence intérieur et un détachement du bruit extérieur.

Avant la Renaissance, les faits étant horribles, le combat intellectuel consistait à opposer des idées abstraites à d’autres idées abstraites ; ensuite, on s’est mis à prévoir des faits nouveaux, découlant de certaines idées, ce fut la lutte entre les faits abstraits et les idées concrètes, jusqu’à la chute du Mur de Berlin ; enfin, toutes les idées promises étant compromises, le seul débat met désormais en lice des faits concrets contre d’autres faits concrets – c’est l’ennui de notre époque.

Jadis, on ne savait pas ce qu'on est, et l'on s'inventait en écoutant ses rêves. Aujourd'hui, ils savent exactement ce qu'ils sont, ce qui rendit superflu tout rêve. On ne peut plus juger les hommes d'après ce qu'ils rêvent, ni même d'après ce qu'ils sont ou font, mais uniquement d'après ce qu'ils produisent.

Nous sommes tous visités par des pulsions grossières et par des pulsions sublimes ; ce qui les valorise, ce n'est pas la présence angélique de l'esprit ou la présence bestiale du corps, mais leur absence, en présence de l'âme, qui sanctifie tout, qui purifie tout, qui empêche nos élans de sombrer dans la platitude.

Le métier de consolateur, ou de paraclet, ne connut jamais d'extinction, mais, de tous les temps, il ne fut qu'une deuxième profession ; la première, chronologiquement, fut exercée par : le poète, le prêtre, le philosophe, le prince, l'ingénieur, le boursicotier.

Né solitaire, l'homme se reconnut, définitivement, dans le troupeau. Né spirituel, avec une facette sociale, il n'est plus que social, avec une spiritualité atavique dévitalisée.

Ce qui distingue les temps modernes, c'est la rareté des occasions, où l'on pourrait exhiber ses hontes. L'esprit de l'époque veut, qu'on soit en perpétuelle ascension, tandis qu'on se reconnaît mieux dans ses chutes : « La connaissance de soi est une descente aux enfers »** - J.G.Hamann - « Höllenfahrt der Selbsterkenntnis ».

C'est là où l'on se perd qu'on a les meilleures chances de se trouver. Se connaître, paraît-il, c'est connaître son néant (Pascal) ou son horreur (Bossuet) : « Quelque accident fait-il, que je rentre en moi-même : je suis gros Jean comme devant » - La Fontaine. Le néant serait ce qui ne se donne qu'à l'intuition intellectuelle (Fichte), le Moi par exemple ; l'intuition empirique se chargeant du reste, du non-moi.

La robotisation des hommes n'est pas dans la préférence du conceptuel, au détriment du métaphorique. Les vrais concepts sont d'origine extra-langagière. Le robot n'emploie que des métaphores figées, consensuelles, à travers lesquelles l'accès aux objets est immédiat, mécanique, sans aucun accompagnement musical, sans aucune danse de mots enchanteurs, sans aucune inconnue sur l'arbre du savoir.

Le surhomme et la guerre nietzschéens appartiennent au monde intérieur d'un individu et n'apparaissent jamais sur la scène publique. Sa guerre n'oppose ni races ni classes, mais le sentiment acquiescent au ressentiment envieux, une Thémis céleste à une Némésis terrestre.

Ne s'attacher qu'à son époque réduit tout discours, aussi savant soit-il, au journalisme le plus plat : « La philosophie saisit son temps en pensées » - Hegel - « Die Philosophie erfaßt ihre Zeit in Gedanken ».

Ils veulent débarrasser l'homme réel de ses défigurations par le travail (Marx), le sexe (Freud), la volonté (Nietzsche) ; mais ce sont exactement les dimensions centrales de sa réalité, l'autre face, l'homme idéel, ne contenant que le rêve, qui est l'homme même, son style vital.

On munissait la vie de buts, de moyens, de contraintes, pour lui apporter, respectivement, de la profondeur, de l'ampleur, de la hauteur. La première et la dernière de ces dimensions disparaissent de la géométrie humaine, ce qui voue l'existence des hommes à une seule - à la platitude.

La vie : soit elle est un combat vaudevillesque, et j'y étalerai mes idoles - des managers, des amuseurs publiques, des mâles ; soit elle est un miracle tragique, et je m'y agenouillerai devant le poète, le savant, la femelle.

Ce monde est désormais aptère - et tant mieux ! Aucune tentation, pour y trouver une place pour mes anges ; heureusement que mon monde à moi ne manque pas d'ailes ; il ne me reste qu'à continuer à inventer mes anges et à me préparer à la lutte et à la défaite.

Jadis on vivait des sensations fortes, ensuite on se mit à les simuler, aujourd'hui, où le héros et l'histrion disparurent des scènes, et même des rues, on les produit. Mais sans bon frisson ni bon rideau, ces produits affichent un prix, mais ne représentent aucune valeur.

La capacité d'admirer ou de haïr est la même chez tous les hommes ; ce qui distingue les meilleurs, c'est que le fond de leurs admirations est, le plus souvent, tragique et la forme de leurs détestations est plutôt comique ; chez les médiocres, c'est le ton mélodramatique ou vaudevillesque qui domine dans les deux cas.

Les Anciens semblent être condamnés à la fatalité, mais l'indigence matérielle ou politique ne faisait qu'exacerber leur créativité, qui consistait à se sculpter soi-même. Les modernes semblent être libérés de toutes ces contraintes, et pourtant ils se présentent comme sculptures achevées de l'inertie. Ceux qui ne savent pas se sculpter eux-mêmes prennent le moule grégaire pour leur propre création, et vivent l'inertie collective comme la révolte individuelle.

Enfants des mythes, enfants de l'Histoire, nous voilà orphelins de Dieu, orphelins du rêve ; et dans notre arbre généalogique croît et s'approche de nos branches le robot impassible et prolifique.

Ce n'est ni le sous-homme ni le surhomme qui tuera l'homme, mais - les hommes. Et non pas à cause de leurs folies, mais de la folie de l'homme se rebiffant contre la raison des robots et des moutons.

En Californie, Oracle avale Sun, l'économie du logiciel commence à dominer celle du matériel - l'un des symboles étonnamment précis de l'évolution parallèle de l'homme lui-même : de la matérialité du mouton à la logique robotique.

Aujourd'hui, l'homme dominateur, l'homme fort, l'homme calculateur, est partout jovial ; et dire qu'autrefois, l'homme fort, le héros, l'homme rêveur, passait surtout pour saturnien. Héraclès fut le premier mélancolique. Les seuls suicidaires louables ne suivaient que la mélancolie, puisqu'il est bête de « mourir, sans que personne ne te tue, et sans que d'autres mains que celles de la mélancolie t'achèvent » - Cervantès - « morir, sin que nadie le mate, sin otras manos que le acaben que las de la melancolía ».

Il ne faut pas compter vivre dans les siècles à venir ; vivre sans compter, dans la réversibilité du sentiment et de l'espérance intemporels. Plus qu'un coup d'œil au passé, c'est un coup de pied à l'avenir, qui rendra vivant et noble ton élan présent, ce coup de maître. Pendant des siècles on nourrissait l'illusion, que la maîtrise du passé aiderait à mieux bâtir un futur organique ; aujourd'hui on sait, que l'avenir appartient à ceux qui ont tout oublié, aux hommes du seul présent mécanique.

L'évolution des esprits a une force d'inertie, portant beaucoup plus loin que l'évolution des lettres. C'est pourquoi, lorsque je vois les lettres modernes, qui auraient dû s'inspirer du pourquoi des styles, patauger dans le qui primitif et dans le quoi commun, et les esprits, obsédés par le seul angle mécanique, oublier le courant organique, je me dis, que, aujourd'hui, c'est l'esprit qui tue, et c'est la lettre qui, bientôt peut-être, vivifiera.

La dinde terre-à-terre américaine est à comparer avec ses confrères des trois autres éléments : La Mouette, l'Oiseau de Feu, Le Lac des Cygnes. « Je regrette que l'aigle ait été choisi pour symbole de notre pays. Le dindon est un oiseau beaucoup plus digne » - Franklin - « I wish the Eagle had not been chosen the representative of our country, the Turkey is a much more respectable bird ». Aujourd'hui, si l'homme suivait ses nouveaux penchants artificiels, il ne resterait plus d'autres symboles vivants que moutons, fourmis et perroquets.

La vie devint une immense platitude ; les hommes ne connaissent plus ni chutes ni achoppements ; ils perdirent l’angoisse, en toute péripétie ils croient avoir raison ; avoir tort devint signe de faiblesse, et ils veulent paraître forts.

Évidemment, le corps humain, comme celui d’un clopotre, comme la matière elle-même, - ce sont des miracles. Même l’esprit devrait adhérer à cette vision, sans parler de l’âme ; ceux qui sont dépourvus et de l’un et de l’autre pensent que « Dieu a fabriqué notre corps comme une machine » - Descartes.

La définition cartésienne des animaux, en tant que machines, est étendue, aujourd'hui, à l'homme. Tant que l'injustice ou l'irrationnel hérissait le paysage humain, l'homme avait une chance d'échapper à la mutation en machine. Tous les Descartes modernes abandonnèrent cette ultime réticence et déclarèrent la justice - terrain non-déconstructible (Derrida) et même le seul. La honte des sens et l'ironie du sens - les seules facettes humaines, que la machine ne reproduira jamais ; quant au reste, Valéry a raison : « Le modèle Machine doit être pris comme base du système Homo ».

L'image plate domine aujourd'hui là, où régnait, jadis, le mot hautain – dans l'intimité d'un homme seul. Mais le dire l'emporte sur le montrer, dans les affaires des hommes, dans notre société bavarde. Le reflet du contenu est plus demandé que le jaillissement de la forme, et le constat - plus apprécié que la métaphore. Quand un chanteur perd sa voix, il tente de se rassurer, en prétendant qu'il a beaucoup de choses à dire.

Du temps de Descartes et Spinoza, la raison fut bafouée par le dogmatisme et la superstition ; mais aujourd'hui, où la raison triomphante étouffa toute forme de sensibilité, être cartésien ou spinoziste est signe d'un cerveau robotisé.

Un vague appel du beau doit survivre même dans les cervelles les plus atteintes par la marchandisation universelle, puisque l'art vivote, malgré tout, dans la sphère économique. L'économie moderne est suffisamment souple, pour tirer de bons profits aussi bien de Mozart que des bagnoles ; le vrai ennui, c'est que l'homme consomme du Mozart avec le même entrain que du 4X4.

Et le misanthrope et le philanthrope cherchent la fraternité, par exclusion ou par inclusion, mais sa base, dans les deux cas, serait terrestre, tandis que seul le sacré peut lui donner du panache et nous faire rêver, au lieu de haïr ou d'agir.

L'Asie s'engouffrait par la fenêtre de mon isba natale ; l'Europe s'invitait sur les pages de mes livres ; depuis que je ne suis plus en Russie, deux continents s'ajoutèrent à mes cartes : en Allemagne je découvris l'Amérique et en France - l'Afrique.

L’élite déterminait, jadis, les caprices esthétiques ou intellectuels ; maintenant, c’est la foule. Et ne pas en faire partie, c’est constater que chez vous on trouve « Beauté intempestive, esprit mal à propos » - Pouchkine - « И прекрасны вы некстати и умны вы невпопад ».

J’ai traversé toutes mes rencontres avec les hommes – l’azur à l’âme ou le rouge au front. « Je n’ai jamais marché, mais nagé, mais volé parmi vous »*** - R.Char.

Misanthropie-philanthropie - encore une de ces valeurs en tant qu'axe et non pas un point la-dessus ; ceux qui sont philanthropes, sans être rongés par une brûlante misanthropie, ne sont pas crédibles ; mais les misanthropes, qui restent insensibles à toute forme de philanthropie, sont des goujats.

Des fleurs et des hommes émanent des arômes et des œuvres. Les premiers ne sont grands qu'Ouverts ; les seconds devraient être clos. Est-ce cela qu'a à l'esprit le le Coran : « Les femmes et les parfums sont subtils, aussi faut-il les bien enfermer » ? Et l'on s'exciterait de la lecture d'étiquettes, sur des flacons poussiéreux ? Faire sauter ou consolider les bouchons, lorsque un besoin d'arômes me chatouille ? Chercher à lire le message, à l'intérieur de la bouteille, ou l'expédier en cave, à l'extérieur des châteaux ?

Jadis, en parlant du vivant, on le comparaît avec du vivant. Aujourd'hui, toute mesure de l'homme est mécanique, digitale ou analogique. L'homme comme mesure se réduisit à l'unité tout arithmétique.

Dans les ampleurs ou profondeurs discursives il n'y a rien de plus intimidant que dans les roues dentées. Au bout, on se trouve dans des étables ou casernes. Vu d'une certaine hauteur, tout discours continu se décompose en pointillés de culs-de-sac et de ruines qu'il s'agit d'entretenir.

L'homme devrait laisser cohabiter en lui le sous-homme et le surhomme, et se débarrasser au maximum des hommes. « L'homme est un génie, les hommes ne sont qu'un monstre acéphale »* - Chaplin - « Man is a genius. But men form the Headless Monster ». C'est plutôt à l'homme de ressembler à cette bête, lorsqu'il oublie d'être un ange. Les hommes d'aujourd'hui ne sont qu'une tête, tête séparée de l'âme.

Peu d'hommes maîtrisent l'arithmétique du bonheur. Celui-ci est une fraction, dont le regard superlatif est numérateur, et l'orgueil comparatif – dénominateur. La valeur de ce bonheur peut donc être augmentée soit en élevant regard, soit en baissant la tête.

La divinisation ou la diabolisation de balivernes est la voie la plus sûre, aujourd'hui, vers la platitude. Et c'est l'acquiescement ironique aux deux, l'intensité axiale pathétique qui conduit soit à une indifférence profonde, soit à un haut regard.

Depuis trente siècles, le nôtre est le premier à ignorer le romantisme ; la dernière agonie de celui-ci fut vécue par la génération précédente : « Le romantisme est le dernier grand élan, avant le règne de la platitude »** - H.Hesse - « Die Romantik ist der letzte große Aufschwung vor der Zeit der Verflachung ».

La même vague d'un lyrisme primitif et intuitif nous atteint, tous ; la plupart, naviguant sur un bateau social, ne s'en aperçoivent même pas ; d'autres tentent de ne pas lâcher le gouvernail ou d'adapter les cadences de leurs rames ; les plus rares ressentent la houle comme effet gravitationnel de leur propre étoile. En matière d'écriture, ils laissent des journaux de bord, des graffiti ou des messages pour la bouteille de détresse.

Les incompris de jadis voyaient dans la société une conspiration universelle contre l'esprit. De conspiration imaginaire, la société passa, sans rien changer au fond, à l'entente réelle et générale. Les esprits rebelles battent, à leur insu, les cadences consensuelles. Seuls les esprits, tenant à n'être qu'incompréhensibles et portés par l'acquiescement majestueux au monde, continuent d'y vivre en marge.

Si je me soucie de mon propre arbre autant que de la forêt humaine, je mettrai à côté de la Haine du reproductif - ma Honte productive, et c'est sur cet axe que je composerai la musique de mes fureurs. Pour l'un des philosophes les moins musicaux, Spinoza, la haine et le remords furent les deux ennemis fondamentaux du genre humain. J'avoue y succomber, avec mon odium humani generis, et je vous laisse avec votre indifférence et votre paix d'âme. Le remords, si bien senti par Baudelaire, est une forme accidentelle, dont la honte est le fond primordial.

Finis, les solos, même ceux de clavecin ou de tambour, s'adressant aux salonniers ou aux héros. De nos jours, on réunit aisément des orchestres, avec baguettes de la Bourse, violons des gazetiers, fifres du peuple, flûtes des intellos, fanfares du barreau. Et son auditoire, c'est le monde entier.

Dès que l'amuseur public a plus de temps d'antenne que l'intellectuel, celui-ci crie à l'apocalypse de la culture. Notre époque, infantile ? Où vont-ils chercher ça ? Jamais l'humanité n'était aussi abominablement adulte. Et le progrès évident de la tolérance ne fait qu'élargir la porte de l'étable commune. La barbarie moderne, si elle existe, n'est perceptible que dans la mécanique, qui gouverne sans partage, pour la première fois de l'Histoire, tous les cerveaux, qu'ils soient infantiles, académiques ou rebelles.

L'imagination avait son bercail ou étincelle - l'âme, et son achèvement ou brasier - l'émotion. Le progrès leur substitua la raison, qui n'en eût dû être qu'un pare-feu. Il n'y a presque plus de distance entre l'imagination et la raison. Une belle sauvage se livrant au mieux-payant. L'heureux vieux temps où l'on pouvait encore dire : « Le peuple a besoin qu'on l'éblouisse et non pas qu'on l'éclaire » - Ch.Fourier.

Devenus machines eux-mêmes, les hommes ne se verront qu'à travers un protocole d'échange de données. Le format des cœurs reproduira celui des épidermes et des modes d'emploi. Ils ont déjà la sensibilité de machine enregistreuse. Être un homme, c'est rester accessible à la pitié et à la honte.

Moi, fils de la Terre, en oubliant le Père je me prive, le plus souvent, de l'Esprit. Hors cette Trinité, même laïque, et où je ne suis qu'interprète, il n'y a que troupeau, celui des auteurs-robots, ceux qui ne rendent compte qu'à la raison. Pour bâtir un pont, la raison suffit, pour bâtir une vie on devrait rendre quelques comptes à la conscience, l'éternelle oubliée des raisonneurs.

Le Créateur créa l'esprit, pour qu'il explore les profondeurs, et l'âme, pour qu'elle aspire vers le haut. Souvent, on se trompe de dimension : « Connaître ce qui est plus haut que l'homme, tel est donc l'apanage de l'homme accompli » - Diogène Laërce. - et voilà que la raison de cet homme accompli a bien appris ce qui est plus haut que l'homme : le commerce et la force. Aujourd'hui, on est marchand triomphateur ou homme écrasé. Une défaite annoncée, désormais, c'est croire en l'homme comme couronnement de l'univers.

L'inertie l'emporta sur les contraintes, dans les affaires des hommes. L'inertie prise pour geste naturel, et la contrainte étant rejetée par le goujat, qui s'imagina libre. « Peu d'hommes sont capables de distinguer entre la liberté de spontanéité et la liberté d'indifférence » - Hume - « Few people are able to see the distinction between the liberty of spontaneity and the liberty of indifference ». Seule la première a cours aujourd'hui ; l'instinct, qui l'oriente, est câblé si profondément, qu'on ne s'aperçoit même plus, que c'est un instinct moutonnier. Devant des causes si criardes et des effets si opaques, qui oserait encore la noble indifférence, ce scepticisme mitigé, opposé au scepticisme a priori (Descartes) ou au scepticisme a posteriori (l'Ecclésiaste) ?

Notre civilisation de déodorants, d'anesthésies et de contraceptifs rendit tolérable l'homme, qui, à part le cerveau, a des griffes, des organes digestifs et génitaux. Plus d'organes vitaux indépendants. Maître du monde, le mouton calculateur se moque des bêtes et des anges et se mue en robot.

Nos misères corporelles, sentimentales ou spirituelles sont trop évidentes, pour faire de leur conscience - un exploit ou une grandeur. Ce que l'homme peut dépasser, sur cette échelle, c'est la calculatrice, le stéthoscope, le tensiomètre. Heureusement, dans d'autres organes que la conscience vit le rêve de la majesté humaine.

Si l'occasion fait le voleur, elle fait aussi le grand homme. Les grands hommes furent, de tout temps, une création de l'imaginaire populaire, mais leur besoin fut bien réel. Les grands événements sont usine des grands hommes. La fin de l'Histoire rendit médiocre tout événement. Les grands hommes se remarquent, désormais, par leur absence dans des happenings mesquins (de minimis non curat praetor).

Le poète a le monde entier pour berceau, le héros l'a pour tombeau ; on rêve des commencements, on se bat pour les finalités ; séparées, ces activités élèvent, fusionnées, elles abaissent.

Jadis, le bonheur touchait surtout des volatiles ; aujourd'hui, il est l'apanage des reptiles. Mais le volume global des bienheureux reste le même, ce qui fait pulluler le reptile et rend rare le volatile. Le bonheur s’élargit, mais il ni ne se rehausse ni ne s’approfondit.

Le boutiquier assagi vend le superflu, qui n'est indispensable qu'au poète. Celui-ci achète le nécessaire pour ne pas perdre le superflu. C'est ainsi, en termes d'achat-vente, que se formulent aujourd'hui nos attitudes mentales.

La machinisation, l'algorithmisation des goûts est paradoxalement tribut au plus ignoble des hasards. J'ignore mes fins, autant les vouer au hasard. Mais je dois être maître de mes contraintes, qui traduisent mon goût. Seul le caprice de l'artiste offre une houle alternative à la déferlante aléatoire à l'origine des destinées.

C'est l'intensité de mes vertiges ou de mes hontes qui dit si je traverse des défaites ou des triomphes, ou les deux à la fois ; aucun critère objectif n'y est décisif. « Montrez-moi un parfait blasé, j'y trouverai un raté » - Edison - « Show me a thoroughly satisfied man, and I will show you a failure ». Le danger, qui guette un raté, est de devenir blasé de ses défaites.

Quand je lis les propres réflexions de ceux, qui voient la place de la pensée valéryenne dans un album pour filles, j'y tombe sur un ennui, épais et plat, qui paralyserait et poétesses et duchesses et concierges. Même Sartre est comique, lorsqu'il parle de l'ignorance de Valéry (ce qui est aussi statistiquement juste et intellectuellement bête que de trouver, que Dieu n'est pas un artiste). Comment leur faire comprendre, que ce n'est pas le savoir, mais le savoir du savoir, le temps hors du temps, idea ideæ, qui est signe d'un esprit supérieur ? Leurs réponses aux questions des autres sont incolores ; aucune envie de répondre à leurs questions grisâtres. Je ne sais même pas, si Sartre est un peu intelligent ou non.

L'homme complet est à l'aise dans la loi (les problèmes formels) de l'esprit, dans le chaos (les mystères des élans) de l'âme, dans le vide (musical, sans solutions matérielles) du cœur. L'inaptitude au chaos et à la musique pousse les hommes unidimensionnels à introduire partout des lois.

Le sujet des querelles publiques n'a plus d'importance, dans les deux sens du mot sujet : l'individu représente fidèlement le troupeau et le thème n'est éclairé que par l'actualité et l'utilité. L'homme en est absent, et les hommes reproduisent le même trajet, réalisent le même projet que n'importe quel homo oeconomicus, ce rejet de l'homme.

Jadis, on fut cerné par des loups cruels, ce qui favorisait, sinon le chant, au moins un hurlement. Aujourd'hui, la dernière espèce humaine en voie d'extinction, le mouton, subit la mutation générale en robots. On regrette la forêt, on a presque une nostalgie de l'étable, voyant tout espace autour se transformer en salle-machines.

Pour les meilleures oreilles, l'écoute de la terre fait entendre la musique de l'arbre, dans laquelle ta voix s'unifie avec le chœur majestueux du monde. « Les rameaux d’un même arbre me montrent le chemin vers le tronc. J’ai aimé m’attarder aux branches, au tronc et aux racines, pour sentir à travers l’écorce le flux de la sève » - Grothendieck.

Le nécessaire fut, jadis, cruel mais juste. Les effets de la suffisance actuelle sont pires : les moutons s'acclimatent dans la jungle. Le loup s'installa, depuis peu, en ville, avec des abattoirs écologiques, les moutons lui chantant la gloire.

Je disculpe la machine extérieure : elle fit tout, pour éloigner l'homme du bœuf, du vautour et de l'âne ; ce n'est pas sa faute, si l'homme laissa tourner en lui la machine intérieure, le robot, imitant le mouton. « La machine a tué l'Homme, l'Homme s'est fait machine, il fonctionne et ne vit plus »*** - Gandhi.

L'homme vit de plus en plus de seules solutions ; la machine commence à savoir formuler des problèmes. Einstein se planta dans sa certitude : « La machine apprendra à résoudre tous les problèmes, mais elle n'en formulera jamais un » - « Die Maschine wird alle Probleme lösen können, aber sie wird niemals ein Problem stellen ».

Deux formes merveilleuses sont accessibles à l'homme : sa forme propre (et étant plutôt le fond même), largement commune à l'espèce et servant à remplir le vase divin, et la forme de sa création, où sa singularité et son talent s'occupent du vase même. « Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur »** - Pic de la Mirandole - « Nec te celestem neque terrenum, neque mortalem neque immortalem fecimus, ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor, in quam malueris tute formam effingas ».

Le sacré des dieux, le pathos des héros, le délire des solitaires ne peuvent plus porter le message de leurs contemporains, message devenu algorithmique. Le vulgaire bâillonna le héros et apprit aux dieux à parler sa langue. Et regardez le bonheur des peuples, qui se passent de héros, tout en représentant les héros d'antan en innovateurs méritants et en proclamant héros moderne tout gagnant monétaire. Après les langues divine, poétique, sociale, nous ne communiquons plus qu'en quatrième langue, celle des robots.

L'esprit de la science est dans ses constantes, son âme - dans ses inconnues, son corps - dans ses unifications avec l'arbre philosophique. « L'âme de la science a besoin d'un corps » - Mendeleev - « Душе науки нужно тело ». Tant que ce corps réclamait des caresses - par l'élégance, par l'amour, par la volupté - la science laissait son esprit se muer en âme. Mais depuis que la science se pratique sans conscience, non seulement elle perdit son âme, mais même son esprit devint une espèce de calculatrice dans un corps électronique. Pourtant, on pensait jadis, que « rien ne nous est plus présent que notre âme » - St-Augustin - « nihil sibi ipsi praesentius quam anima ».

Ils ont réussi à remplacer les faux besoins par les vrais. Le besoin le plus vrai, celui d'un bon compte en banque, évinça tous les besoins artificiels : ceux du rêve, de la caresse, de la félicité, du sacrifice ou de la fidélité.

Un esprit est libre, lorsqu'il sait se transformer en l'âme. Cette dernière hypostase étant à l'agonie, les esprits devinrent esclaves du père du lucre. « L'esprit libre de l'homme est ce qui a le plus de prix au monde » - Steinbeck - « The free mind of the individual human is the most valuable thing in the world » - les marchands s'en sont aperçu et lui appliquent le même taux de change qu'aux actions avant de le mettre à l'encan. Dès que l'esprit calculateur se croit libre, il décolle et se niche, flatté, aux plafonds des Bourses.

Peut-on imaginer aujourd'hui l'immense tendresse et l'humble reconnaissance pour leur mère qu'éprouvaient Sénèque ou St-Augustin ? Les rats de bibliothèques trouvent les misérables destinataires de leurs hommages respectueux dans des salons, des maisons d'édition, des revues académiques.

Face à la rose, ils appliquent la géométrie ou dénoncent les épines, pour mesurer ou pour s'indigner. Ils auront la rose sans larmes comme la pastèque sans pépins. La rose avec comment se sépare d'avec « la rose sans pourquoi » (Angélus).

L'intellectuel est à l'aise dans les principes et maladroit - dans leur application. Chez les autres, c'est le contraire : « La règle reconnaître, l'exécutant haïr, - c'est abhorrer le traître, et flatter le trahir »* - Dryden - « T'abhor the makers, and their laws approve, is to hate traitors and the treason love ». Le sot ne parvient pas à lire la règle, il n'en voit que des applications. Le sage se désintéresse des applications et ne sonde que le langage des règles.

Ils disent ne pas pouvoir suivre leur étoile, puisqu'ils ont une pierre dans leur soulier. Ils éteignent l'étoile pour le bien-être des pieds, des yeux sans scintillement, d'un cerveau ne dévisageant que d'autres cerveaux.

Je dois reconnaître, que, aujourd'hui, la voix exaltée est plus commune que la voix stoïque ; je dois purifier mes ivresses, en les débarrassant de toute indignation, dénonciation, revendication ; mais je dois affermir mes sobriétés à une hauteur, que ne guette aucune platitude. Rien de plus plat, aujourd'hui, que les révoltes qui fusent ; rien n'est plus près de l'étoile que l'acquiescement au ciel, au fond des ruines.

Fini le temps des maîtres d'élégance ou de flamboyance ; aujourd'hui, même un expert en cervelle est un vulgaire cordonnier, au goût très bas. « Pas plus haut que le soulier, cordonnier ! » - Pline l'Ancien - « Sutor, ne supra crepidam ! ». La fabrication d'ailes est un ministère, pas un métier, quand l'ascension n'est que rituelle.

Quand on voit l'homme d'aujourd'hui, pleurnichant sur sa solitude, mais manquant de toute noblesse de pensée ou d'acte, on se dit, que peut-être la voix moyenne de la multitude n'est pas très différente. Le plus grand nombre pense ne pas faire partie de la multitude, qu'il voit haineuse et sotte, tandis qu'elle est prude, gentillette et de plus en plus avisée, mais elle se réduit à la loi statistique du grand nombre.

De notre siècle, où les masques de comptables dominent les visages de poètes, on peut dire : quelle cervelle imposante, mais de beauté point. Phèdre fut moins dur, pour les masques tragiques : « Quelle beauté imposante, mais de cervelle point ! » - « O quanta species, cerebrum non habet ! ».

L'espérance se vend au plus croyant : « Un chef est un marchand d'espérance » - Napoléon. La marchandise s'étant banalisée et baissée en prix, un chef, aujourd'hui, c'est un marchand tout court. Les poètes, marchands de désespoir, se ruinent et sont la risée du monde transformé en marché.

L'exaltation du sujet n'est pas un apanage exclusif de notre époque ; ce qui est nouveau, c'est l'exaltation des objets minables et la grégarisation des sujets. Dans le je moderne il n'y a plus ni le moi libre ni le toi fraternel ; y règne un nous égalitaire.

Le choix vital, aujourd'hui, se formule ainsi : exécuter un algorithme ou jouer un rythme. Les chanceux, s'adonnant aux deux, vivent en comiques. Les tenants de la musique pure terminent en tragiques. La leçon de Marc-Aurèle : « Ne pas jouer l'acteur tragique » n'est plus d'actualité.

L'imprécation et la revendication ne sont jamais poétiques, mais c'est dans leur piège que tombent tant de poètes, avant de supplier la foule ricanante : « Je cesse d'accuser, je cesse de maudire, mais laissez-moi pleurer » - Hugo - le plus souvent, il est trop tard, pour attirer des sympathies, - la réputation de bouffon te restera collée.

L'homme dynamique, aujourd'hui, gagne bien sa vie et est bercé de vastes certitudes. Rien à voir avec l'époque, où « presque tous les hommes énergiques sont mécréants, les meilleurs d'entre eux en proie aux doutes et misères » - Ruskin - « nearly all the powerful people unbelievers, the best of them in doubt and misery ». Ils employaient leur énergie à préserver leur privilège, la position couchée, au milieu des ruines, et s'adressant aux idoles déchues avec des bréviaires, ces vade-mecum illisibles.

Devenir Américain : l'hymne, la compétitivité, l'arrogance – n'importe qui peut relever se défi. Devenir Français : l'élégance, la chanson, l'ironie – on comprend et les réticences et les déroutes et l'hostilité du tout-venant.

Le nombre, l'atome et l'ADN sont plus près du dessein divin que le prix, le matériau ou l'élevage ; c'est pourquoi la science, plus souvent que la technique, devrait interpeller l'âme. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » - Rabelais. De nos jours, plus répandu est le vice inverse : quand la conscience ne s’appuie que sur la science, sur le progrès technique, l’âme, c’est-à-dire le soi particulier, finit par se fusionner avec l’esprit commun. L’extinction moderne des âmes y a son origine.

Jadis, la science était au service de la cruauté : « Nous, avec notre science sans cœur, voici que nous croupissons dans la chair et le sang » - St-Augustin - « Nos cum doctrinis nostris sine corde, ecce ubi volutamur in carne et sanguine » - aujourd'hui, elle apporte une paix d'âme et l'oubli de la chair. On ne sait plus où s'arrête la science et commence la conscience, ou bien comment elles se complètent : « La science n'est pas seulement le savoir, mais aussi la conscience, savoir comment s'en servir à bon escient » - Klioutchevsky - « Наука есть не только знание, но и сознание, уменье пользоваться знанием как следует ».

Plus une pensée est connue, plus elle gagne en solutions utiles. Plus un homme est connu, plus il gagne en mystères inutiles.

Le nationalisme a un fond ardent, mais dès qu'il se cherche une forme extérieure - c'est l'incendie. Il aurait dû être un arbre, favorisant, aux branches supérieures, des transplantations organiques et des greffes biologiques, mais il confie trop souvent, hélas, la reproduction, mécanique, à ses racines pourries.

L'homme moderne se réduit à ses fonctions sociales, aux masques. Et dans la littérature, aujourd'hui, on ne décrit que les masques, tâche banale, contrairement à la peinture de visages qui avait cours jadis. Pour le masque suffit un miroir ; au visage il faut un oratoire.

Par le nom profané de danger on désigne aujourd'hui les risques mercantiles et par servitude - l'incapacité d'élaborer son propre business plan. Ils appellent liberté la latitude pour se servir soi-même et servitude - la contrainte ou le désir de servir les autres. Cette ironie, les Anciens ne l'auraient pas comprise : « Il vaut mieux une liberté pleine de dangers qu'une servitude tranquille » - proverbe latin - « Potior visa est periculosa libertas quieto servitio ».

Dans notre Infosphère actuelle, on regrette jusqu'à la Géosphère. Au feu géologique, à l'air des volatiles, à la terre des reptiles, à l'eau biologique succède le calcul robotique. « Dans le passage de la Biosphère à la Noosphère, pourra se manifester, géologiquement, l'esprit de l'humanité » - Vernadsky - « Переход Биосферы в Ноосферу, в котором сможет геологически проявиться разум человечества ».

L'homme est classé parmi les carnassiers ; ses saloperies, il les doit à l'espèce, mais ses beaux gestes, il les attribue au genre. « Je suis un homme et rien d'humain ne peut m'être étranger » - Térence - « Homo sum : humani nihil a me alienum puto ».

Tout est fade et mécanique, chez la nation la plus puissante, intelligente et riche du monde. Le culte de la mécanique s'empare de la planète ; et la prétention hégémonique, bientôt, sera justifiée et irréfragable, secondée par la tradition chinoise privilégiant la fadeur face à la saveur.

Le quotidien est tapissé de faits, et la vie est tissée de rêves. « Vous cherchez de quoi remplir vos jours, tandis que c'est votre vie qui est vide » - Tchaadaev - ce n'est pas la même matière qui les remplit. L'action remplit les jours, se moquer d'action remplit la vie.

Ils crurent tellement, que « un avis est précieux car vrai, et non parce qu'il est à moi » - Bélinsky - « убеждение должно быть дорого потому, что оно истинно, а не потому, что оно наше », qu'ils finirent par ne plus avoir d'avis à eux, tout devint collectif et robotique.

Aux horizons, il y a toujours mes collègues, mes compatriotes, mes complices, tandis que le firmament est vide, et ses limites - invisibles. On comprend, pourquoi les platitudes ont plus de succès, auprès de mes contemporains, que les cieux. « L'homme nouveau voue son regard à la vaste étendue et non plus à la hauteur sans limites » - W.Schubart - « Der neue Mensch wirft seinen Blick in weite Fernen, nicht mehr in unbegrenzte Höhe ».

Jadis, où parlait l'or, les langues se taisaient. Aujourd'hui, toutes les langues se délièrent ; et elles ne parlent que d'or.

Le meilleur de l'homme se trouve dans les régions, que l'homme ne visite plus. Les meilleurs des hommes ne quittent plus leur Caverne ; ils jetèrent la lanterne inutile, dans la recherche de l'homme. Impossible de créer un cadre, « pour que même le méchant montre son bon côté et le bon lève plus haut sa lanterne » - Yeats - « to make a bad man show him at his best, or even a good man swing his lantern higher ». Le meilleur en nous, comme tous les trésors, comme la monnaie rare, étant bien caché, on ne croise, dans la rue, que les pires, la monnaie courante.

Dans la cohue générale, le monde est avec celui qui est debout, pour que le gaillard, bien occupé, oublie ce qu'il piétine. Ceux qui restent couchés, tombent ou s'envolent restent seuls avec leurs bleus respectifs.

Si l'on creuse le vivant, le végétal et même le minéral, partout on aboutit au divin, aux essences réelles et pas seulement nominales. C'est la sagacité de notre regard qui place et déplace la frontière entre le divin et le naturel, entre le sacré et le mécanique, entre la Loi et le hasard.

L'homme se compose de deux facettes : la mystérieuse ou la divine, qui nous projette vers la hauteur, et la problématique ou l'humaine, qui nous voue à la profondeur. Je soupçonne que le meilleur soi, le soi inconnu, soit exactement cette hauteur divine, qui, tout compte fait, n'est pas moins humaine que la platitude ou la profondeur du soi connu. « L'homme ne doit pas se tourner vers soi-même, mais vers la hauteur, qui vit en lui ; ce qui n'est qu'humain est en-dessous de cette hauteur » - Weidlé - « Человек обращён не к себе, а к тому высшему, что в нём живет. Всё только человеческое - ниже человека ».

La technique, c'est la raison et la lumière, mais, pour la pratiquer, l'homme est amené à renoncer à son visage et à son regard. La transcendance grise est la plus perfide. « L'époque marquée par une intelligence technique, l'argent et le regard voué aux choses, c'est l'américanisme dénué de toute âme »** - O.Spengler - « Ära, geprägt durch technische Intelligenz, Geld und den Blick für Tatsachen, ein vollkommen seelenloser Amerikanismus ».

Le sens de la mesure favorise le progrès horizontal de la civilisation, mais la culture a besoin du sens de la démesure, pour échapper à la platitude.

Le monde : je le suis - il me fuit ; je le fuis - il me suit. Et je comprends, pourquoi j'aboutis dans des puits sans fuite ou au milieu des ruines sans suite. Qu'il s'agisse d'hommes, de gloire ou de femme.

Gagner en savoir, au lieu de rendre les hommes plus ouverts aux saveurs et aux douleurs, les rend insipides et imperturbables. On finit par regretter leurs aigreurs et amertumes de jadis.

La justice étant, à l'époque, une notion vague, liée aux caprices des âmes sensibles, on l'associait à la noblesse. Cette justice intuitive s'opposait à la recherche du seul profit, ce qui était signe de goujaterie. Le profit faisant désormais partie de la justice écrite, les profiteurs se déclarèrent nobles. La noblesse, freinant l'appât du profit, est condamnée ; les nobles avalent leur honte sur le banc des accusés, au Palais de Justice des profiteurs.

Ils apprennent toutes les fautes possibles, en consultant les Codes ; et sans se savoir fautifs eux-mêmes, ils jouissent de leur liberté extérieure et deviennent inaccessibles à la liberté intérieure : « On ne peut se sentir coupable qu'étant libre » - Berdiaev - « Только свободный может чувствовать себя виновным ».

Oui, non seulement l'homme est joueur, mais il participe, simultanément, aux trois jeux - le jeu de hasard, le jeu musical, le jeu intellectuel, où il donne sa procuration au corps, à l'âme ou à l'esprit. On y devine les trois joueurs : l'homme d'action, l'artiste, le philosophe. Mais l'idéal ludique est leur combinaison : un jeu d'idées musical, dû aux hasard divin de sa source.

Jadis l'esprit maillait et tamisait la vie ; aujourd'hui il la grillage, l'étiquette et l'emprisonne. Ni commencements ni fins : la généalogie et l'eschatologie tronquées.

L'écriture est en train de perdre sa dernière magie, au profit du traitement de textes, qui devint le métier commun des écrivains, des comptables et des ingénieurs. Fini le temps, où « l'oie, l'abeille et le veau gouvernaient le monde » - proverbe latin - « Anser, apie, vitellus, populus et regna gubernant ». Entre-temps, le veau d'or assure la satrapie, les abeilles se dévouant à l'essaim et les oies refusant des plumes aux rebelles.

Jadis, dans l'idéosphère, l'image était une idée métaphorique, se passant de son stade interprétatif ultime, celui du sens ; la graphosphère égalisa l'image et l'idée ; la vidéosphère actuelle se débarrasse de toute métaphore et réduit aussi bien l'image que l'idée - à leur sens. Où elles se retrouvent en compagnie des modes d'emploi et des guides touristiques. Je ressens la puissance de cette machine vidéosphérique dans le sort réservé à ce livre : son inexistence à cause de son invisibilité, de son refus en bloc, refus de sa réalité, de sa valeur, de sa vérité - ce qui me propulse ou m'exile vers ma chère hauteur, où je ne croise ni maisons d'édition ni lecteurs ni caméras.