| action | | | L'inertie prosaïque de l'action s'oppose à ces deux mystères : la créativité des commencements et le tragique de la mort. « À tout commencement préside un miracle » - H.Hesse - « Jedem Anfang wohnt ein Zauber inne ». La liberté du premier pas nous illumine ; mais le dernier restera obscur. « Les hommes ne sont pas nés pour la mort, mais pour le commencement »*** - Arendt - « Men are not born in order to die but to begin ». Vivre des commencements, nunc coepi !, c'est avoir son regard, c'est à dire être sensible au miraculeux omniprésent. « Comme enchanté, l'être se dérobe ; en mille lieux il n'est que commencement »** - Rilke - « Noch ist uns das Dasein verzaubert : an hundert Stellen ist es noch Ursprung ». | | | | |
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| action | | | Apollon nous soulève et Dionysos nous enivre, quand Aphrodite présente la cible. Notre vie est donc dans le souvenir d'une corde, jadis tendue, et des cibles anéanties, le mystère de la flèche, qui ne vole peut-être même pas. Et l'art est l'arc, que la vie quitte pour les cibles. « Nous vivons entre l'arc lointain et la trop pénétrante flèche » - Rilke. | | | | |
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| wilde o. | | | Action is the last resource of those who know not how to dream.
L'action est la dernière ressource de ceux qui ne savent pas comment rêver. | | | | |
| | action | | | L'essentiel n'est pas dans le comment, ni même dans le pourquoi ; c'est la fonction, l'organe même du rêve atavique, qui cessa de se manifester. Le rêve, qui fut jadis la première source pour assouvir la soif d'inaction. Dans les fontaines de la vie, l'action est souci des canalisations, rien de plus : « Du fond des infinies soifs, l'action finie ne fait jaillir que de faibles fontaines » - Rilke - « Aus unendlichen Sehnsüchten steigen endliche Taten wie schwache Fontänen ». | | | | |
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| amour | | | Deux amoureux, deux solitaires s'enivrant de leur inaccessibilité. Et Rilke : « L'amour, c'est ceci : deux solitaires se protégeant, s'effleurant » - « Das ist Liebe : daß sich zwei Einsame beschützen und berühren » - les rend trop impatients. « Entre tes bras, ma solitude commence » - Berbérova - « Одиночество моё начинается в твоих объятьях ». C'est dans la solitude qu'on subit souvent l'invasion des autres ; reste avec moi, pour que je garde ma solitude, - dit-on à son meilleur ami. Seul l'amour fait entrevoir aux hommes d'aujourd'hui le mystère de la solitude, et non plus, comme jadis, l'inverse : « L'incommunicable solitude nourrit l'amour » - Levinas. | | | | |
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| amour | | | Rencontre merveilleuse du désir et de la jouissance, s'arrêtant au seuil infranchissable du manque - le rêve, avec son autre nom : volupté ou mieux Lust ! « Qu'est-ce en somme la rose - que la fête d'un fruit perdu » - Rilke. | | | | |
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| amour | | | Pourquoi la flèche représente l'amour mieux que la corde tendue ? C'est ta corde, vibrante et sans prix, que Dieu l'espiègle met à l'épreuve. Laisse la flèche frissonnante, mais immobile, sur ton arc bandé, si tu ne veux pas la voir retomber, sans pointes ni empennages, à tes pieds impies et en paix. Étant donnée la flèche, l'amoureux serait, à la fois, l'arc et la cible (« zugleich Bogen der Ziele und Ziele von Pfeilen » - Rilke) ; il serait encore mieux inspiré de s'occuper surtout de la tension de sa corde. | | | | |
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| amour | | | À la femme que j’aime je voudrais pouvoir dire : Tu es la seule qui n’es que rêve. À quoi pensait Rilke, en disant à L.Salomé : Toi seule est réelle - Du allein bist wirklich ? Peut-être, pour un poète, réel et rêvé peuvent échanger leurs contenus, sens et rôles ? | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Mit dem Offenen ist jene offene Freiheit gemeint, die nur in den ersten Liebesaugenblicken, wo ein Mensch seine Weite sieht, Äquivalente hat.
Sous l'Ouvert, j'entends cette vaste liberté, que l'homme n'éprouve qu'aux premiers instants de l'amour, lorsqu'il perçoit sa grandeur. | | | | |
| | amour | | | Tout désir infini (surgi de l'infini ou attiré par l'infini) nous rend Ouverts : nous précipiter vers notre frontière, qui n'est pas à nous, sans se détacher de notre intérieur. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | In den Liebenden ist das Geheimnis heil geworden.
Le mystère devient sacré dans les amoureux. | | | | |
| | amour | | | Même, ou plutôt surtout, au prix des sacrilèges, dans les problèmes, et des flétrissures, dans les solutions. Le sacré naît de la douleur des sacrifices et de la jouissance de la fidélité. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Lieben : Welt zu werden für sich um eines anderen willen.
L'amour : devenir soi-même un monde pour l'amour de l'être aimé. | | | | |
| | amour | | | Il faudrait dire par et non pas pour. Tout ce qui est fait pour rate sa cible, c'est par la capacité de rester immobile malgré tout appel du monde qu'on reconnaît la précision épatante de ce qu'on subit. | | | | |
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| art | | | Je veux peindre l'oiseau, et l'on ne découvre, sur ma toile, qu'une cage. Et je balbutie, avec tous les sots, que le peintre ne doit pas apparaître dans ses tableaux. « Malgré la passion du mouvement, ce que désirais le plus, c’était d’être renfermé dans une cage » - Chagall - « При всей любви к передвижению я всегда больше всего желал сидеть запертым в клетке ». Plus que dans un cachot de l'esprit, c'est dans une tour d'ivoire de l'âme qu'on a besoin de barreaux : « L'âme est le seul oiseau, qui soutienne sa cage » - Hugo. On vit le mieux sa liberté à travers, ou même en-deçà des contraintes : « Il lui semble, que le monde est fait de barreaux, et au-delà de ce monde - aucun autre » - Rilke - « Ihm ist, als ob es tausend Stäbe gäbe, und hinter tausend Stäben keine Welt ». C'est par la délicatesse des barreaux qu'on reconnaît notre parenté avec les volatiles. « La pensée est un oiseau qui, dans la cage des mots, peut déployer ses ailes »* - Gibran - « Thought is a bird, that in a cage of words, may unfold its wings ». | | | | |
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| art | | | Le sentiment, rehaussé par la noblesse et élargi par l'intelligence, fut au centre de la poésie de Rilke, R.Char et Pasternak. Cette poésie est morte pour laisser la place à la poésie des dictionnaires, vocabulaires ou onomatopées. | | | | |
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| art | | | Trois sortes d'audace font reconnaître un maître : l'audace pré-langagière (Cioran), l'audace de langue (Rilke, Pasternak), l'audace de concepts (Valéry). Et Shakespeare en est le plus grand, car il a l'audace de les pratiquer toutes les trois, même sans posséder la profondeur des premiers. Le talent veut gloser sur les autres, le génie peut oser la confiance en son propre soi inconnu. | | | | |
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| art | | | L'intelligence, dans l'art, c'est la rencontre rare entre un talent et un goût, le goût étant orienté plutôt par un choix des contraintes que des buts ou chemins. Après une judicieuse exclusion de l'aléatoire mécanique, le talent ne produit que du vital artistique. Et Rilke : « l'art n'est qu'un chemin et non pas un but » - « die Kunst ist nur ein Weg, nicht ein Ziel » - s'arrête à mi-chemin, sans enchaîner sur deux négations de plus. | | | | |
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| art | | | Les philosophes insensibles à la poésie (les légions de professeurs), ou les poètes impuissants en prose (comme Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé) font douter de l'universalité de leur don. Les poètes complets mettent de la poésie en tout, y compris dans la prose : Shakespeare, Goethe, Pouchkine, Lermontov, Hugo, Rilke, Valéry, Pasternak. La poésie comme genre ayant sombré, la poésie comme tonalité discursive ne peut plus se pratiquer qu'en philosophie. | | | | |
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| art | | | Mon étoile n'a pas de lumière, visible aux autres ; mon message aura besoin de la lumière des autres, qui, en fonction de son intensité, projettera soit mes ombres soit mes ténèbres. Rilke voulait porter la lumière de son étoile éteinte ; Maïakovsky : « Ce n'est pas en lumière d'une étoile morte que vous atteindra mon poème » - « Мой стих дойдёт не как свет умерших звёзд » - s'en méfiait. | | | | |
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| art | | | Chez le médiocre, les tableaux sont plats et les valeurs – banales. Chez le talentueux, les tableaux et les valeurs partent d’une haute noblesse. Des sots on attendrait plutôt un tableau véridique qu’une valeur rachitique, puisqu’ils « ne font qu’évaluer leur sentiment, au lieu de le bâtir » - Rilke - « urteiln immer über ihr Gefühl, statt es zu bilden ». Pour les autres, il serait donc sans intérêt d’opposer la peinture aux jugements. | | | | |
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| art | | | Les instances les plus intenses de ton existence sont celles, où il faut choisir entre la vie et le rêve ; le choix du rêve est l’acte de l’amour profond ou du haut art. « L’art n’est qu’une manière de vivre » - Rilke - « Die Kunst ist nur eine Art zu leben » - il n’est qu’un style de rêves. | | | | |
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| art | | | Dans l’art (musical, philosophique, poétique), il y a trois sortes d’intuition, qui peuvent réveiller un génie imprévisible, – l’inconsciente, la profonde, la hautaine. La première famille – Bach, Mozart, Tchékhov ; la deuxième – Kant, Rilke, Valéry ; la troisième – Byron, Hölderlin, Nietzsche. L’homme, c’est-à-dire le maître, n’y est presque pour rien ; c’est une étincelle divine qui illumine leurs œuvres. La conscience, la profondeur, la hauteur, sans intuition, n’aboutissent à la beauté que grâce à la sobre maîtrise de l’homme, avec un talent purement humain et qui ne serait qu’un instrument auxiliaire. | | | | |
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| art | | | Briller, simultanément, sur ces deux facettes littéraires, le fond et la forme, semble être un privilège exclusif des seuls poètes, comme Rilke et Pasternak. Valéry et Tchékhov brillent par le fond, avec une forme assez conventionnelle ; Nietzsche et Cioran brillent par la forme, avec un fond trop vague ou trop facile. | | | | |
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| art | | | Tu constates que l’art et la hauteur quittent le ciel et rejoignent la terre ; tout lyrisme mort, les termes désuets, l’infini et l’éternité, ne font plus battre les cœurs, ils battent les cadences des machines. Ta nostalgie t’empêche de croire tes yeux qui lisent : « L’artiste est l’éternité, dont la hauteur pénètre nos jours » - Rilke - « Der Künstler ist die Ewigkeit, die die Tage von oben durchdringt ». | | | | |
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| bien | | | Une belle sensation : je me verse dans l'infini, c'est-à-dire, sans rien ajouter ni modifier dans une somme monumentale. Même une chute peut en être l'origine : « Qui tombe ne soustrait rien au Nombre sacré. La chute sacrificielle rejoint la source et nous y guérit »** - Rilke - « Wer fällt, vermindert die heilige Zahl nicht. Jeder verzichtende Sturz stürzt in den Ursprung und heilt ». Peu importe si c'est pour t'en réjouir ou pour « te tourmenter de visions infinies, qui te dépassent » - Horace - « quid aeternis minorem consiliis animum fatigas ». Admirer l'horizon « assez vaste, pour permettre de chercher en vain » (S.Beckett) ton regard délicieusement insignifiant. | | | | |
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| tolstoï l. | | | Нет величия там, где нет простоты, добра и правды.
Pas de grandeur là, où il n'y a pas simplicité, bonté et vérité. | | | | |
| | bien | | | Mais là où tout cela existe, la place est si déserte, que toute grandeur ne serait que mirage. « Dans leur souci du beau, les grands Russes sont gênés par leur souci du bon » - Rilke - « Ihre Güte hindert die großen Russen daran, Künstler zu sein ». | | | | |
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| doute | | | Nos limites jouent deux rôles : déclencher nos élans ou mesurer nos forces. Dans le second cas (Odysseus ou Hegel), le soi connu se dépasse et augmente le volume de son savoir. Dans le premier (Orphée ou Rilke) – l'appel de notre soi inconnu nous fascine, inaccessible, et sacre notre regard immobile sur notre étoile. | | | | |
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| doute | | | La lumière pragmatique inonde le quotidien des hommes, qui vivent de plus en plus dans l'illusion d'un milieu sans ombres. D'où la chute de l'art et de la philosophie, qui ne vivent que des ombres. « Au fond de chacun, il y a son noyau inconnu, masse d'ombre, qui joue le moi et le dieu »*** - Valéry. Dieu voulut, à l'opposé de Nietzsche, que ce noyau fût fait de faiblesses (« Kern voll Schwäche »*** - Rilke !) ; dans l'inconnu de la volonté de puissance il y a autant de sources d'ennui que dans le connu de nos défaites : « L'inconnu passe pour grandiose » - Tacite - « Ignotum pro magnifico est ». | | | | |
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| doute | | | Quand ma création touche à la perfection, je suis tenté de proclamer mon invention - réalité suprême : « Ce qui, aux autres, n'est que mystère, symbole, substance invisible, est pour Rilke - une palpable, une parfaite réalité » - L.Reisner - « То, что для других - тайна, символ, невидимая субстанция - для Рильке осязаемая, совершенная реальность ». | | | | |
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| doute | | | Mes contraintes - les points d'indifférence ; mon but - le centre de gravité intouchable ; entre les deux - tantôt mon Ouvert (Hölderlin, Rilke et Heidegger) tantôt mon Fermé (Valéry) - mes moyens d'artiste : la hauteur et les rythmes de mes circonférences. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | In den Tiefen wird alles Gesetz.
Dans les profondeurs, tout devient loi. | | | | |
| | doute | | | Dans la hauteur, tout est liberté ! Et l'art est dans le paradoxe : la profondeur de la liberté nourrissant la hauteur de la loi ! Paradoxe, et non pas dialectique, qui est le lot des platitudes ; la verticalité ne connaît pas de dialectique. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Wir leben wahrhaft in Figuren.
La vraie vie est dans des métaphores. | | | | |
| | doute | | | Il ne suffit pas de savoir, que la vraie vie est absente (Rimbaud), il faut la peupler de fantômes métaphoriques. La vie évidente, la plate, se déroule en casernes et étables ; la vraie, la haute ou la profonde, - en châteaux hantés et ruines. | | | | |
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| hommes | | | L'angoisse des échéances de l'avoir les empêche de suivre la joyeuse « déchéance de l'être » - Heidegger - « Verfallenheit des Daseins ». Qui, même, peut être mise en musique (« L'être est dans le chant » - Rilke - « Gesang ist Dasein »). Mais leur esprit n'attise que la soif de la puissance ; chez les poètes, « c'est dans le chant que souffle leur esprit »** - Hölderlin - « im Liede wehet ihr Geist ». | | | | |
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| hommes | | | L'homme est cerné de toute part par des images communes ; il ne peut être ouvert que vers la hauteur, où il peut encore vivre son soi inconnu, source de ses propres images : « Son regard ne scrutait plus l'étendue, mais s'évanouissait dans l'Ouvert »** - Rilke - « Sein Blick war nicht mehr vorwärts gerichtet und verdünnte sich im Offenen ». | | | | |
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| hommes | | | Ils veulent être hommes d'une finalité nette ; le poète « doit être homme du commencement » - Rilke - « muß ein Beginner werden ». | | | | |
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| hommes | | | Désormais, tout mouvement de l'homme le met immédiatement au contact des choses ; c'est pourquoi il ne peut plus être un Ouvert, qui va vers l'éternité comme y vont les sources (Rilke). L'homme ouvert vit de l'élan des sources, dans l'ombre de son étoile ; l'inertie porte l'homme fermé, coupé des sources, vers ses propres frontières, trop nettes, car éclairées à la lumière commune. | | | | |
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| hommes | | | Rilke oppose la destinée de l’artiste à celle de l’homme et croit que l’un d’eux dépérira et s’éteindra (verarmt und stirbt aus). Rilke pensait que ce serait celui-ci ; m’est avis que c’est celui-là ! | | | | |
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| hommes | | | Pouchkine, par ses caresses, me fait sentir Russe ; Rilke, par ses noblesses, me place chez les Allemands ; Valéry, par ses finesses, me fait reconnaître Français. Et, soudain, je me rends compte, qu’ils sont, tous, - poètes ! Étranger à tous les clans, je ne suis fidèle à mon soi, solitaire et vrai, qu’au milieu – virtuel ou réel - des poètes ! | | | | |
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| hommes | | | L’américanisation rampante noya toutes les racines romantiques et intellectuelles en Europe ; je me sens seul à m’attacher à Pouchkine en Russie, à Rilke en Allemagne, à Valéry en France. « Dans tout citoyen d'aujourd'hui gît un métèque futur » - Cioran. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Das ist Sehnsucht : Wohnen im Gewoge und keine Heimat haben in der Zeit.
La nostalgie, c'est vivre dans l'élan, et n'avoir point de patrie temporelle. | | | | |
| | hommes | | | Ne pas savoir ce qui accueille le meilleur de moi. Une patrie que ne touchent ni mes pieds ni mes mains ni même mes mots. Un désir apatride d'un banni du paradis, par le verbe ou par la grâce, donc d'un ban-dit, d'un a-ban-donné. | | | | |
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| intelligence | | | La notion de problème, c'est à dire de requête formulée dans un langage rigoureux, permet de distinguer deux types de beauté : des mystères, c'est à dire des étonnements intraduisibles en problèmes, et des solutions des problèmes grandioses. Le monde est beau et par ses poèmes et par ses théorèmes ; on trouve de la beauté aussi bien chez Homère, Dante, Rilke que chez Diophante, Fibonacci, D.Hilbert. | | | | |
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| intelligence | | | Dès qu'on prend pour pensées l'idée platonicienne, le cogito cartésien, le conatus spinoziste, l'éternel retour nietzschéen, on est charlatan. En reconnaissant leur vrai statut, celui des métaphores, nous devenons libres à les interpréter comme bon nous semble. Les pensées, c'est chez les poètes qu'il faut les chercher – Rilke, Valéry, Pasternak, R.Char. | | | | |
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| intelligence | | | Le labyrinthe (recherche) se justifie par un but à atteindre, le réseau (communication) fournit des moyens à déployer, l'arbre (regard) brille par ses inconnues unifiables, ces contraintes positives. « Regard ailleurs, mon arbre est prêt à croître » - Rilke - « Ich seh hinaus, und in mir wächst der Baum ». | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Wir : Zuschauer, immer, überall, dem allen zugewandt und nie hinaus !
Nous sommes le regard, toujours, partout : tournés vers tout sans y être ! | | | | |
| | intelligence | | | Être Ouvert, ce n'est pas seulement tendre vers mes propres limites, mais aussi reconnaître, ravi, que celles-ci ne m'appartiennent pas, je n'y suis pas. L'intérêt de l'axe clos-ouvert est montré par la facilité, avec laquelle Rilke proclame ouvert - l'animal, et clos - l'homme. Pourtant, toute frontière de l'animal lui appartient et fait partie de son monde. | | | | |
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| ironie | | | Le regard, au lieu d'être un casse-tête de l'écriture ou un attrape-cœur de la lecture devrait peut-être se présenter en « trompe-l'œil de la vie » - Rilke (« Schein-Dinge, Lebens-Attrappen »). | | | | |
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| ironie | | | La tour de Hölderlin : trois vues temporelles, par trois fenêtres, - la source, la vie, la chute ; la tour de Montaigne : trois niveaux spatiaux - la vie, le rêve, la création ; la tour de V.Ivanov : trois castes – le bourgeois, l’aristocrate, l’artiste ; la tour de Rilke : trois hauteurs – la montagne, l’arbre, l’ivresse. | | | | |
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| ironie | | | Le mot n'arrivera jamais à reproduire ce qui est vraiment grand ; c'est pourquoi ironiser sur l'exprimé (et non sur l'inexprimable : « Devant ce qui est grand et grave, l'ironie est petite et impuissante » - Rilke - « Vor den großen und ernsten Gegenständen wird die Ironie klein und hilflos ») n'est jamais un blasphème. | | | | |
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| ironie | | | Vous êtes sûrement poète dans votre langue - ce qu'on disait des vers français de Rilke ou de Tsvétaeva, mais pour le comprendre et l'apprécier, il faut être soi-même et poète et polyglotte. | | | | |
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| ironie | | | L'ouvert physique et l'ouvert topologique - aucune ressemblance ; et l'on observe, chez les poètes et les philosophes, que les plus perspicaces, comme toujours, sont, inconsciemment, plus près du concept mathématique que de l'image mécanique. Pour les pauvres d'imagination, l'Ouvert est tout bêtement … pénétrable (même pour Heidegger : « L'Ouvert laisse se pénétrer » - « Das Offene läßt ein ») ; pour les subtils, il est la condition tragique (Nietzsche et Rilke) de l'intensité de nos irréductibles élans. L'Ouvert est ce qui est dans la limite inaccessible, ce qui ne peut ou ne doit pas se connaître : « Ce que Nietzsche est et fit, demeure ouvert » - Jaspers - « Was Nietzsche ist und tat, bleibt offen ». | | | | |
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| ironie | | | J’écris en français, car Valéry comprendrait mieux mes intentions, tonales, intellectuelles et musicales, que Pasternak ou Rilke. | | | | |
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| ironie | | | L’homme et l’auteur : on trouve rarement un parallélisme dans l’évolution modale de ces deux personnages. Je ne le trouve que chez Cioran, et ce parallélisme temporel est stupéfiant : un sobre salaud pro-nazi, un sinistre prédicateur d’apocalypses, une chute du goût qui lui fait préférer une misérable E.Dickinson à l’immense Rilke, un styliste, exprimant son désastre factice par des minauderies cafardeuses. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Suchen Sie die Tiefe der Dinge : dort steigt Ironie nie hinab.
Cherchez la profondeur des choses ; et l'ironie n'y descend jamais. | | | | |
| | ironie | | | Elle en sauve souvent la hauteur. Tout voyage, sans compagnie de l'ironie, débouche, tôt ou tard, sur la platitude. La fonction la plus utile de l'ironie est de faire comprendre que toute profondeur, refusant de hautes ailes, est condamnée à devenir bien plate. | | | | |
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| mot | | | En dessinant, produire du chant - tâche du mot à portée seulement des meilleurs interprètes ; la langue est là, pour « porter le sens et le chant » - Hölderlin - « deuten und singen ». Les mots substitués aux taches et sons, pour générer un arbre unificateur - « échange pur autour de son essence » - « um das eigne Sein rein eingetauscht », comme l'appelle Rilke. La naissance de cet arbre est fascinante, puisque la loi de son espace est dictée par le caprice de son temps : « Tout signe linguistique se positionne sur deux axes : celui de la simultanéité et celui de la succession » - R.Jakobson - « Every linguistic sign is located on two axes : the axis of simultaneity and that of succession » - notre interprète linguistique débrouille tant de voisinages imprévisibles et de renversements de chronologie (dus aux précédences des opérateurs linguistiques), avant de former des racines, des ramages et des canopées. | | | | |
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| mot | | | Rilke trouvait dans le mot un dépositaire de noblesse aussi naturellement que Claudel - des dépôts en Bourse. Chez celui-ci, comme dans la famille de sa sœur, la plume et le stylet cohabitent gaiement, intempéramment, avec le goupillon et la prise de bénéfices. « Rilke suinte la médiocrité et la tristesse. Pas un pauvre, mais un indigent » - Claudel. | | | | |
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| mot | | | Pour les Grecs et pour Heidegger, une affirmation devient vraie, lorsqu'elle se débarrasse de voiles, qui la cachaient, d'où le dévoilement (aléthéia - Unverborgenheit) ; l'un des contraires populaires de caché (renfermé), c'est l'ouvert, d'où la perplexité d'un mathématicien, qui découvre l'Ouvert heideggérien, se détournant des limites et convergeant facilement aussi bien vers l'apophatique vérité que vers l'arrogant Être (partant de offen – ouvert et tombant sur Offenbarung – révélation ou dévoilement). Cet Ouvert promet une sortie des ténèbres vers la lumière, tandis que celui de Rilke, au contraire, nous conduit d'une lumière facile au bord de la nuit et du rêve. Le mot dé-claration aurait pu signifier un mouvement, opposé à aléthéia : priver une chose de sa clarté. | | | | |
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| mot | | | L'Ouvert, en allemand (das Offene), signifiait jadis (par exemple, pour Hölderlin) - une libre nature, une hauteur montagnarde ; avec Rilke, le mot prit un sens mystique de l'appel des sources ; Heidegger lui donna une tournure topologique, avec le désir des frontières infinies ; enfin, Celan : « L'Ouvert est un domaine sans frontières, où l'homme se libère de lui-même » - « Das Offene ist der grenzenlose Bereich menschlicher Selbstbefreiung » - confond ce qui est sans frontières (l'infini) avec ce qui n'inclut pas ses propres frontières (l'ouvert mathématique ou lyrique que retinrent les commentateurs français). Chez Heidegger, la confusion avec le verbe ouvrir fait de l'Ouvert une espèce d'aléthéia - des mises en lumière de ce qui aurait été dissimulé. | | | | |
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| mot | | | La langue de philosophie, c'est le français, comme la langue de poésie, c'est l'allemand. La logomachie française pousse à soigner la ligne sémantique, musicale, du discours ; la logomachie allemande favorise le goût de l'édifice syntaxique structurel. La morphologie indigente du français oblige à créer des concepts avant les mots ; la morphologie allemande invite à créer des mots avant les concepts. Les contraintes vaincues expliquent souvent le succès intellectuel ; c'est pourquoi la meilleure philosophie française est poétique (Pascal ou Valéry) et la meilleure poésie allemande est philosophique (Hölderlin ou Rilke). | | | | |
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| mot | | | La langue maternelle, c’est une garde-robes tout prête, pour habiller le corps de tes pensées ou de tes sentiments ; tu es en droit de dire, que ma langue me parle – die Sprache spricht (Rilke). Mais écrire dans une langue étrangère, c’est inventer des tissus, mélanger soi-même des couleurs, jouer à l’apprenti-couturier ; tu te tromperas de saison, de mode, de taille ; tu seras égal de l’homme des cavernes, plus solitaire, plus près de Dieu, mais plus loin des hommes. | | | | |
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| noblesse | | | Je porte en moi quatre acteurs : un homme secret, un condensé des hommes, un sur-homme potentiel et un sous-homme actuel (les quatre masques antiques portés par tout humain). Le surhomme serait-il ce dieu intérieur, sur lequel doit veiller le philosophe - Marc-Aurèle ? Et surmonter l'homme mystérieux - quel beau programme pour celui qui vit du rêve ! Avoir surmonté tous les quatre, c'est être poète ; c'est ce que fit Rilke, en surmontant Nietzsche ! | | | | |
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| noblesse | | | Un miracle de notre interprète câblé ; dans l'expression des yeux se lit le portrait de l'âme ! Curieusement, sa musique, elle aussi, se concentre dans le regard, qui se laisse entendre. « Ô hauteur sans escales ! Ô chant d'Orphée ! Ô son à hauteur d'arbre ! » - Rilke - « O reine Übersteigung ! O Orpheus singt ! O hoher Baum im Ohr ! ». Un regard à hauteur d'arbre, une musique montant de notre Caverne intérieure… | | | | |
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| noblesse | | | Les appels pathétiques à changer ou à perfectionner notre vie individuelle, qu'on entend chez Tolstoï, Rilke, Wittgenstein ou Sloterdijk, sont presque sans objet, puisque, chez nous, les traits perfectibles sont parmi les plus insignifiants, l'essentiel étant câblé en dur depuis notre adolescence. Le méliorisme ne peut agir que sur le troupeau. | | | | |
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| noblesse | | | Les yeux suffisent pour fixer mes buts ; pour poser mes contraintes, j'ai besoin de regards ; les yeux saisissent mes frontières visibles, le regard me fait tendre vers mes limites, qui ne sont pas à moi, il me rend Ouvert. Mon côté animal perçoit un monde clos ; mon côté humain conçoit un monde ouvert. Beaucoup de liberté sur cet axe, pour un créateur inspiré : « De tous ses yeux l'animal perçoit l'Ouvert, sa profondeur se lit sur son visage. Son être est sans regard » - Rilke - « Mit allen Augen sieht die Kreatur das Offene, das im Tiergesicht so tief ist. Sein Sein ist ohne Blick » - la hauteur de cet Ouvert s'écrit par le regard. Ce, que ne voient que les yeux, m'enferme, fait de moi - une bête, dont la frontière devient sa cage. | | | | |
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| noblesse | | | Le bonheur nihiliste est le désir, détourné des routes et tourné vers la hauteur. C'est ainsi que je dois comprendre les Anciens, voyant le bonheur dans l'étouffement de nos désirs. Il serait plus sage de n'en chercher le chemin qu'à la verticale de mon regard sur la carte du Tendre. La hauteur est une frontière inaccessible d'un Ouvert ; et le nihilisme n'est pas dans la transgression de plates limites, mais dans la vénération de nos plus hautes frontières infranchissables et dans « l'élan vertical dans l'Ouvert » - Rilke - « den Absprung, senkrecht ins Offene ». | | | | |
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| noblesse | | | La même noblesse anime les grands poètes ; elle peut se manifester par attachement aux mots (le talent et l'âme), aux courants d'idées (l'intelligence et l'esprit), aux formations politiques (le besoin de reconnaissance et la raison). Byron, Chateaubriand, Rilke se contentèrent du premier volet, Hölderlin, Nietzsche, Valéry y ajoutèrent le deuxième, Hugo, Maïakovsky, Aragon – le troisième. Goethe fut le seul à tenter tous les trois, comme notre contemporain, refusant les titres de poète et de héros, R.Debray. | | | | |
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| noblesse | | | Mes contraintes raréfient les horizons dignes de mon regard ; ma culture m’emporte vers la hauteur et me rend indifférent à la profondeur. C’est pourquoi Lou, si omnivore et si naturelle, resta inaccessible à Nietzsche et à Rilke : « Chargée de mille profondeurs, tu devenais sauvage et vaste » - « Du hattest tausend Tiefen, und wurdest wild und weit » | | | | |
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| noblesse | | | La vie est un arbre, dans lequel, à tout instant, les couleurs, les profondeurs, les arômes se fanent en permanence. Le rafraîchissement, artificiel mais vital, provient des greffes de la consolation. « Sur quels arbres poussent les fruits étranges de la consolation ? »** - Rilke - « An welchen Bäumen reifen die fremdartigen Früchte der Tröstung? ». | | | | |
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| noblesse | | | Des grands, tels Rousseau ou Tolstoï, tentèrent, pitoyablement, de mettre l’homme en eux à la hauteur de l’artiste qu’ils furent. Je ne connais que deux réussites de cet effort, inutile mais noble, – Rilke et R.Debray. | | | | |
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| noblesse | | | Ne te décourage pas à envoyer de la lumière de ton étoile, dans le vide ; grâce à sa vitesse vertigineuse, elle n’atteindrait une espérance atemporelle que beaucoup plus tard ; apprends à déchiffrer le scintillement des étoiles des autres, depuis longtemps éteintes. « Comme cette lumière interstellaire traverse longtemps l'univers avant de nous atteindre, l'image défigurée de ton étoile ne se dessine qu'après ton départ » - Rilke - « Denn wie das Licht von manchem Sterne lange im Weltraum geht, bis es uns endlich trifft, erscheint erst lang nach unsrem Untergange von unsrem Stern seine entstellte Schrift ». | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Wer spricht von Siegen ? Überstehn ist alles !
Qui dit victoire ? Ne pas tomber est tout ! | | | | |
| | noblesse | | | Nous ne triomphons que de petits défis, les grands nous font baisser les yeux et les bras, tout en élevant l'âme, c'est cela - ne pas tomber. En s'appuyant sur le poids de nos défaites : « On ne vit pas en célébrant des victoires, mais en surmontant des défaites »* - Che Guevara - « No se vive celebrando victorias, sino superando derrotas ». | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Was uns schließlich birgt ist unser Schutzlossein.
La meilleure chance d'être sauvé est d'être désarmé. | | | | |
| | noblesse | | | De nos jours, on n'est visible que par ses griffes. Comme je plie mes ailes, je dois tourner mes armures vers l'intérieur, où se trament des sorties meurtrières. | | | | |
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| proximité | | | L'homme et ses frontières : il est un espace, fermé à l'horizontale et ouvert à la verticale. Toutes ses bonnes limites - lorsqu'on tend vers un soi ascendant ou transcendant - se trouvent hors de lui. « Toutes mes frontières me fuient » - Rilke - « Alle meine Grenzen haben Eile » - mais moi, je suis dans l'élan vers mes frontières. Être un Ouvert, c'est vivre de la hauteur, de l'être : « L'être est la frontière du devenir » - F.Schlegel - « Das Sein ist die Grenze des Werdens ». Le Chinois, qui pourtant ignore l'Être et vit presque exclusivement dans l'horizontalité, pousse jusqu'à voir dans la Clôture (non-communication) la source de tout Mal. | | | | |
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| proximité | | | L'esprit, l'instinct, le sentiment font de nous un Ouvert, aspiré ou fasciné infiniment par nos frontières asymptotiques ; la raison et l'expérience mettent à notre disposition nos frontières, par un effort fini. Nous sommes ouverts dans notre dimension verticale, et clos - dans l'horizontale ; donc, l'Ouvert de Rilke, s'étendant entre Terre et Ciel, est plus pur que celui de Heidegger, qui introduit dans son quadriparti (Geviert) une dimension inutile, Mortel-Immortel, si proche d'une plate clôture. Le Dieu transcendantal est absent de notre dimension verticale ; Il ne fait que clore nos horizons. | | | | |
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| proximité | | | Pour juger une œuvre d'art, il serait illusoire de la mettre à côté d'un objet créé par Dieu, un arbre ou un papillon, et d'évaluer la distance qui l'en sépare. La création ex nihilo est inaccessible à l'homme ; dans le meilleur des cas, je me vouerai aux commencements, mais l'origine restera hors de ma portée. Trois mesures ascendantes sont à la disposition de mon œil : la géométrie (intelligence), la mécanique (raison), l'âme (mystère) ; et c'est mon regard, si j'en suis capable, qui me rendra humble et fier, face au génie divin. « Je suis dans le commencement, mais l'arbre, c'est Toi »** - Rilke - « Ich bin das Beginnende, du aber bist der Baum » - un commencement poétique aussi est un arbre, et s'il a assez d'inconnues, il pourrait s'unifier avec l'arbre divin. | | | | |
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| proximité | | | Ils s'acharnent à creuser le fond des choses et ils finissent par oublier que « toutes choses ont leurs racines au ciel »** - proverbe chinois. En les cherchant en terre, ils apprennent que « un des sûrs moyens de tuer un arbre est d'en faire voir les racines »*** - J.Joubert. Un pas au-delà des cimes, et je tombe miraculeusement sur les racines ou, mieux, je rencontre « le fruit final de l'arbre, dont nous sommes des feuilles » - Rilke - « die endliche Frucht eines Baumes, dessen Blätter wir sind ». | | | | |
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| proximité | | | Pourquoi parles-tu mieux de ton amour, lorsqu’il est lointain ? - parce que tu te retrouves plus près de ton étoile, qui est la seule à t’entendre et elle te souffle des mots inouïs. « Je suis si loin de toi, que mon élan se voile. Et je ne suis compris que par la proche étoile » - Rilke - « Ich bin von dir so ferne und sehn’ mich nach dir hin. Mich hören nur die Sterne ». | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Wir rühren uns. Womit ? Mit Flügelschlägen, Mit Fernen selber rühren wir uns an.
Tu ne m'atteins que par des coups des ailes, Par le lointain, tu m'atteins et m'appelles. | | | | |
| | proximité | | | Les uns choisissent pour capteurs de proximité - griffes ou horloges ; les autres - un tir lointain ou un vol à tire-d'ailes. | | | | |
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| russie | | | Dans la pièce de la vie, le Russe prête l'oreille au démiurge et non pas au dramaturge ; c'est pourquoi il se défie des solutions en forme de mises en scène ; il est dans le mystère du spectateur ou dans le problème de l'acteur : « Tous les Russes sont bouffons du Dieu Souverain, qui s'en amuse dans la lune » - A.Suarès - en plus, Il doit se trouver sur son côté invisible, au moins pour les Russes : « La Russie me fit don de ténèbres de Dieu » - Rilke - « Rußland schenkte mir das Dunkel Gottes ». | | | | |
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| russie | | | Ces Yankoïdes, exilées à Passy ou Montparnasse, pratiquant leur aristocratie parmi marchands de tableaux, cultivant le Bel Esprit dans des restaurants, s'épanouissant aux courses à Enghien et en escapades sur la Riviera, elles me font penser à deux grandes exilées russes, A.Akhmatova et M.Tsvétaeva, ne se liant, en France, qu'avec d'autres exilés, A.Modigliani ou Rilke. Mais le badaud s'extasie sur toutes ces G.Stein, N.Barney, A.Nin, repues et insignifiantes. Et leurs homologues masculins, E.Pound, Fitzgerald, Hemingway, furent, eux aussi, de répugnants bourgeois, entreprenants et snobs. | | | | |
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| russie | | | Mon enfance, c'est sa scène : la boue, le froid, la famine au milieu d'un bagne, et c'est son décor : la forêt, immense et sauvage, où l'ours me disputait la framboise. Deux thèmes, toujours présents à mes yeux, toujours absents de mes tableaux. Et Rilke me donne un bon exemple, en laissant au stade de rêve son projet d'« assister à la résurrection du miracle russe de ma jeunesse » - « das russische Wunder meiner Jugend wiederauferstehen zu lassen ». Comme l’envisagea, plus tôt, Voltaire : « Si j’étais plus jeune, je me ferais Russe ». | | | | |
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| russie | | | La pensée profonde vaut par sa lumière, et le désir profond – par son ardeur. Mais lorsqu’on veut séjourner en hauteur, plutôt qu’en profondeur, les valeurs s’inversent. C’est ainsi qu’on pourrait comprendre Rilke : « La Russie est la patrie de mes plus doux désirs et de mes plus ténébreuses pensées »** - « Russland ist die Heimat meiner leisesten Wünsche und dunkelsten Gedanken ». | | | | |
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| russie | | | L'un des premiers ordres de Hitler, après le déclenchement du plan Barbarossa, fut l'interdiction d'évoquer publiquement les noms des poètes et des compositeurs russes ! L'une des victimes - le film, soutenu par Goebbels, sur Tchaïkovsky, où un surhomme germanique inculque à l'éponyme éperdu les vertus du travail (comme Rodin à Rilke, ou les metteurs en scène occidentaux aux spectateurs des Trois Sœurs ou de l'Oncle Vania, où le Russe n'entend qu'un soupir ou un sanglot d'une jeunesse, d'un talent ou d'un amour enterrés), tandis que la Walkyrie d'Eisenstein, centrée sur la compassion, restait sur la scène du Bolchoï. | | | | |
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| russie | | | Grossièreté et grâce : l’homme russe est un piètre séducteur, tandis que des flopées d’égéries russes firent des ravages chez les Européens : Nietzsche, Rilke, H.Matisse, R.Rolland, Dali, Aragon, P.Éluard, Picasso, Einstein, Sartre… | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Daß Rußland meine Heimath ist, gehört zu jenen großen und geheimnisvollen Sicherheiten, aus denen ich lebe, - aber meine Versuche hinzugehen, durch Bücher, durch Menschen sind mehr eine Abwendung als ein Näherkommen.
Que ma vraie patrie soit la Russie est une des grandes et mystérieuses grâces, dont je vis ; mais toute tentative de l'atteindre, par des livres ou par des hommes, résulte plutôt en éloignements qu'en rapprochements. | | | | |
| | russie | | | Le plus raffiné poète dit cela à la plus fascinante femme - dans le doute, qui me sépare de toi, Russie, je bredouille cet aveu, qu'on ne peut confondre avec la boutade semblable de Nietzsche au sujet de la Pologne. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Rußland wurde für mich die Wirklichkeit und zugleich die tiefe, tägliche Einsicht : daß die Wirklichkeit etwas Fernes ist.
La Russie devint pour moi une réalité et en même temps un constat, banal et profond : la réalité est une chose lointaine. | | | | |
| | russie | | | Et l'incapacité russe de communiquer avec la réalité par l'intermission du palpable entretient cette distance vivifiante. La réalité possible n'a jamais attiré les plumes russes ; c’est le réel impossible qui est l'attrait principal de la culture russe ! | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Rußland - das Land, wo die Menschen einsame Menschen sind, jeder mit einer Welt in sich, jeder voll Dunkelheit, voll Ferne, Ungewißheit und Hoffnung.
La Russie, c'est le pays, où les hommes sont des hommes solitaires, dont chacun porte un monde en soi, chacun plein d'obscurité, plein de lointain, d'incertitude et d'espérance. | | | | |
| | russie | | | Comment le boutiquier, homme de troupeau, plein de clarté, d'à ras de certitudes et de calculs, peut-il ne pas porter une haine inextinguible à un tel monde ? Hélas, ce monde n'est plus : exterminés - l'aristocrate qui le défendait, l'intellectuel qui le justifiait et le péquenaud qui le vivait. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Alle Länder grenzen aneinander und nur Rußland grenzt an Gott.
Tout pays a, pour voisins, d'autres pays ; le seul voisin de la Russie est Dieu. | | | | |
| | russie | | | Mais n'imaginez pas, qu'il s'appelle Christ ; son vrai nom est Dionysos ; l'ivresse des sens aléatoires ou l'ivresse du sens capricieux y sévissent, la sobriété du destin ou la sobriété du nombre en sont bannies. | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Ich trage meine Zuneigung für dieses weite, heilige Land in mir, als einen neuen Grund für Einsamkeit und als ein hohes Hindernis zu den anderen.
Dans ma prédilection pour la Russie, ce pays vaste et saint, je trouve une raison de plus à ma solitude et un grand obstacle dans mes rapports avec autrui. | | | | |
| | russie | | | Le pèlerin, l'anachorète, le prophète ont besoin de vastitude et de sainteté pour leurs pieds, leurs rêves, leurs regards. | | | | |
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| derrida j. | | | L'URSS, patrie sans racines, nation sans nature. | | | | |
| | russie | | | On refuse souvent les racines et la qualité des paysages à ceux qui aspirent à l'arbre ou au climat. L'arbre russe, si hérissé d'inconnues non-unifiables, ne promet de rencontres fécondes que dans les racines : « La Russie la plus profonde ne fit que retomber au niveau des racines et, dans ses ténèbres, s'apprête à affronter un avenir lointain » - Rilke - « Das tiefste Rußland ist nur in die Wurzelschicht zurückgefallen und nimmt sich in seinem Dunkel zu einer fernen Zukunft zusammen ». | | | | |
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| steiner g. | | | The reserves of irony, in Akhmatova, in Mandelstam, in Pasternak, have been preserved in the personal memory. Stalin condemned a poet for having cited Shakespeare, the Prague police killed a philosopher because he had taught secretly Plato.
Les réserves d'ironie d'Akhmatova, de Mandelstam, de Pasternak ont été préservées par la mémoire individuelle. Staline condamnait un poète pour avoir cité Shakespeare, la police pragoise tuait un philosophe, parce qu'il avait clandestinement enseigné Platon. | | | | |
| | russie | | | Pourquoi les voir sous cet angle sinistrement pittoresque ? Ces auteurs sont de la famille de Yeats, Valéry et Rilke. Quand est-ce que vous les envisagerez, comme vous voyez Shakespeare sans Elizabeth, J.Racine sans Louis XIV, Goethe sans le grand-duc de Weimar ? Et c'est bien en Russie soviétique que Shakespeare et Platon eurent les plus gros tirages ! | | | | |
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| solitude | | | Bel exemple d'un exil porté en tout lieu - L.Salomé, Russe exotique pour Nietzsche et Rilke, Allemande bien rangée pour Tourgueniev et Tolstoï. Pourquoi n'a-t-elle pas amené en Russie Nietzsche, comme elle le fit avec Rilke ! Quel Livre de Retours y a-t-on manqué ! | | | | |
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| solitude | | | La Panthère de Rilke, l'Animal intellectuel de Valéry, le gorille de Nabokov, le cachalot de Melville, l'orang-outan mélancolique d'Ortega y Gasset : un regard, dont la beauté ou l'intelligence se reflètent dans les murailles ou dans les barreaux de leurs cages. « Nous vivons tous derrière des barreaux, que nous traînons avec nous-mêmes » - Kafka - « Jeder lebt hinter einem Gitter, das er mit sich herumträgt ». Quitter cette cage, serait-ce rencontrer le Dieu innommable ? - « Pour retrouver Dieu sans le Nom ou le Mot de ce qui est ou n'est pas, il faut franchir cette cage d'Être » - Artaud. Ma cage prouve-t-elle la liberté divine ? Ou l'inverse : mieux je vois mes barreaux, mieux je comprends la (com)passion de leur créateur. Mais ma cage à moi, c'est la langue, ce français, qui grossit les barreaux, rapproche l'horizon et rabaisse le ciel. | | | | |
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| solitude | | | La fraternité est une invention des solitaires, qui, dans leur silence de longue haleine, soudain découvrent la musique dans un accord entre deux âmes, aspirées vers une même hauteur. Et quand c'est toute une tribu, émue par les mêmes notes, on peut composer jusqu'à une symphonie : « Plus il y a de solitaires, plus solennelle, émouvante, puissante est leur communauté » - Rilke - « Je mehr Einsame, desto feierlicher, ergreifender und mächtiger ist ihre Gemeinsamkeit ». | | | | |
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| solitude | | | Le fruit invite la famille, l'ami, le collègue ; la fleur n'est à sa place que seule : dans une main d'amoureux, dans une prairie, sur une tombe. La rose n'est à personne - Niemandsrose ou Роза-Никому (Celan et Mandelstam) ; « le rêve de personne sous tant de paupières » - Rilke - « Niemandes Schlaf unter so viel Lidern ». Elle est un climat, elle fait oublier les saisons : « La rose meurt hors saison » - Horace - « rosa sera moretur ». Bref, une rose impossible : « Toujours improbable paraît la rose » - Goethe - « Unmöglich scheint immer die Rose ». | | | | |
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| solitude | | | De tous les temps, les poètes furent les seuls des artistes à ne pas profaner leurs dons, en flattant le prince de ce monde qu’il s’appelât roi, peuple ou foule. « Du seul au seul se transmet l’art, en hauteur d’arc-en -ciel, par-dessus la foule »** - Rilke - « Die Kunst geht von Einsamen zu Einsamen in hohem Bogen über das Volk hinweg ». | | | | |
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| pascal b. | | | Pour vivre seul, il faut être un ange ou une brute. | | | | |
| | solitude | | | Volé chez Aristote. Je renonce aux ailes et aux rauques, me voilà attrapé par la multitude, rampante et glapissante. « La solitude exige une vie d'ange, elle fait périr les malhabiles » - Nil de Sora - « Уединение требует ангельского жития, а неискусных убивает ». Une fois les ailes pliées, l'ange, comme l'albatros, se rapproche dangereusement de la brute ; il est rattrapé par la routine ou par les fins, alors que n'est angélique que le commencement : « L'ange doit déployer ses ailes, pour que Dieu se remette aux obscures pages des commencements » - Rilke - « Nur wenn die Engel ihre Flügel breiten, als ginge Gott im dunklen Buch des Anbeginns ». | | | | |
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| souffrance | | | Après m'être attardé aux mystères dionysiaques (la danse à la Nietzsche) et aux mystères orphiques (le chant à la Rilke), je me suis arrêté aux mystères d'Éleusis, où règne le rythme sans rites. Le passé, le présent, le futur tournés vers le deuil : Dionysos pleurant sa mère, Orphée - son épouse, Déméter - sa fille. | | | | |
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| souffrance | | | Ni Socrate ni Tolstoï ni Rilke ni Heidegger ne me disent rien de juste ou de réutilisable, au sujet de la mort ; la voix juste aurait dû être presque inaudible, et les cheveux auraient dû se dresser, sans qu'on comprenne pourquoi. Des litotes comme les plus violentes des hyperboles. | | | | |
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| souffrance | | | L'éternel retour de Nietzsche est tragique puisque éphémère ; le einmal, nur einmal (une fois, qu'une fois) de Rilke ou le never more (plus jamais) de Poe sont comiques puisque réels. Le retour à chercher n'est pas celui du jour et de la nuit, du sommeil et de la veille, mais de la réalité et du rêve, ou de la réalité et de la mémoire, la réalité se définissant ensuite par l'intensité entretenue des songes ou des représentations. Ce retour éphémère, ce sacrifice du nouveau, entretient le bonheur éphémère, le seul digne de notre fidélité. | | | | |
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| souffrance | | | Entre ma naissance, où j'étais le seul à pleurer, et ma mort, où je serai, peut-être, pleuré par les autres, la larme n'ennoblit plus la vie, ni la joie - la mort. Mes paupières fermées, qu'ils découvrent mon regard, mon rêve ou mon ironie ! « Ci-gît moi, tué par les autres » devint, pour le regard de Valéry : « un long regard sur le calme des dieux ». Pour le rêve de Rilke : « enseveli sous le poids des paupières, tu n'es plus rêve de personne » - « Niemandes Schlaf zu sein unter so viel Lidern ». Pour les larmes de Tsvétaeva : « Plus envie de rire » - « Уже не смеётся ». Pour l'ironie de Gogol : « Je rirai un jour avec mon mot amer » - « Горьким словом моим посмеюся ». | | | | |
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| souffrance | | | On divise les philosophes en ceux qui nous apprennent soit à vivre (agir) soit à mourir (se suicider), la science d'Aristote ou l'art de Socrate. Ils devraient plutôt nous désapprendre toute notion de chaîne : que ce soit vers une vie accumulative (carpe diem) ou vers une vie ou une mort spéculatives (purpose-driven life, ou American way of Death). Pratiquer une culture de la pose et non l'inculture du résultat. Donner un sens au point zéro de la pensée et de la douleur, commencer par une vie intranquille et finir par une mort tranquille. Ne pas oublier, que « la pensée de la mort aide à tout, sauf à mourir » - Cioran. Pourtant on y pensa tellement comme à un aboutissement (au lieu de la vivre comme une contrainte), que même la mort devint impersonnelle : « Oh Seigneur, fais à chaque homme le don de sa propre mort » - Rilke - « O Herr, gib jedem seinen eignen Tod ». | | | | |
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| souffrance | | | L'exil est l'état d'esprit le plus propice à l'écriture libre. Les Psaumes de David, Pétrarque, Dante, G.Bruno, Rilke, Nabokov, Cioran. La paix d'âme étant devenue une patrie sans faille du Français moderne, la perspective d'un exil intérieur n'attire plus que des Descartes et des Hugo. | | | | |
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| souffrance | | | Le commerce, la technique, la voirie, la médecine, la police, la science, la vanité interceptent et étouffent mille angoisses, qui travaillaient le sauvage et lui faisaient dresser les cheveux ou les griffes. Et je me mets à attendre ma propre mort comme date-limite d'un produit périssable. « Encore un peu, et une mort bien à toi sera aussi rare qu'une vie bien à toi »* - Rilke - « Eine Weile noch, und ein eigener Tod wird ebenso selten sein wie ein eigenes Leben ». | | | | |
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| souffrance | | | Sur le registre sentimental, le liquide domine : on déverse du fiel, on verse du sang, on écrit à l'encre bleue, on est submergé de larmes. La digestion cérébrale se contente du solide. Dans le liquide narcissique ne se retrouvent que la soif animale, la flottaison verbale et l'ivresse sentimentale - « par son propre reflet éclairées »*** - Rilke. « Dans l'eau tu ne vois que ton visage, dans le vin tu lis le cœur d'autrui » - Sophocle. Mais en mélangeant les deux, tu oublieras et le cœur, qui chavire, et le visage noyé ; Plutarque tomba dans le piège : « Un homme, qui craint de s'enivrer, ne jette pas son vin, il le mélange ». | | | | |
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| souffrance | | | Avoir sous les yeux l’horrible et chercher à le neutraliser par le beau est l’une des tâches de la consolation philosophique. En sens inverse, la poésie s’enivre du beau, sans se dégriser par l’horrible qui en surgit. « Le beau n'est qu'un seuil du terrible » - Rilke - « Das Schöne ist nichts als des Schrecklichen Anfang ». Ou R.Char : « La beauté traverse notre champ radieux et l’allume de notre gerbe de ténèbres ». | | | | |
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| rilke r.-m. | | | Gott will, dass wir uns wiederfinden, reicher um alles Verlorene und vermehrt um unendlichen Schmerz.
Dieu veut que je revienne, riche de toutes mes pertes et grandi d'infinie douleur. | | | | |
| | souffrance | | | Pour recevoir cette grâce, auparavant, je dois me débarrasser du poids de mes victoires et de la petitesse de ma tranquillité. | | | | |
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