bible
La langue du sage est dans son cœur ; le cœur du sot est dans sa bouche.
Se parler ou parler aux autres - deux arts différents : sonder les sources ou prospecter les fins. Est sage celui qui maîtrise ces deux langues, sans se tromper de grammaire. Mais le soi, auquel je parle, est double : le connu et l'inconnu, chacun ayant sa propre langue. Parler au premier, c'est comme parler aux autres, c'est la langue de la raison. Jadis, on ne parlait qu'au second, et c'était la langue de l'âme. Avec l'extinction des âmes, le langage unique, le langage algorithmique, devint le seul outil d'introspection ou de requêtes des hommes robotisés. La bouche du sage écoute la raison ; le cœur du sot y est sourd.

bible
Au jour du jugement, les hommes rendront compte de toute vaine parole qu'ils auront proférée.
Même le ciel nous réclame des justificatifs, modes d'emploi, recettes et instructions, pour accorder une entrevue et une remise de peine ! La vanité, comme le vide, peut n'être qu'une préparation d'une musique et une fuite devant la banale utilité du bruit ambiant.

euripide
Parle, si tu as des mots plus forts que le silence, ou garde le silence.
Dans le silence, mûrit la révolte des mots. Dans les mots, le silence se libère.

lao tseu
Les vrais mots ne sont pas beaux ; les beaux mots ne sont pas vrais.
Les vrais mots remplacent le regard ; les beaux mots le dessinent. Et si l'on veut les soumettre à l'épreuve de la vérité, c'est qu'on préfère la chose vue au regard (Heidegger : « La pensée est chose vue »).

platon
Pensée et discours ne sont qu'une même chose. La pensée est un discours intérieur, un dialogue de l'âme avec elle-même.
Ce dialogue est fait de messages, que ne résume aucun discours et ne subordonne aucune grammaire. Le discours est une pâle et obséquieuse incarnation d'un Verbe souverain.

horace
Scribendi recte sapere est et principium et fons.

L'art de bien écrire est ton commencement et ta source.
Une bonne écriture vient avec notre talent ; les commencements et les sources résident dans notre génie, qui n'a rien de langagier. La bonne écriture, c'est l'art de rester fidèle au message de ta source, donc - de garder le rythme ; bien écrire, c'est créer de la musique.

horace
Verbaque praevisam rem non invita sequentur.

Pour une chose bien conçue, les paroles s'offriront et couleront d'elles-mêmes.
Tous les sots croient Caton : « La chose maîtrisée, le mot n'aura que suivre » - « Rem tene, verba sequentur ». Non : pour les mots bien conçus, les choses s'offriront et se feront rouler !

horace
Vis consili expers mole ruit sua.

La force, sans esprit, s'écroule de son propre poids.
L'idée, sans renouvellement de mots, se pétrifie ou cesse d'être féconde.

horace
Est brevitate opus, ut currat sententia.

Sa brièveté fait courir la pensée.
Il s'agit d'un élan intérieur d'une pensée verticale. Ne tracent des routes que des pensées étalées. Être emporté par un vecteur, une brève pointe des hic et nunc, plutôt qu'être porté par la longue droiture des valeurs, des pourquoi et comment. Haut doute ou profonde blessure plutôt que routes, plates et sûres.

ovide
Siqua videbuntur casu non dicta latine, in que scribebat, barbara terra fuit.

Si, d'aventure, mon latin paraît douteux, c'est que la contrée où j'écris est barbare.
La contrée, où j'écris, est civilisée, et mon français douteux porte les mêmes aspérités. Relégué auprès des Scythes, rejeté par les Scythes, dans des masures ou au milieu des ruines, nos mots brisés s'assemblent sans brisure.

ovide
Interdum lacrimae pondera vocis habent.

Il arrive, que la larme ait la force du mot.
Et le vrai mot est une larme de l'oreille, des sons brisés aux gouttes cristallines.

ovide
Lingua, sile, non est ultra narrabile quidquam.

Tais-toi, ma langue, il n'y a plus rien à raconter.
Écrire, ce serait psalmodier et non pas parler. Narrer aurait dû rester dans l'oral.

sénèque
Cum rem animus occupavit, verba ambiunt.

Quand l'objet a rempli l'âme, les mots accourent tout seuls.
C'est l'intuition qui amène des objets, c'est l'intelligence qui souffle des mots, mais c'est surtout de la hauteur qu'on aurait besoin, pour que les sons des mots traduisent bien l'âme. Pour pouvoir remplir l'âme, il faut que l'objet soit fait en matière crue. C'est ainsi, qu'il prendra sa forme. La résonance de l'âme comblée produit des mots. Le poète est l'égalité des dons de l'âme et du mot.

talmud
Surveille tes pensées, car elles deviennent des mots, surveille tes mots cars ils deviennent des actes.
Les lignes de succession entre les mots, les pensées et les actes ne sont que de la bâtardise, les protagonistes relevant des espèces biologiquement incompatibles. Au lieu de les surveiller, il faudrait les mettre en cellules ou mouroirs isolés.

st augustin
Alia est enim lux quae sentitur oculis ; alia qua per oculos sintiatur ; haec lux qua ista manifesta sunt, utique intux in anima est.

Autre est la lumière perçue par l'œil ; autre la lumière que l'œil peut percevoir ; autre enfin la lumière imprimée dans l'âme, qui la conçoit.
Une langue vivante, un modèle conceptuel, une image conçue - Aristote eût partagé la même vision ternaire, que les philosophes analytiques abaissent à une terne division binaire.

st augustin
Non accuso verba quasi vasa lecta, sed vinum erroris, quod in eis nobis propinabatur ab ebriis doctoribus.

Ce n'est pas le mot, ce précieux récipient, que j'accuse, mais le vin de l'erreur que des docteurs ivres nous poussent à boire.
Pour les convives vigilants, l'ivresse du vin (la beauté) est dans la lecture des étiquettes, où réside la vérité (in libello veritas).

gracián b.
Tres eses hacen dichoso : santo, sano y sabio.

Trois s rendent heureux : saint, sain et sage.
Dès qu'on leur ajoute un s final, ils deviennent aussi banals que pécheur, corrompu ou bête. Le nombre sauve de l'ombre. À comparer avec quatre s du parfait amour de Calderón : sage, seul, serviable et secret, où le duel sauve le pluriel. Trois s tournés vers l'âme en appelle le salut : son, soin, souci - musique, pathologie, intelligence. Trois W de Nietzsche, mères de l'être : Wahn, Wille, Wehe - accès (crise), succès (volonté), excès (douleur).

racine j.
Verbe, en qui l'Éternel contemple sa beauté.
C'est donc dans le lisible, et non pas dans le visible, qu'Il se reconnaît davantage !

voltaire f.-m.
Les paroles sont aux pensées ce que l'or est aux diamants : il est nécessaire, pour les mettre en œuvre, mais il en faut peu.
La forfanterie des pensées endiamantées, dans des fêtes de l'utile, va de pair avec l'incapacité de dorer les mots, dans la révolte de l'inutile.

hamann j.g.
Reden ist übersetzen - aus einer Engelssprache in eine Menschensprache : Gedanken in Worte, Bilder in Zeichen.

Toute parole est de la traduction - d'une langue des anges en une langue des hommes : les pensées en mots, les images en signes.
Dans cette traduction, on néglige beaucoup la phonétique, en prenant la musique primordiale pour des accents trop graves. On prend la grammaire de la création pour une vulgaire grammaire générative. Et le Verbe divin n'est souvent rendu que par une ponctuation sans substance ni hypostase. Les pensées et les signes, avant les mots et les images, et les pensées et les signes après, ce sont deux univers différents, le second étant, chez un talent créateur, beaucoup plus riche et beau que le premier. La langue, qu'il s'agit de traduire, n'est pas la langue des pensées humaines, mais celle des merveilles divines.

hamann j.g.
Wer in einer fremden Sprache schreibt, der muß seine Denkungsart, wie ein Liebhaber, zu bequemen wissen.

Celui qui écrit en une langue étrangère doit chercher à courtiser sa manière à penser, tel un amant.
Ce qui le pousse à séduire ses mots plutôt qu'à conduire ses pensées, à vibrer des seuls commencements, sans s'installer dans la routine des durées, à vénérer ses amours à la verticale, au lieu de les étaler dans l'horizontalité banale. La tête au milieu des mots, l'âme au milieu des pensées, c'est ainsi qu'on perd la terre sous ses pieds, c'est à dire - devient amoureux. Ses déclarations d'amour seront décousues et fiévreuses, défiant les routines des sobres communications entre autochtones ; qui devinera ses soupirs ou ses chants, au milieu des mots déchaînés ?

lichtenberg g.
Einer zeugt den Gedanken, der andere hebt ihn aus der Taufe, der dritte zeugt Kinder mit ihm, der vierte besucht ihn am Sterbebette, und der fünfte begräbt ihn.

Un homme conçoit une pensée, un autre la porte sur les fonts baptismaux, le troisième lui fait des enfants, le quatrième la visite à son lit de mort, le cinquième l'enterre.
Le mot, thuriféraire et thaumaturge, est le seul à accélérer ce parcours, sans abréger la biographie ni allonger les regrets.

lichtenberg g.
Bei Shakespeare zeugt immer der Gedanke das Wort.

Chez Shakespeare, c'est toujours la pensée qui engendre le mot.
Il eût été aussi ennuyeux que Molière, si ç'avait été vrai ! La liberté, avec laquelle Shakespeare extrait les mots des tiroirs imprévisibles, prouve, qu'il se désintéressait des pensées aux clefs toujours trop précises. Je ne connais pas une seule pensée de Shakespeare, mais ses intrus de mots me mettent au seuil des pensées subtiles.

lichtenberg g.
Wir sehen in der Natur nicht Wörter, sonder immer nur Anfangsbuchstaben von Wörtern.

Ce n'est même pas des mots, mais leurs initiales, que nous voyons dans la nature.
C'est mieux que des phrases tout entières, que prétend lire le sot. Mais je pense (et un Chinois serait d'accord avec moi) qu'on voit plutôt une catégorie : un substantif - pour s'arrêter, un verbe - pour bouger, un adjectif - pour peindre, un signe de ponctuation - pour soupirer ou sangloter.

goethe w.
Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiß nichts von seiner eigenen.

Celui qui ne connaît point de langues étrangères ne connaît rien de la sienne.
Car il se trompe sur la nature de ses propres émois, ne devine pas la mystérieuse source de beauté et de puissance du langage et ne découvre pas, que la vraie vie d'une langue est ailleurs. Posséder ou savoir ce qu'on possède, la performance ou la compétence, monogame ou polyglotte. Dans le harem des langues s'apprend le corps inimitable de la parole à caresser.

goethe w.
Ein Wort, wie ein Baum, der jahrelang unfruchtbar war, kann wieder blühen und Früchte tragen.

Le mot, comme un arbre, resté infécond depuis des années, peut refleurir encore et apporter des fruits.
Le déracinement, l'élagage, la taille profonde font partie du même arsenal de résurrection. Tout ce qui est vraiment vivant peut être comparé à l'arbre. Être artiste du mot est d'en savoir créer les saisons et climats.

rivarol a.
La langue est un instrument, dont il ne faut pas faire crier les ressorts.
Surtout, si l'on cherche à provoquer des secousses verbales, même en absence d'aspérités vitales.

maistre j.
L'ouïe est à la vue ce que la parole est à l'écriture.
Non, il y a une écriture de la vue et une écriture de l'ouïe. Le regard, la musique des mots au-dessus de l'écho des choses. Ou le reflet, la réflexion mécanique sur les cadences des choses.

maistre j.
Toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation proportionnelle dans le langage.
En n'entendant plus autour que des beuglements ou hallalis, on se rend compte de la place, que prit le troupeau ou la meute, dans les individus et dans les nations. Que leur silence était plus propice, pour que, en plein air, s'affermît le chant ou s'étouffât le sanglot, qui se réfugièrent, désormais abasourdis, dans des catacombes.

joubert j.
Comment il se fait, que ce n'est qu'en cherchant les mots, qu'on trouve les pensées ?
Les pensées du sot préexistent toujours et s'annoncent avec des mots anonymes, sans éclat ni reflets. Les pensées du sage sont des effets de bord, des reflets dans des miroirs des mots, dans lesquels se mire l'esprit et y trouve son compte. « Je ne conduis pas ma plume, c'est elle qui me conduit » - L.Sterne - « Ask my pen, - it governs me, - I govern not it ». L'écriture crée des ombres inventées, et ensuite, l'esprit leur découvre une source de lumière réelle. Celui qui part d'un éclairage accessible, au lieu de suivre son étoile inaccessible, ne pense pas, il copie ou imite. « On pense à partir de ce qu'on écrit et pas le contraire » - Aragon.

joubert j.
Les mots sont comme des verres, qui obscurcissent tout ce qu'ils n'aident pas à mieux voir.
Les vrais mots permettent surtout de voir ce qui se passe en deçà et non pas au-delà des verres. Ils réfléchissent et font réfléchir. Le mieux voir est souvent ennemi du mieux sentir. Les plus beaux mots sont au service du regard et non pas des yeux.

joubert j.
Jamais les mots ne manquent aux idées ; ce sont les idées qui manquent aux mots. Dès que l’idée en est venue à son dernier degré de perfection, le mot éclot, se présente et la revêt.
Les idées sont des mannequins, facilement interchangeables, pour moi, grand couturier ; elles sont des châtelains aléatoires, élégants ou grossiers, de mes châteaux de mots ; elles peuvent même être des racines de mon arbre, fier de ses fleurs et de ses ombres, ou bien le livret insignifiant de mes partitions, musicales et vitales.

schiller f.
Laß die Sprache dir sein, was der Körper den Liebenden.
Er nur ist's, der die Wesen trennt, und der die Wesen vereint.

Que la langue te soit ce que le corps est aux amoureux.
Il n'y a que lui qui sépare les amants et qui les unit.
On se sépare ou se rencontre par le mot ou par le corps, sur des facettes illisibles ou invisibles, que seules découvrent la caresse et la volupté.

hegel g.
Das Unaussprechliche ist etwas Trübes, Gärendes, das, wenn es zu Worte zu kommen vermag, Klarheit gewinnt.

L'ineffable est obscurité et fermentation, atteignant à la clarté par l'appel au mot.
La clarté résulte de deux faiblesses de l'esprit : incapacité d'approfondir ou incapacité de rester soi-même au milieu des nues. Toute sensation de clarté est preuve, que je baigne dans la platitude. L'ivresse ou la stérilité - deux issues de la fermentation.

hölderlin f.
Die Sprache ist ein großer Überfluß. Das Beste ruht in seiner Tiefe.

La parole est une franche fuite : le meilleur de nous reste dans sa profondeur.
Seuls les meilleurs jaillissements laissent en deviner la hauteur. C'est mieux vu que Hofmannsthal : « La langue est tout ce qui reste à celui qui est privé de sa patrie. Mais la langue, il est vrai, contient tout » - « Die Sprache ist alles, was einem bleibt, der seine Heimat entbehren muß. Aber sie enthält auch alles ».

hölderlin f.
Ein Zeichen sind wir, deutungslos. Schmerzlos sind wir und haben fast die Sprache in der Fremde verloren.

Un signe, tels nous sommes, dépourvus de sens. Sans douleur nous sommes ; et, dans l'étrangeté, presque perdîmes le langage.
Le sage est dans l'image, et le poète - dans la requête ; représenter avant d'avoir trouvé le langage et d'interpréter ; chanter avant d'avoir trouvé le sens, avant la pitié et avant la honte.

byron g.
But words are things, and a small drop of ink,
Falling like dew upon a thought…

Les mots sont lourds, et, telle une rosée,
L'encre appesantit l'idée…
Si l'idée brille, c'est à cause de la rosée verbale. L'idée n'est qu'un poids fortuit, sans âme, et servant à éprouver les bonnes balances. Dieu même ne fait le poids que sur une balance céleste, la seule, où l'on puisse se féliciter de la hauteur du plateau vide.

schopenhauer a.
Das eigentliche Leben eines Gedankens dauert nur bis er an den Grenzpunkt der Worte angelangt ist.

La vie propre d'une pensée dure jusqu'à ce qu'elle ait atteint le point-limite des mots.
Elle s'imagine, que les mots ne cherchent qu'à l'épuiser, tandis que ceux-ci se soucient davantage de ciselage de cuillères que de grattage de casseroles. Écoutez le passage des auteurs chargés de pensées… L'artiste change de cuillère non pas aux arrivages de pensées nouvelles, mais bien à la naissance d'un nouvel appétit.

balzac h.
Demander des mots au silence et des idées à la nuit.
Écoutez les cadences mécaniques diurnes, qui remplissent les idées d'aujourd'hui ! La musique étoilée se réfugie en hauteur, où ne s'aventurent ni éditeurs ni lecteurs. La défaite du mot est de ne plus provoquer d'avalanches d'idées. Le mot est un silence, faisant entendre la musique. L'idée est un silence cadencé.

pouchkine a.
Востань и виждь, и глаголом жги сердца людей.

Sois hauteur et regard, pour que ton verbe porte l'ardeur aux âmes humaines.
Tandis que la descente jusqu'aux bras, et même aux cerveaux humains, éteint souvent toute flamme ; le verbe enraciné est toujours aptère, ignorant le souffle émancipateur. La lumière te promet la profondeur ; le feu s'élance vers la hauteur.

leopardi g.
Lo stile e le parole sono non la veste ma il corpo dei pensieri.

Le style et les mots sont non le vêtement, mais le corps des pensées.
La pensée s'occupe de podiums, d'angles d'éclairage, d'ordre de défilé. Les mots-caresses et les mots-promesses s'occupent et de vêtements et de corps. La pensée seule, qui, dévêtue, monte sur les planches, sans être sacrée par le mot d'un haut couturier, ne peut servir que de porte-manteaux ou d'épouvantail.

poe e.
All Nature speaks, and ev'n ideal things
Flap shadowy sounds from visionary wings.

Dans l'Univers, tout parle ; et même l'idéal
De sa large aile envoie une ombre ou un signal.
Le silence, lui aussi, y a sa place : c'est l'art de rester dans le soleil, sans jeter d'ombre. Le langage est toujours une projection de modèles ; le soleil est la réalité, l'écran de ta Caverne – ton intelligence, les ombres projetées – ta création, faite de perceptions, d'images, de mots, fondus dans des métaphores.

flaubert g.
Quand on sait bouleverser une âme, rien qu'en faisant passer un adjectif sous l'œil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes.
Le moins inférieur des adjectifs que cette noble ambition me fait venir à l'esprit est interloqué. Une âme grammaticale en littérature est parente du cœur phonétique en musique.

flaubert g.
Le mot est un lointain et faible écho d'une pensée.
Tu t'es trompé de montagne : c'est la pensée vagabonde qui renvoie parfois l'écho d'un mot sonore. Celui qui est en haut garde le son, celui d'en bas - l'avalanche.

renan e.
Le génie apporte une langue et une voix aux instincts muets.
Le génie découvre, que tout parle dans l'univers. Le génie est la rencontre de deux interprètes : de celui qui sait lire la partition de l'Autre et de celui qui sait la rendre. Les mal-entendants ont raison de voir dans le silence du monde l'origine de leur angoisse ; pensant rendre la voix lointaine de Pascal, ils ne rendent que la faiblesse de leurs propres cordes. L'angoisse, c'est ta voix ne dépassant le silence ni en puissance ni en mélodies.

dostoïevsky f.
Слог - это, так сказать, внешняя одежда ; мысль - это тело, скрывающееся под одеждой.

Le style n'est que le vêtement ; la pensée est le corps caché par ce vêtement.
L'emploi intensif de mannequins jetables finit par rendre aux vêtements leurs lettres de noblesse.

nietzsche f.
Ich fürchte, daß wir Gott nicht loswerden, solange wir noch an die Grammatik glauben.

J'ai peur qu'on n'arrive pas à se débarrasser de Dieu parce qu'on continue à croire en grammaire.
Pourtant, c'est l'existence même des excellents analyseurs sémantiques de la langue qui témoigne de la présence d'un excellent synthétiseur mystique du Verbe.

nietzsche f.
An dem Bau der Begriffe, der Begräbnisstätte der Anschauung, arbeitet die Sprache.

La langue contribue à échafauder des concepts, cette tombe du regard.
Le regard ne doit que très peu au choix des concepts, choix, qui ne doit presque rien à la langue. C'est, d'ailleurs, l'une des définitions même du regard que d'être indépendant du libre arbitre du concepteur. La mise au tombeau du regard, c'est l'oubli du langage et l'auto-identification avec les concepts.

mallarmé s.
Nommer un objet, c'est supprimer trois quarts de la jouissance.
Quand on nomme par le nom. Nommer, ou plutôt suggérer, par une métaphore s'appelle créer ou initier. Le nominalisme, c'est le dernier, la suggestion - le premier ou l'avant-dernier pas.

mallarmé s.
Tout le mystère est là : établir les identités secrètes, au nom d'une centrale pureté.
La solution poétique du sens : la pureté de l'arbre, surgi de l'unification des idées problématiques et inconciliables.

chestov l.
Самые значительные мысли являются на свет голыми, без словесной оболочки : найти для них слова - целое искусство.

Les plus sublimes pensées viennent au monde toutes nues, sans enveloppe verbale ; c'est tout un art que de les couvrir de mots.
Ce couturier-artisan est bien pitoyable, s'il crée ses vêtements en les adaptant à un modèle. L'art, cette haute couture du mot, n'a pas besoin de mannequins des idées, pour créer dans l'imaginaire.

tagore r.
L'idée s'infiltre dans le rythme, pénètre les mots, et vibre dans leur ascension et leur chute.
Quand on a compris, que c'est bien l'idée qu'on mène en bateau et que ce n'est pas elle qui mène la danse, on a des chances de devenir danseur surclassant le calculateur. « Le vrai poète est celui qui trouve l'idée en forgeant le vers »** - Alain - il tombe la-dessus, sans l'avoir cherchée.

bergson h.
Nous ne voyons pas les choses ; nous lisons des étiquettes collées sur elles.
Voir et lire sont loin d'être la même opération ; la grammaire de la création ne ressemble en rien à celle du discours. Nous lisons des références, dans lesquelles se glissent aussi des étiquettes (non-grammaticales), qui sont bien collées, mais non pas sur les choses, mais sur les concepts (objets ou relations).

bergson h.
La pensée demeure incommensurable avec le langage.
Le langage pour la pensée, ce sont les ondes pour la musique. N'empêche qu'une bonne acoustique peut servir et l'algorithme et le rythme.

claudel p.
Mallarmé laisse l'initiative aux mots. Comme l'homme ivre laisse l'initiative aux jambes.
Laisser l'initiative aux idées, c'est abandonner son souffle à l'Alcootest. L'initiative devrait aller, tour à tour, à l'imprévu : au mot, à l'idée, au son. « Les mots sont générateurs d'idées, plus encore que l'inverse »* - Baudrillard. Le poème, qui ne s'appuie que sur le mot, s'écroule aux frontières des langues et des époques ; ce qu'a bien compris Valéry.

alain
Le lien magique est celui du mot à la chose invisible et à l'homme invisible.
Passer de l'homme et de la chose au mot est presque mécanique, de la conception arbitraire : c'est le chemin inverse qui est magique : comment, du mot, aboutir à la réalité, c'est à dire au sens, en passant par des interprétations linguistique, logique, conceptuelle, pragmatique ?

russell b.
The most delicate is to make difference between a controversy of words and a controversy of essence.

Le plus délicat est de faire la différence entre une querelle de mots et une querelle de fond.
La meilleure preuve de la maîtrise du fond est de savoir ramener toute discussion à une querelle de mots, où l'on s'escrime à coups d'idiomes, au lieu des axiomes, à coups de toquades, au lieu des incartades.

valéry p.
Le langage articulé permit à l'homme de tout mettre en problème, car il lui suffisait de mettre le signe de question devant des noms d'objets ou de phénomènes.
Et l'intelligence consiste à substituer à ces belles inconnues des objets ou phénomènes, dont l'accès est délicatement suggéré par l'interrogation même. Ce n'est pas le nombre d'inconnues qui fait la richesse et la beauté de l'équation de la vie, de l'arbre, mais l'élégance de leur greffage.

valéry p.
Ce verbe nul, être, a fait une grande carrière dans le vide.
Il faut reconnaître qu'un certain vide abstrait peut s'avérer moins ingrat que le bric-à-brac concret, pour recevoir notre musique ou valoriser notre plénitude.

valéry p.
La liberté implique le langage, qui crée la possibilité de l'intervalle conscient.
Mon cher Maître, dans la chaîne de l'acte, vous placez mal le langage. La liberté intervient entre le désir et le choix, où se déroulent les et quand, les pourquoi et comment, qui sont des requêtes extra-langagières. Le langage n'est impliqué qu'à partir de l'embarras, pour atteindre un objet ou désigner une relation.

valéry p.
La nécessité de ces objets verbaux, qui sont Idées, Lois, Être, est seulement formelle.
Ce juste verdict priverait de pain tant de nécessiteux professeurs. Une remarque, toutefois : les Lois ne sont pas des objets verbaux, elles gouvernent le modèle pré-langagier.

valéry p.
Le Langage est un intermédiaire sans valeur propre. La pensée, poursuivie jusqu'au plus près de l'âme, nous conduit sur les bords privés de mots.
Ceci est parfaitement juste, lorsqu'il s'agît de n'exhiber que l'intelligence (en s'appuyant sur le modèle, où le langage ne peut être que requête) ou de ne viser que des démonstrations (sans chiffres à l'appui, dans l'insupportable verbalisme des philosophes, où se noie la réalité ontologique) - une fois interprété, le Langage y doit disparaître, pour laisser la place aux substitutions du modèle ou au sens dans la réalité. Néanmoins, la littérature ne commencerait-elle pas, lorsque le modèle et la réalité sous-jacents laissent le langage les recréer ? Le philosophe doit choisir entre poète et cogniticien, s'il ne veut pas être assimilé à l'idiot du village. La pensée, privée de mots, ne garderait que la pitié et la tendresse.

valéry p.
Se faire source de ce qu'on reçoit.
C'est l'origine la plus féconde d'un nouveau langage ou d'un nouveau regard.

péguy ch.
Un mot n'est pas le même dans un écrivain et dans un autre. L'un se l'arrache du ventre. L'autre le tire de la poche de son pardessus.
Le premier cherche à y mettre le son, pour qu'on y découvre le sens et en vibre ; le second y met du sens, sans osciller.

mann th.
Nur dort, wo es noch keine oder keine Worte mehr gibt, im Blick und in der Umarmung, ist eigentlich das Glück zu finden.

On ne trouve le bonheur que là où il n'y a pas encore ou il n'y en a plus de mots, - dans le regard et dans le baiser.
Le trouver est banal ; le porter jusqu'au seul milieu, où il puisse survivre, vers la hauteur, n'est à portée que du regard, que seul possède le hautain. Il se met à se déposséder de tout ce que le bonheur a de plat et découvre, au bout du chemin, que c'est le bonheur même qui est plat : « Le bonheur ne se trouve que sur des sentiers battus » - Pouchkine - « Счастье можно найти лишь на проторённых дорогах ». Mais les sirènes infestent les impasses enchanteresses, où le malheur guette les meilleurs nautoniers. « Le fort n'a pas besoin de bonheur » - Tourgueniev - « Сильному не нужно счастья ».

barney n.
Que d'êtres, dans un mot devenu vide, ont enfermé toute leur vie.
C'est moins incongru que, dans une vie trop pleine de niaiseries, sans paroles ni notes, ne plus trouver de place pour un mot sonore.

barney n.
Éprouver un sentiment, tant qu'il ne relève d'aucune formule, en évitant de lui trouver un nom - obéir à la puissance de ce qui n'a pas été dit.
Retarder le mot, c'est s'attarder dans le geste. Le geste, certes, aère, mais le mot promet l'arôme. Deux voies vers la maturité : pourrissement végétal ou chutes verbales.

kraus k.
Das Hauptwort ist der Kopf, das Zeitwort ist der Fuß, das Beiwort sind die Hände.

Le substantif est la tête, le verbe est le pied, l'adjectif est la main.
Et le regard en règle - la grammaire vitale et l'acoustique tonale.

kraus k.
Das Fatum hat den Deutschen, für den Segen gedankenreichster Sprache, mit dem Fluch bestraft, außerhalb ihrer zu leben ; zu denken, nachdem er sie gesprochen, zu handeln, ehe er sie befragt hat.

Pour la bénédiction de la langue la plus spirituelle, le destin punit l'Allemand par la malédiction de vivre hors d'elle : penser après lui avoir parlé, agir avant de l'interroger.
C'est une attitude de poète, preuve supplémentaire, que la branche philosophique allemande est une branche de l'arbre poétique. Ailleurs elle n'est qu'un treillis d'un graphe mécanique, dont les gardiens, ou développeurs, n'hésitent pas à proclamer : « L'âge des poètes est achevé ; il est nécessaire de dé-suturer la philosophie de sa condition poétique ».

kafka f.
Das rechte Wort führt ; das Wort, das nicht recht ist, verführt.

Le mot juste conduit ; le mot, qui n'est pas juste, séduit.
Par le premier on déduit des idées ; le second, on l'éconduit auprès du rêve. Charme viendrait de carmen - invention, poésie, maxime. « II ne suffit pas, que ton poème soit joli ; il doit séduire » - Horace - « Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto ».

bachelard g.
Les mots cachent un verbe. La phrase est une allure. L'imagination est un musée des allures.
Le verbe muscle une phrase et la fait boiter ou danser. L'imaginaire laisse les mots reproduire le rythme, choisi par le guide du musée, le goût. Et le talent couronne tout, dans une mélodie ou une harmonie.

bachelard g.
Les concepts et les images se développent sur deux lignes divergentes de la vie spirituelle.
Les images naissent non pas dans le langage, mais de l'interprétation du discours dans le contexte des concepts ancrés dans le modèle ; les images se forment en enveloppant les intuitions, les concepts - en développant les représentations. Plus riche en concepts est le modèle, plus vaste et profond est le domaine de définition des images. Mais la valeur de l'image réside surtout dans la nature de sa déviation du modèle et dans sa hauteur, dimension absente dans le modèle.

musil r.
Worte springen wie die Affen von Baum zu Baum, aber in dem dunklen Bereich, wo man wurzelt, entbehrt man ihrer freundlichen Vermittlung.

Les mots sautent, comme des singes, d'un arbre à l'autre, mais dans la région obscure, où poussent les racines, leur aimable concours nous manque.
Celui qui, même déraciné, réussit à se débarrasser de singeries des branchages mécaniques se consacre à son propre arbre organique, à ses ombres, à ses fleurs, à sa sève, à ses inconnues. Et pour ses mots, l'appel du ciel compte plus que le poids des racines.

heidegger m.
Der Mensch spricht erst und nur, insofern er der Sprache entspricht, indem er auf ihren Zuspruch hört.

L'homme ne parle vraiment une langue que dans la mesure, où il lui cor-responde, qu'il entende ce qu'elle lui souffle.
La phrase la plus fatale et juste, pour condamner l'aventure de ce livre. Ma scène est une ruine ; le souffleur, sous mes pieds, a beau remuer ses lèvres, - mon rôle ne se lit que dans un regard hors-texte.

wittgenstein l.
Die Verbindung zwischen Sprache und Wirklichkeit wird allein durch die Worterklärung gemacht. Diese Worterklärung gehört zur Sprachlehre.

La liaison entre langage et réalité n'est faite que par les explications de mots, qui font partie de la linguistique.
Le langage n'a aucun moyen abstrait, pour entretenir une liaison avec la réalité ; il est esclave du modèle ; c'est le modèle qui lui dictera l'interprétation de mots. Plus d'autonomie on accorde au langage, plus piètre linguiste on est.

wittgenstein l.
Wir übersehen den Gebrauch unserer Wörter nicht.

Nous ne dominons pas du regard l'usage de nos mots.
Si, mais c'est l'oreille d'autrui qui ne les entend pas sur le même registre. Et c'est bien le regard qui prouve le poids originel du verbe ; entendre des voix n'y sert, en revanche, à rien. L'oreille, qui voit (Jeanne d'Arc), ou l'œil, qui écoute (Claudel), sont des perversions.

wittgenstein l.
Die Sprache ist ein Labyrinth von Wegen.

Le langage est un labyrinthe de chemins.
Dans le langage lui-même il n'y a ni labyrinthes ni chemins ; la structure la plus complexe n'y est que l'arbre syntaxique temporel. L'interprète du langage n'est pas de nature langagière ; les chemins se construisent dans la représentation sous-jacente, pour former des réseaux spatiaux de concepts ou de métaphores.

wittgenstein l.
Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen.

Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
Pour un condisciple de Hitler et un serviteur de Staline (avec d'autres Apôtres de Cambridge), c'est une sage précaution (prise, avec la même élégance, par les camarades Kojevnikov et Hemingway). En sens inverse, le silence, peut-il avoir une projection verbale ? - pour chercher « un mot à l'image du silence » - Celan - « ein Wort nach dem Bilde des Schweigens ». Malheureusement, « là où manque le verbe, parle l'action » - Goethe - « wo die Worte fehlen, spricht die Tat ». La philosophie serait décidément de la poésie : « Le verbe nous manque ; philosopher est dire ce qui ne se laisse pas dire » - Adorno - « Fehlen uns die Worte ; Philosophie ist : sagen was sich nicht sagen läßt » ; tandis que la théologie en serait l'antithèse : « Nous taire, tel est souvent notre devoir ; car les noms divins manquent » - Hölderlin - « Schweigen müssen wir oft ; es fehlen heilige Namen ». Mais pour ceux qui préfèrent la couleur à la géométrie, le chant à la déclamation et la danse à la marche, bref - l'esthétique à l'éthique, il reste d'autres échappatoires à l'angoisse devant le silence.

wittgenstein l.
Je älter ein Wort ist, desto tiefer reicht es.

Plus un mot est ancien, plus loin en profondeur il pénètre.
Plus un mot excitant oublie l'œil du temps, plus de chances il a de s'élever vers la hauteur. Sur cette dimension, le meilleur regard est plus proche de la caresse que de la vision, même si « jamais le champ tactile n'a l'ampleur du champ visuel » - Merleau-Ponty.

wittgenstein l.
Die Grenzen meiner Sprache sind die Grenzen meiner Welt.

Les limites de ma langue sont les limites de mon monde.
Ce monde ressemble à celui de la Panthère de Rilke, et dont la frontière serait sa cage. Ce monde est clos (comme la maison de l'être), et l'homme est un Ouvert (par le toit ouvert sur son étoile, dans ses ruines). La langue est une généralisation de la logique, donc elle ne s'occupe de la forme, tandis que le monde, c'est un contenu. La langue n'est qu'une machine à interroger les modèles du monde. On étend ses limites en introduisant, dans ses requêtes, de plus en plus de variables et en s'intéressant aux liens, qui ne sautent pas aux yeux. Qui ne sait pas questionner, ne sait pas voir non plus.

mandelstam o.
Слово разделяет участь хлеба и плоти : страдание.

Le mot partage le sort du pain et de la chair : la souffrance.
Les rassasiés du pain et les blasés de la chair l'ignorent. Les esprits les plus sain(t)s souffrent devant le Verbe incurable. La non-assistance aux âmes en danger – les laisser en compagnie des seuls mots anesthésiants.

mandelstam o.
Вокруг вещи слово блуждает свободно, как душа вокруг брошенного, но не забытого тела.

Autour de la chose, le mot tourne librement comme l'âme autour du corps abandonné mais non oublié.
Seules comptent pour le mot comme pour l'âme - l'orbite, sa hauteur et sa trajectoire ; la chose, c'est la pesanteur, et l'âme, c'est la grâce.

tsvétaeva m.
Слово - передача голоса, отнюдь не мысли, умысла.

Le mot traduit une voix et non pas une idée ni un projet.
Il sait traduire tous les trois, et c'est précisément leur équilibre, autour du mot, qui prouve la maîtrise et la primauté du sujet.

tsvétaeva m.
Слово для идей есть тело, для стихий - душа.

Le mot, c'est le corps des idées et l'âme des passions.
L'idée, sans caresse, comme la passion sans hauteur, peuvent se passer de mots, mais, dans ce cas, elles ne connaîtront ni le frisson ni les ailes.

jünger e.
Die Worte gehen mit dem Schiffe ; der Ort des Wortes ist der Wald.

Les vocables se meuvent avec le navire ; le lieu du Verbe, c'est la forêt.
Ce qui s'appelle - dans une forêt ne pas voir l'arbre, cette incarnation du Verbe ! Devenu inutile comme le mât d'une épave, le faîte d'une ruine ou la Croix du Golgotha.

bataille g.
La poésie est le sacrifice, où les mots sont victimes.
Quand le feu des autels parvient jusqu'aux dieux, ils accordent aux mots poétiques immolés des réincarnations ou des résurrections, dans un genre prosaïque. La poésie engraisse la prose.

nabokov v.
Мне пришлось поменять родной язык, безмерно богатый и послушный, на второсортный английский.

J'ai dû abandonner mon idiome naturel, infiniment riche et docile, pour un anglais de second ordre.
De la révolte du langage, de son indocilité, procèdent de belles contraintes qui, dans notre idiome naturel, seraient vécues comme de banals moyens.

nabokov v.
Моя голова говорит — английский, моё сердце — русский, моё ухо предпочитает французский.

La plus belle des langues ? Mon esprit répond - l'anglais, mon cœur - le russe, mon oreille - le français.
C'est selon que vous visiez un tir, un soupir ou un sourire.

jankelevitch v.
Les mensonges reflètent l'impuissance du langage devant la suprême richesse de la pensée.
Mesurée en belle monnaie, que frappe le langage souverain, l'indigence de vos pensées les réduit à un minable assistanat. Tout mensonge d'un langage riche contient tellement de variables subtiles, que de sa pénétrante négation naissent de multiples et belles vérités, parmi lesquelles se glissent aussi des pensées bâtardes.

sartre j.-p.
Il faut tout écrire au courant de la plume, sans chercher les mots.
C'est un goût plutôt dilettante et déplumé. Il faudrait tout écrire au courant des mots-griffes, sans chercher la plume-pensée ; la véritable holo-graphie est logo-graphie. Ce qui tombe de la plume sèche vite ; ce que le mot pressurise a des chances de faire venir de nobles liquides.

sartre j.-p.
Pour le poète, les mots sont des choses naturelles, qui croissent naturellement sur la terre comme les arbres.
Le naturel de chacun se détermine selon qu'on se sent plus près des mots ou plus près des choses. La chose pesant toujours plus, dans ce monde sans balances personnelles de mots, naturel signifiera inférentiel, croître - induire l'ordre partiel transitif, la terre - le manuel d'Analyse discrète et l'arbre - un cas particulier d'un graphe acyclique.

char r.
C'est bien l'arbre qui me parle. Mais il fallait qu'il trouve les mots de mon pauvre langage.
Quand le flux devient un arbre, il est vidé de ses mots d'origine ; je l'unifierai avec mon arbre et essayerai de comprendre l'union née avec mes mots à moi.

blanchot m.
Qu'arrive-t-il, lorsqu'on a trop longtemps vécu dans les livres ? On oublie le premier et le dernier mot.
Les livres ne sont plus dépositaires de rêves. On y vit, comme partout ailleurs, dans l'inertie des actes et dans la routine des pensées. L'intermédiaire occultant le primordial. Celui-ci ne se devine plus que dans les yeux amoureux, où surgissent encore les premiers et les derniers sentiments. La dernière source de rêves et de mots irresponsables, donc initiatiques ou testamentaires.

merleau-ponty m.
La transformation du mot (qui perd son bruit) en pensée et de la pensée (qui renonce à son invisibilité) en mot est le mystère du langage.
Les plus beaux mystères ne sont pas dans des transfigurations ou conversions, mais bien dans la primauté du Verbe qui, en cherchant l'oreille du Père, sanctifie l'Esprit.

merleau-ponty m.
On peut comparer les relations de l'âme et du corps à celles du concept et du mot.
La double liberté, qui les laisse parfois suivre des voies divergentes, la fonction instrumentale du corps, ses caprices ou caresses, qui sont ses métaphores ; porter l'expression, mais laisser le souci du sens à l'âme - le parallèle est admirable.

merleau-ponty m.
La pensée n'est rien d'intérieur ; elle n'existe pas en dehors du monde et des mots.
Tu te goures complètement, mon enfant : la pensée n'est ni dans le monde ni dans les mots, elle est à l'intérieur du modèle, les mots la portent et le monde la reçoit.

lec s.
Certains poètes veulent en finir avec la Création et tout enfourner à nouveau dans le Verbe.
Leurs antipodes en finirent avec la Résurrection en plaçant tous leurs vœux dans l'Action.

cioran é.
Tout mot est un mot de trop.
Vivre du superflu (le mot déplacé ou le regard intempestif, unzeitmäßig - Nietzsche) fut toujours le privilège des fanatiques subtils et irréductibles, vivant de l'unification des branches chargées de feuilles inconnues. « De trop : le seul rapport entre les arbres dont l'arbitraire ne morde plus sur les choses » - Sartre.

cioran é.
Le langage n'est pas tout, il n'est presque rien. Un Dostoïevsky ou un Tolstoï n'en ont fait aucun cas.
C'est surprenant de la part de quelqu'un, qui fut capable de haïr un plumitif à cause d'une intempérance adverbiale. Les bas-fonds de l'homme ou les labyrinthes de l'histoire se prêtent au façonnage presque fortuit, c'est la mesure finale qui compte. Ce n'est pas le cas du fragmentaire qui doit créer l'unité de mesure.

cioran é.
L'illusion, c'est croire aux mots. Cesser d'en être dupe, c'est le réveil, la connaissance.
Être dupe des mots, c'est croire, avec les professeurs, qu'énoncer, c'est représenter. Le mot n'est qu'un outil de dialogue. La connaissance, c'est ce qui précède l'assaisonnement du mot et ce qui s'extrait après sa digestion ; elle n'en est pas rivale. Trois sortes radicalement différentes de confiance au mot : admettre qu'il s'inspire d'un beau modèle, admirer son harmonie intrinsèque, fabriquer une interprétation de son message. Le savoir, l'art, le savoir-faire. Connaissance des choses vues, connaissance de la vue, connaissance de lunettes.

cioran é.
Tout persécute nos idées, à commencer par notre cerveau.
C'est bien dans l'exil forcé, où ne les accompagne que notre âme, que nos idées s'en remettent à la véritable révolte, celle des mots.

cioran é.
Je n'aime pas définir des mots, mais des sensations, des frissons, des brûlures.
Mais ce sont justement des mots, le reste n'est que de mornes idées.

paz o.
Árbol de sangre, el hombre siente, piensa, florece y da frutos insólitos : palabras.

Arbre de sang, l'homme sent, pense, fleurit et donne des fruits insolites : les mots.
Je n'aime pas le mot d'une saison, même de la plus fructueuse. Je lui préfère le mot d'un climat sachant unir racines et cimes.

foucault m.
Expulser tout ce qui peut rappeler la force humaine, pour établir le règne des mots.
Le mot s'intronise par un coup de force bien humain, mais doit rappeler la faiblesse humaine, expulsée des vocabulaires.

baudrillard j.
Le pire, c'est quand la pensée et le langage vont le même train : là commence l'ennui.
Aux bals de l'écriture, c'est le mot qui mène la danse, et dans les figures les plus aristocratiques sa cavalière, la pensée, n'est enlacée que d'un regard discret et amoureux. Hors musique leurs pas ne parlent que caserne ou cuisine.

steiner g.
Le mot n'est pas un miroir, mais une fenêtre, pas le reflet en surface, mais une ouverture.
Non un miroir du réel perceptible, mais une fenêtre sur la représentation invisible ; non un reflet du pratique, mais une ouverture vers l’étoile utopique (E.Bloch).

debray r.
L'Incarnation a pris le pas sur le Verbe ; et l'intonation sauve le discours.
Oui, les actes, comme datations et nommages, sont ennemis du vrai Verbe, qui est désincarné. Le charnel de l'Incarnation et le spirituel du Verbe devraient s'ordonner par le rituel de la Grammaire. L'incorporation des esprits ou l'incarcération des chairs repoussent du Verbe et font chercher des Incarnations de passage. Les choses mêmes se prêtent à tenir le discours d'aplomb, mais c'est bien l'intonation qui en donne la hauteur. Le salut, lui, viendrait tout de même d'en haut, non ?