RUSSIE

Ce rude pays m'ouvrit ses bagnes et ses forêts, ses poètes et ses mouchards, ses grognements et sa musique, sa mathématique et ses casernes. Même sans sa langue, qui est aussi la mienne, je serais resté son fils, sans savoir exactement qui est mon père spirituel. La France, plus attentive, ironique et souple, m'adopta. L'appel du large, que me légua la Russie, se transforma en besoin de hauteur. Ayant appris le vertige de la hauteur, l'humilité de résignation devint une honte agissante. Le goût de vastes panoramas s'effaça au profit des climats exquis et rares. La déraison poursuit l'histoire russe et fournit aux plumes, sortant des sillages rationnels, des instigations au rêve ou à l'invention.

P.H.I.



 


Noblesse

Des mouvements collectifs, en pensée ou en geste, sont plus répandus en Europe qu'en Russie, qui est un pays de visions aristocratiques, car la foule y est plus haineuse et l'élite plus clairsemée et pure. De ses regards sur les autres, son œil ne retient que le panache, tandis que les autres scrutent et mesurent les flèches et les cibles.
VALOIR

Intelligence

Le Russe voit dans l'intelligence un objet d'amour lustral, à la même enseigne que la musique ou le théâtre. Même la science est choisie en Russie à cause de son détachement du sol pourrisseur. L'intelligence, c'est la possibilité de se réaliser ailleurs, d'atteindre ce qu'inventèrent les rêves. En Occident elle sert surtout pour nous débarrasser de toute ivresse.
VALOIR

Art

Le Russe n'a pas de goût pour l'art aphoristique ; il s'épanche trop, il veut tout remplir par brassées d'images ou de coups de pinceau magistraux. Le recueillement laconique n'est pas son genre. Je cherche un compromis en essayant de faire rentrer des tableaux dans des miniatures. Mais ce n'est pas une loupe que je conseille au spectateur, mais les yeux judicieusement fermés.
VALOIR

Solitude

On est solitaire en Europe, quand on regarde ailleurs que les autres ; en Russie - quand on vit ailleurs. Et puisque la vie remplit les pages, la littérature russe de la solitude est plus pure. Le solitaire européen rêve de réussites, le solitaire russe savoure ses défaites. La solitude s'affirme non pas dans des salons ou forêts, mais dans des souterrains ou sur des toits.
VALOIR

Souffrance

Saint-Preux, Childe Harold et Werther font voir la beauté d'une souffrance, le manteau de Gogol, le prince Mychkine ou Ivan Dénissovitch y introduisent l'œil de la bonté. Impossible, sans ironie, d'en réunir les regards. Et le comble de la douleur, c'est de sentir qu'on est quitté, à la fois, par le beau et par la pitié, c'est l'homme du souterrain russe.
DEVOIR

Action

Mon préjugé contre les hommes d'action date de mes déboires en Russie, où seules les crapules sont entreprenantes, les autres végétant, rêveurs ou éméchés. L'Occident me confirma, que l'ivresse et le songe quittent fatalement la tête en proie aux injonctions des coudes. Vos clochards seront bientôt les seuls vestiges du rêve, qu'on visitera, comme on visite en Russie les starets, les gérontes.
DEVOIR

Cité

Les uns cherchèrent une cité de Dieu, les autres - une Cité Interdite, d'autres encore, les plus lucides, - une cité vivable ; seuls les Russes se laissèrent prendre par le miroitement d'une cité radieuse. Le camp des fidèles, le camp retranché, le camp des vainqueurs, ce fut tout de même mieux que le camp de concentration.
DEVOIR

Proximité

L'eschatologie russe pousse à la familiarité avec les fins du monde et avec soi-même. La sensation de proximité naissant de l'attouchement par des mêmes arcanes. En Europe, le prochain est celui qui vous comprend le mieux ; en Russie - celui qui s'enthousiasme de la mutuelle incompréhension, source de vertiges.
VOULOIR

Ironie

La légèreté n'est pas un trait national russe, et l'ironie se doit d'être légère. L'histoire littéraire russe est pleine d'astres lourds, de comètes ou d'étoiles filantes, mais il n'y eut qu'un seul soleil ironique - Pouchkine. On continue, machinalement, d'en vénérer les objets évoqués, tandis que c'est dans la nature du regard, qu'il leur jetait, que réside son vrai message.
VOULOIR

Amour

Il fut facile, en Russie, de croire, que tout grand amour est un amour malgré, les yeux et les oreilles n'apercevant que l'horreur et la hideur. Quand tout est, à la fois, malgré et grâce à, on accède à la félicité du vide, où ne résonnent que des voix hautes. En désamour, la Russie est paralysée, sourde et muette ; ailleurs, c'est l'heure de grandes foires.
VOULOIR

Doute

On est loin, en Russie, du doute cartésien. Les méthodes et les principes y prennent systématiquement la forme d'états d'âme, oscillant entre une lumière aveuglante et d'impénétrables ténèbres. La satisfaction dans la clarté comme signe distinctif des sots, tel est le regard du Russe sur les motifs du doute instructif. Le doute n'est bon que constructif, sur le chantier des ombres.
VOULOIR

Mot

Le mot russe a la liberté du latin, l'élasticité de l'italien, l'imprévisibilité de l'allemand. Il rend bien les états d'âme, mais s'empêtre dans les abstractions. L'antithèse du français. Mon écrit est une tentative contre nature : un état d'âme, qui veut remplir le mot tout entier. L'ambition démesurée, mais la seule, qui justifie ma prise de plume.
POUVOIR

Vérité

Aucun pays au monde ne fait tant de tapage autour de la vérité, et aucun ne fut étouffé par tant de silences mensongers que la Russie. Ses malheurs sont liés à la largesse de son dictionnaire ; sa vérité, la pravda, figurant au sein d'un même article tantôt avec la charité, tantôt avec l'harmonie. La division du travail, le slogan de la réussite, dans toutes les entreprises humaines.
POUVOIR

Bien

L'obsession par le problème du bien grandiose et irréalisable rend le Russe incapable de se concentrer sur l'éradication de petits maux, dont s'est débarrassée, depuis belle lurette, l'Europe. Les flots de larmes, qu'on adresse aux malheureux, ne font qu'aggraver la boue, dans laquelle se plongent les pieds perdant l'habitude de la marche.
POUVOIR

Hommes

L'action des hommes engendre une civilisation, celle de Russie est misérable ; le rêve de l'homme constitue une culture, celle de Russie est grandiose. Les Russes ensemble font l'effet d'une horde ; le Russe, sûr de ne pas être vu, est un poète. Ils ne présentent un intérêt pour l'esprit que divisés. Le seul pays, où les raids de Vikings constituèrent un progrès.
POUVOIR
 

 


 

L'Européen fait de la richesse un arbre et songe aux scieries, vergers ou jardins publics. Le Russe lui aussi songe à l'arbre, mais c'est dans une jungle, pour tyranniser les moins agiles, ou dans une oasis, pour oublier le désert ambiant. Avec la misère, le Russe ne s'en tire pas mieux : là où le Latino sait danser et peindre, le Russe ne sait que penser et geindre, tout en gardant sa médiévale superbia paupertate.

Pour faire honneur à l'amour, il faut en devenir esclave ; pour s'adonner au savoir, la servitude ascétique est nécessaire ; pour peindre le vrai, il faut être esclave du bon - telle est l'attitude du Russe. Et même tous les exploits industriels soviétiques se réalisèrent grâce au travail des esclaves du Goulag.

La souffrance incite à la haine, dit l'Occident, et en l'éradiquant il bâtit une justice. La souffrance mène à l'amour, dit le Russe, et en l'encensant il se paralyse. Dès qu'il voit un malheureux, le Russe se répand en lamentations résignées et compatissantes, là où l'Européen chercherait une administration défaillante, un médicament ou une blague.

L'Europe : l'histoire d'un combat - entre l'Antiquité et le Christianisme - où l'on prend parti du vainqueur, de l'Antiquité. La Russie : le même combat, entre deux fantômes, portant les mêmes noms, mais plutôt absents de ses latitudes, où l'on se range du côté du vaincu, du Christianisme.

Le Christ de Tolstoï est personnel ; il ne promet à ton front redressé qu’un rouge ardent, de honte ou de repentance. Le Christ de Dostoïevsky est national ; il invite ton front serein, avec ceux de tes compatriotes, à se prosterner devant de froids autels communs.

Pour voir du Chaos, il faut de bonnes oreilles ; pour le faire parler - de bons yeux. Quand on invertit, benoîtement, les rôles, on n'obtient que du désordre. Les moments à guetter : l'ordre s'avérant harmonie (l'esprit français reflété par Valéry), le désordre se sublimant en chaos (l'âme russe, vue par Dostoïevsky).

Entouré d'hommes extraordinaires, en Russie, on finit par presque oublier la société abominable, dans laquelle on est immergé. « Une société, dont la paix ne dépend que de l'inertie des sujets, mérite le nom de tribu plutôt que de société » - Spinoza - « Civitas, cujus pax a subditorum inertia pendet, rectius solitudo, quam Civitas dici potest ». Admiratif devant une société extraordinaire, en Europe, je finis par ne plus m'intéresser à ses hommes abominables.

Il y a plus de choses qui appellent, chez le Russe, l'étonnement ou l'écart que le constat ou la filiation. L'apprentissage de la complexité ne le rend que plus fasciné par l'étonnante simplicité de ce qui est grand ou de ce qui a vraiment besoin de liberté : « La liberté est moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres » - Tocqueville. Il tient à l'enfance du regard, il tient en piètre estime la maturité des pieds.

Le Russe ne reconnaît pas le mal dans le mal. L'Européen ne voit pas le bien dans le bien (nonobstant les conseils de Villon). En Russie sévissent de braves gens sans éducation du mal. En Europe, font du bien les indifférents se moquant du bien. « L'homme privé de liberté du mal, deviendrait robot du bien »** - Berdiaev - « Человек, лишённый свободы зла, был бы автоматом добра ». Ce robot incarnera les vertus publiques qui, semble-t-il, s'ensuivent du règne des vices privés.

Le bien et le mal se pétrifient, par un fanatisme ou par un souci de clarté, dans une justice normative des hommes. Le Russe, étranger au fanatisme et ennemi de la clarté, reste à l'écart de cette rigidité salutaire.

La vie est un prétoire. Le Russe se sent coupable devant ses juges, il se comporte en filou, fanfaron, cachottier, sans avoir rien à se reprocher. L'Européen, avec du poids et force paroles bien assénées expose ses rodomontades, la conscience en paix. Pour celui-ci, le non-lieu est une certitude psychologique. Jamais le Russe ne s'entendit avec ses défenseurs. Pire, il y vit toujours des complices de ceux qui le tyrannisent !

L'accord, non sous contrainte, mais de bonne foi, avec le tableau outrancièrement gris, mais cohérent, du monde sans ailes, sans larmes, sans sortilèges, - c'est cela, l'Europe. La libre expression de l'autorité du troupeau. La Russie - des bergers loufoques, risibles, un troupeau vacillant, haletant, interloqué, disloqué, disparate.

Plus on est doué, en Russie, plus on est écorché. La conscience trouble est ici signe d'une grande personnalité.

Ce qu'on ne trouve que chez les Russes : ce vague à l'âme sentimental s'adressant à autrui et rempli du désir de lui tendre une main - que dis-je - un regard secourable. Voir en chacun un malheureux potentiel est une belle attitude ! Toute la noblesse de la littérature russe tient à ce mot de Pouchkine : « Dès que tu pénètres l'essence des choses, l'indignation, dans ton âme, cède sa place à la compassion » - « Вникнем во всё это - и вместо негодования сердце наше исполнится состраданием ».

Tout ce qu'il y a d'intelligent et dynamique, en Europe, va dans la politique ou dans les affaires. Seuls des incapables et des timorés se contentent de rêver ou de déblatérer. Comment s'entendre avec la Russie, où se produit le contraire ?

La Russie m'est étrangère par ses mensonges nés dans un mièvre dolorisme. L'Occident m'est étranger par ses vérités accessibles aux machines. L'Occident m'est cher par ses mensonges rebelles. La Russie m'est chère par son humilité devant une vérité toute nue et pudique en même temps.

Si l’on exclut l’humilité (compassion, consolation, sacrifice) des thèmes philosophiques, il ne restera rien de philosophique dans la littérature russe, et l’on donnera raison à V.Soloviov : « Tout ce qui est russe n’y ressemble nullement à la philosophie. Je ne vois aucune prémisse d’une pensée originale russe » - « Всё русское в этих трудах ничуть не похоже на философию. Никаких задатков самобытно русской философии мы указать не можем ». Quand on tient pour grande philosophie le spiritisme, la Kabbale, l’anthropothéisme, on se moque de la pauvre consolation, non fréquentée par spectres et fantômes.

Exemple de systématique incompréhension. Les Russes donnent à l'Europe trois mots - intelligentsia, nihiliste, structuraliste. Le premier finit par refléter la place de l'abstraction dans le discours, le deuxième - la place du refus de l'ordre, le troisième - la place de l'ordre dans le chaos. Et dire que pour les Russes, le premier désignait la sensibilité, face à la souffrance d'autrui, le second - la préférence d'un ordre ascétique intérieur au désordre esthétique extérieur, le troisième - la voie spatiale des contraintes, qui suit, dans le temps, la voix des buts !

En Occident, être élu signifie se hisser au-dessus de la foule en s'appuyant sur elle, en y puisant son énergie vitale. En Russie - en la fuyant, sans en connaître ni visage ni jugement. Voilà pourquoi les Russes ignorent leur pays, tandis que les meilleurs esprits européens sont hérauts et chroniqueurs de leur temps. L'aristocratisme dévitalise.

Encore une image russe incomprise : l'homme du souterrain, dans lequel l'Européen voit un outsider, einen unbehausten Menschen, un sans-abri (seul Nietzsche comprit le vrai sens), tandis qu'il n'est qu'un composant sur quatre (avec le surhomme, les hommes et l'homme tout court) de tout homme – le sous-homme.

L'intelligentsia européenne : se soucier du bonheur universel ; l'intelligentsia russe - se lamenter sur le malheur particulier. La première cherche à amender le Code fiscal, la seconde - à essuyer une larme. La première voit la contradiction la plus dramatique dans l'incompatibilité entre l'universel et le particulier, la seconde - dans l'incommensurabilité entre le rêve et l'acte.

Le messianisme russe ignore, aujourd'hui, quel monde doit être sauvé.

D'après lord Tennyson, le Russe aurait les pieds du dernier des hommes : « piétinés par les derniers et les plus vils des hommes, les Moscovites aux cœurs glacés » - « trampled by the last and least of men, icyhearted Muscovites » - va, pour les pieds, mais, pour les cœurs, tu oublias soit leur place soit le bon thermomètre. Celui qui voit le Russe last and least, a de fortes chances d'être solidement installé loin des horizons et encore plus loin des firmaments, dans la bonne moyenne, la médiocrité, la platitude.

Dans une ode lyrique, le brave Swinburne met Dante, face à Charon, avant de traverser le Styx, cinglant vers la sainte Russie : « Dante ne vit point les lieux, où la pourriture fut la plus immonde, les nuits les plus noires, les gouffres infestés de ces diables de Moscovites » - « Dante saw not, where the filth was foulest, and the night darkest, depth whose fiends could match the Muscovite ».

En matière conjugale, la (in)fidélité aurait dû être confiée au jugement de la seule Aphrodite, tandis que les Français la renvoient au Tribunal Administratif (tromper) et les Russes, carrément, - à la Cour Martiale (изменять - trahir). Les Allemands, moins mélodramatiques, la classent dans les exercices athlétiques (Seitenprung - sauter latéralement, en acception intransitive…).

L'esprit traduit bien la force de notre santé, mais nos souffrances et nos faiblesses ne se confessent qu'à notre âme, d'où l'exubérance maladive des lettres russes, dominées par l'âme. L'Européen moyen voit chez un Dostoïevsky une littérature de cabanon, de malades, résignés et fatalistes, à ne pas lire, par hygiène intellectuelle. Le cabanon, appelé ailleurs caverne, terrier, sous-sol ou maison des morts, n'attira jamais ceux qui s'attardent dans des salons, antichambres ou chaires. Débordante de santé, de résistance et de clarté, leur littérature, en général, est tout à fait hygiénique.

Quand est-ce que les Russes pourront participer aux forums mondiaux, où se tient le langage de la santé ? Ils ont déjà acquis le droit de disserter sur la souffrance de l'âme et la maladie du corps, mais la haute santé de l'esprit est un sujet réservé au débat, dont ils sont, actuellement, exclus.

Je découvre un doux lyrisme du dernier Prix Nobel de Littérature (!), B.Dylan : J'appris la haine des Russes ; heureusement on a la bombe, pour les réduire en poussière chimique, c'est ce qu'on fera, sans se poser de questions, puisque Dieu est de notre côté - I’ve learned to hate Russians. We got weapons of the chemical dust. Fire them we must. You never ask questions, when God’s on your side. Dieu Mercure, armé de réponses, face au Christ, avec ses questions désarmantes.

L'ironie au royaume du goujat, le millénarisme du peuple théophore : la prophétie d'une fraternité en Christ se mue en complicité avec l'Antéchrist. L'appel à une liberté dans la douleur se traduit en recherche d'un bonheur sans liberté. L'impossibilité de construire une société chrétienne sans le Christ. L'absence de théodicées abstraites dans l'orthodoxie russe, qui voit la seule démonstration de l'existence divine dans la palpitation du cœur humain, à l'évocation de la merveille de la vie.

L'Occident a le culte de la volonté, l'Orient - de la contingence. Les Russes ne voient dans la volonté que de la contingence incarnée, et dans la contingence ils n'apprécient que la part de la volonté. « Cette abondance n'est que manque ; cette soif de tout n'est qu'incapacité de se contraindre » - Hofmannsthal - « Dieser Überreichtum ist eigentlich Mangel ; dieses Alleswollen nichts als die hilflose Unfähigkeit sich zu beschränken ».

La poésie peut avoir trois tons dominants : la prière, le récitatif, le gémissement - le souffle voué à la hauteur, à l'étendue, à la profondeur. Le miracle de l'Âge d'Argent russe, au début du siècle dernier, - trois immenses femmes-poètes, qui ont, chacune dans sa tonalité, incarné cet idéal : Hippius, Akhmatova, Tsvétaeva.

L'Européen veut de la concentration pour sa raison et de la liberté - pour son cœur. La paix comme aboutissement : « Être libre, c'est croire l'être ! » - Unamuno - « ¡ Ser libre es creer serlo ! ». Chez le Russe, c'est le contraire : il veut de l'étendue pour son action et de la fatalité pour son sentiment. Comme aboutissement - la révolte. Être libre, c'est savoir à ne plus croire.

En Orient, ils réussissent à être à égale distance de tout. En Occident, on est toujours dans l'épicentre de la vie. Le moi oriental s'éclipse en embrassant un infini sans forme. Le moi occidental s'étiole en mille directions indifférentes. Plutôt mort qu'esclave, dit l'Européen. Plutôt esclave que pécheur, disaient nos ancêtres. Plutôt pécher que sacrifier, disent-ils aujourd'hui, tous.

L'Orient apporte la réponse à : « Comment bien vivre ». L'Occident pose la question : « Qu'est-ce que vivre ? ». La Russie balbutie : « Pourquoi vivre ? ». L'ironiste montre « où et quand vivre ». Le pourquoi étant le premier souci du philosophe, Nietzsche pense que l'artiste « ne peut retrouver son souffle vital qu'en Russie » - « in Rußland wieder aufleben kann ».

Deux manières d'avancer, pour une civilisation : la conviction (l'Asie) ou la conciliation (l'Europe). La Russie, en se plaçant entre les deux - dans l'adhésion - se condamne à l'anémie. « Dans l'âme russe, ce qui est divin, c'est la résignation » - Conrad - « what's divine in the Russian soul - that's resignation ».

On n'a pas besoin de dieux, pour se sentir pécheur ; mais ne pas croire en Dieu, créateur de la vie et de la honte, c'est se réduire au végétal ; les pires des dieux trompeurs sont les dieux nationaux : « Ton pays fraie avec le péché, me dis-tu ; je te rétorque - le tien se passe de dieux »** - Akhmatova - « Ты говоришь - моя страна грешна, а я скажу : твоя страна безбожна ». Sans dieux, toute vertu inaperçue est double vertu, tout péché expié - moitié de péché. « L'inextricable cohabitation de Dieu et du Satan, dans la poitrine russe » - H.Hesse - « Das dichte Beieinander von Gott und Satan in der russischen Brust ».

La vie prend son sens, pour l'Européen, dans des buts évidents ; pour l'Asiate - dans d'évidents moyens. Le Russe voit, derrière chaque but, d'impossibles moyens et, derrière chaque moyen, un but sans intérêt.

Le Russe est un individualiste portant le témoin du bien commun. Dans ce genre de course, l'Asiate redoute le départ, l'Européen - la déconvenue à l'arrivée, le Russe - la course elle-même.

L'âme russe n'a pas la trempe asiatique, ni ses pas - la prudence européenne. La première se grise d'innocentes libations ; les seconds s'embrouillent sans indicateurs érigés par la volonté défaillante.

L'intellectuel russe est né d'une larme compatissante. Son homonyme européen - des débats autour des faits divers. La pitié de Radichtchev pour le paysan miséreux, ou l'implication de Voltaire dans la révision de procédures judiciaires. Tenir la conscience en éveil ou susciter un écho journalistique. Être attiré par le tragi-comique ou par le curieux.

Il semble, en effet, qu'il n'y ait que deux peuples aimés de Dieu : le peuple juif et le peuple russe. Le premier, pour en être élu ; le second, pour en être abandonné. Ce qui les différencie, c'est que les uns exhibent leurs remords et les autres les avalent. « Les Juifs ont inventé la conscience » - Hitler - « Das Gewissen ist eine jüdische Erfindung ». Dieu abandonne Celui qui est sur la Croix et accompagne ceux qui suivent une bonne Étoile. « La Russie, ce point zéro de l'Histoire, non élue, mais abandonnée de Dieu » - Tchaadaev.

La bonne conscience génère une qualité, que ne connut jamais le Russe - la spontanéité naturelle. Des efforts titanesques et un résultat mitigé, une paresse infâme et une puissante originalité. « Une mauvaise conscience peut rendre la vie intéressante » - Kierkegaard.

La cause, pour laquelle on s'engage, delo, en russe, c'est-à-dire action. On comprend pourquoi le Russe, immunisé contre l'action, martèle, qu'il n'existe pas de cause justifiant notre palpitation. On ne prend en sympathie, en Russie, que des causes perdues, désespérées, des défaites annoncées. Pays de St Jude et de Ste Rita. Psychose (psy-cause ?) du doute plutôt que narcose des certitudes.

Dans la pièce de la vie, le Russe prête l'oreille au démiurge et non pas au dramaturge ; c'est pourquoi il se défie des solutions en forme de mises en scène ; il est dans le mystère du spectateur ou dans le problème de l'acteur : « Tous les Russes sont bouffons du Dieu Souverain, qui s'en amuse dans la lune » - A.Suarès - en plus, Il doit se trouver sur son côté invisible, au moins pour les Russes : « La Russie me fit don de ténèbres de Dieu » - Rilke - « Rußland schenkte mir das Dunkel Gottes ».

L'intellectuel européen préfère les sens uniques, il est tout entier dans le déchiffrage du réel. Le Russe l'alterne avec la poétisation du réel : sa dramatisation ou son idéalisation. Le trafic est si dense dans le premier sens, tandis que dans le second la fréquentation tarit.

Madame Bovary ou Anna Karénine : la cohérence mélodramatique et l'ordre des calculs transparents, d'un côté, ou la fatalité tragique et l'arbitraire d'une passion aveugle, de l'autre. Une solution, d'un bon style, ou un mystère, d'un bon rythme.

Le Dostoïevsky politicien est un pamphlétaire impuissant et nullement oraculaire. Aucun des personnages des Possédés ne vit le jour (comme le Candide qui leur servit de prototype). Le héros central de la Révolution russe ne fut deviné que par Mérejkovsky dans l'Avènement du Goujat (héritier du gros animal de Platon, du Léviathan de Hobbes, de la multitude de Rousseau).

J'aime Pouchkine parce qu'il n'est pas russe, Dostoïevsky à cause de ses hystéries allégoriques, Tolstoï pour ses interprétations palpitantes des Évangiles, Akhmatova pour n'avoir pas touché à la vie, Tsvétaeva pour en avoir été poursuivie jusqu'en halètement, Pasternak pour y avoir trouvé un vocabulaire, Soljénitsyne pour sa langue. Aucune raison reçue ou respectable.

Si les Russes n'avaient fait qu'imiter Pouchkine, ils auraient eu une littérature européenne comme les autres, avec les hommes au centre. Mais ils lui donnèrent leur cœur, l'âme se tournant vers l'homme et cela donna une grande littérature russe.

Un autre exemple de mésintelligence. Les personnages littéraires russes, appréciés en Europe, représentent des idées ou des comportements : Raskolnikov, Ivan Karamazov, Anna Karénine. Tandis que les Russes, eux-mêmes, s'attachent davantage à ceux qui incarnent leur âme : Tatiana Larina, Natacha Rostova, Aliocha Karamazov, les Trois Sœurs.

La Russie : l'angélisme de Pouchkine, les Âmes Mortes de Gogol, le Démon de Lermontov, le sommeil d'Oblomov, le souterrain de Dostoïevsky, le purgatoire de Tolstoï, les bas-fonds de Gorky, l'enfer de Soljénitsyne - que des coulisses, rien sur l'avant-scène. On déjoue la vie au lieu de la jouer. On préfère être forcené ou obscène - hors de bon sens, hors de scènes - plutôt que se sentir trop près de la rampe.

Ce paradoxe : chez le théâtral Dostoïevsky, l'implacable logique des personnages biscornus ; chez le naturel Tolstoï, la fortuité des attitudes des personnages sensés. C'est le hasard tolstoïen et non pas la ratiocination dostoïevskyenne qui se refléta mieux dans la Révolution russe. G.Steiner le vit de travers : « Un peu d'espérances de Tolstoï et beaucoup d'appréhensions de Dostoïevsky se réalisèrent » - « Some of Tolstoy's hopes and most of Dostoevsky's fears were realized ».

Il est facile de comprendre l'Européen, compagnon de route des bolcheviques, qui salue la férocité du NKVD : des révolutionnaires, qui, pour la première fois dans l'histoire des hommes, ne cherchent que le bonheur, l'égalité et la fraternité, démasquent des ennemis, qui seraient donc contre toutes ces béatitudes, - comment avoir de la pitié pour de tels monstres ? Et cet intellectuel européen n'avait pas la curiosité de se pencher sur des détails, tels que le fait que la plupart de ces ennemis furent des moujiks dépressifs ou les derniers des nobles inoffensifs.

Dostoïevsky met dans la peau d'un même personnage (nihiliste, libéral, révolutionnaire) les traits, qui, en pratique, se répartissent entre trois générations : les rêveurs, les assassins, les bureaucrates. La fatalité de l'héritage et de la routine, plutôt que la théorie et le cynisme, sont à l'origine des horreurs communistes.

Ce ne sont pas les idées, mais bien les fesses démocratiques de Tourgueniev, qui irritaient tant Dostoïevsky et Tolstoï. Ce qui est scénique pour la Douma (parlement) est obscène pour la douma (introspection).

Le Russe, dans son isolement des catacombes, prêche la rencontre des foules fraternelles ; le Français exhibe sa solitude polaire, quelques heures après un dîner en ville, en compagnie de son éditeur.

Les mots - symboles - idoles : pureté - pour l'Allemagne, bonté - pour la Russie, beauté - pour la France. Les pires des abominations naissaient de l'opposition d'une idole aux deux autres ; les plus beaux triomphes - d'une mise à l'épreuve par les autres de son idole.

La Révolution russe fut la seule révolution non nationaliste du monde. La seule à entraîner dans sa perte la nation elle-même, invitée dès le début à se renier.

Dans sa liste des meilleurs romans du monde, le trop bon Maugham accorde tout de même les deux dernières places à Dostoïevsky et Tolstoï ; quelles sommités les dépassent-elles ? - E.Brontë, J.Austen, H.Fielding…

La Révolution russe est la dernière guerre de religion européenne. L'Inquisiteur est battu, le confessionnal est sans danger, les indulgences et les icônes se diffusent comme produits périssables.

Sur les fonts baptismaux d'un rêve, l'eau tourna rapidement au sang, qu'on jeta, horrifié, et l'enfant avec. La prochaine fois, le Christ se tournera vers un pays aux rites laïcisés et aux liquides lymphatiques, la Russie en loques mendiant sur le parvis.

Un bel amour entre le Rêve et la Justice aboutit à la naissance d'un avorton. Le père, stérilisé de force, creva de honte, la mère se vendit au plus offrant, leurs ébats de jadis déclarés criminels. L'histoire du communisme russe.

L'expérience communiste en Russie : vue comme une haute espérance par les meilleures têtes européennes et vécue comme un profond désespoir par les meilleures têtes russes.

Le personnage négatif pour l'Anglo-Saxon, c'est un névrosé, pour le Français - un sot, pour l'Allemand - un philistin, pour le Russe - un homme transparent.

Le sommeil de la raison, de même que la coupure du courant, rendent l'homme ou l'ordinateur improductifs et inoffensifs. C'est la tentative de l'homme de faire rêver l'ordinateur ou de pratiquer le rêve de raison qui engendrent des monstres (Goya). L'humanisme réel est un rêve de raison et la Russie soviétique - son monstre. Pourtant, le mot Soviet est un calque russe du grec - symbole.

Le même potentiel du délire est attribué à chaque nation. L'Allemagne le consacre à la poésie, la France - à la politique, les USA - à la religion. Le délire russe ne contient que … du délire, pseudo-poétique, pseudo-politique, pseudo-religieux. En tout cas, « les plus grands biens, qui nous échoient, sont ceux qui nous viennent par le moyen d'un délire » - Socrate.

Presque tout, dans ce monde, est de nos mains - dit l'Européen. Rien dans ce monde n'est résultat de mes actes - dit l'Asiatique. Je ne regarde dans ce monde que ce qui ne porte trace d'aucune main - dit le Russe.

L'Orient cherche à anéantir le rêve par l'inaction introvertie ; l'Occident - à le profaner par l'action extravertie ; la Russie - à le cultiver sur son épiderme.

Pour présenter un livre, le Français citera son éditeur, l'Allemand - le libraire, l'Américain - le type de couverture, le Suisse – le nombre prévu d’heures de lecture, le Russe - le genre de larme ou de rire qu'il chercherait à partager.

En énumérant les symptômes du pessimisme, Nietzsche mettait, jadis, avant Dostoïevsky et Tolstoï, les dîners chez Magny. Les dîners en ville (comme jadis les dîners chez Agathon) continuent à avoir, en France, une place d'honneur, même à l'époque d'un optimisme général.

Dans ce chapitre, comme dans tous les autres, mes complices ou compatriotes sont fantomatiques. Je ne pourrais même pas signer comme Celan : « Tselan, Russkij poët in partibus nemetskich infidelium ».

L'Occident fête davantage Noël, pour saluer la promesse d'une vie de rêve ; la Russie s'accroche à Pâques, au vague souvenir d'un rêve de la vie. Le compromis, dont l'exemple nous fut donné par le protagoniste lui-même : faire de sa vie une rencontre entre la Crèche et la Croix.

Que partage-t-on avec ses amis réunis ? Une table (les commensaux), un chemin (les conviés), une vie (les convives), ou seulement une bouteille (собутыльник) ? La vraie vie commençant, pour un Russe, par un oubli, le choix de la bouteille s'explique tout naturellement.

Tant de barbarie russe s'explique par une lecture abusive de la juridiction démocratique : dura lex - dura, en russe, voulant dire niaise.

Ne sachant trouver de support, ferme ou fermé, ni sur la terre ni dans le ciel, le Russe en invente des substituts ouverts : le sous-sol au contact de la terre et les ruines tournées vers le ciel.

Chant accueillant un beau rêve et parole rébarbative ; danse, où vibre une belle âme, et marche disgracieuse ; musique touchant nos meilleures fibres et rugissements qui glacent ; intelligence atteignant de hautaines cimes et bêtise à se terrer de honte - tel est ce pays, le plus déséquilibré et le plus déconcertant du monde. « Le petit bourgeois, offensé, ricane de ces chants, le saint visionnaire a les yeux pleins de larmes » - H.Hesse - « Über diese Lieder lacht der Bürger beleidigt, der Heilige und Seher hört sie mit Tränen ». La triple énigme pour Nietzsche : « Les méchants n'ont pas de chants. - Mais d'où vient le chant des Russes ? » - « Böse Menschen haben keine Lieder. - Wie kommt es, daß die Russen Lieder haben ? ».

L'Anglo-Saxon réduit la philosophie à une grammaire, le Français - à une logique, l'Allemand - à une structure, le Russe - à une poétique.

Le césar romain fut roi, prêtre et dieu, le basileus byzantin - roi et prêtre, le secrétaire général moscove - seulement prêtre. Le seul lieu de culte s'étant fixé au marché, dans la Rome moderne, sans dieu ni maître ni héros, personne n'a plus envie de lever la tête - cette société ne peut être qu'horizontale, où tout échange n'est que fourrager.

Deux tentatives d'imposer un diktat de l'humanisme réel, christianisme ou communisme, au nom du salut de l'homme et son assimilation avec l'ange, se soldèrent par l'écroulement de deux immenses empires, Rome et la Russie. Les droits de l'homme, en l'envisageant comme un robot, amènent la stabilité des marchés, communs et diaboliques.

Rome est tombée à cause des repentance, pitié et honte chrétiennes, plus que de la férocité des Barbares. La Russie succombe à la générosité du communisme, héritier naturel du christianisme et bâtard stoïcien, plutôt qu'à la tyrannie d'une pensée unique. La renaissance et le progrès ne s'associent qu'avec le triomphe du marchand, impénitent, éhonté et impitoyable.

Le progrès, matériel, spirituel ou politique, est assuré par l'exigence, dans les besoins de l'homme, dans l'envie d'imiter ou de rattraper les meilleurs, les plus développés. L'indépassable misère des exigences russes explique l'immense retard russe en matière de cadre de vie, de libertés civiles, de culture du travail, d'échanges culturels. L'aristocratie d'antan et la kakistocratie d'aujourd'hui vécurent la même mésaventure.

Dans toutes les poses idéologiques des grands Russes, on trouve de la résignation : ne pas résister de Tolstoï, partir de Tchékhov, rendre son billet de Dostoïevsky, bref, tout ce qui dispense de bâtir. « Il n'y a qu'un seul mot, se résigner, qui compose le fond de la vie » - Tourgueniev - « Основу жизни составляет одно единственное слово - смириться ».

Un héritier de Pouchkine ou Tolstoï se sent, aujourd'hui, étranger à Moscou, comme celui de Gilgamesh à Babylone, celui de Ptolémée à Alexandrie, celui de Jésus à Jérusalem, celui de Sénèque à Rome, celui de Constantin à Istanbul. De nos jours, les voix des grands ne peuvent résonner naturellement qu'à Paris, avant qu'il n'en reste qu'une mémoire, gravée quelque part à New York ou Salt Lake City.

La littérature russe est la seule en Europe à avoir résisté à la tentation d'un héros triomphateur. Elle affiche une interminable galerie des vaincus, bons princes : prince Igor, prince Mychkine, prince André.

Non, Staline n'était pas dans Lénine, ni Lénine dans Marx. Armés d'une belle idée, un satrape asiate, un tribun cosmopolite, un penseur européen se transforment fatalement en garde-chiourme féroce, face à la hideuse réalité des hommes - « la dégénérescence de la générosité en stalinisme » - Levinas.

Pour le monde évolué, il n'y a absolument rien à retenir de l'expérience soviétique. Elle est à être oubliée de part en part, dans sa totalité. Le crétinisme en fut le socle, l'idéologie - une commode auréole autour des têtes d'âne. De l'intimité avec ce hideux et impuissant maraudeur l'idée communiste sort vierge.

Une jolie illustration de la différence entre la gloriole française et l'humilité russe : les nombres premiers s'appellent, en russe, - nombres simples (простые числа).

Cet éditeur parisien, dans sa rebuffade, condescend à me faire voir ma place : « nous ne publions que les meilleurs ». En URSS, ils se seraient contentés de me rediriger vers un hôpital psychiatrique correctionnel, ce qui ferait reverdir davantage ma plume. En France, quand je vois le crétinisme de mes supérieurs du créneau, la rage d'un amour-propre en feu m'asphyxie et la plume me tombe des mains.

Après la débâcle soviétique, aucune envie de me livrer à une docte critique de l'idée communiste, mais plutôt de hurler de désespoir de voir un jour une belle idée triompher chez les hommes (« Le communisme n'est pas mal comme théorie, mais il ne marche pas du tout en Russie » - Einstein - « Der Kommunismus ist in der Theorie nicht so schlecht. In Rußland funktioniert er aber nicht »). Tout ce qui est beau devrait être laissé derrière la ligne bleue du rêve, les mains liées.

Le cheminement du désabusement russe du XX-ème siècle : l'épouvante d'un quotidien calamiteux, la fierté d'avoir porté un bel espoir des hommes, l'humiliation de la découverte, que n'importe quel totalitarisme - sans amour promis ni grandeur réelle - aurait pu jouer le même rôle.

L'homme libre optant sereinement pour une saloperie profitable ; l'esclave, mis, par l'inertie d'un cataclysme, à la poursuite d'une belle et funeste utopie - la guerre froide, ce fut cela. L'homme libre et riche gagne et gagnera toujours, pour le malheur du pauvre et du faible.

Le naufrage de la Russie soviétique, c'est la chute de la troisième Rome. La première promettait la civilisation, la deuxième - la foi, la troisième - la générosité. L'humanisme - c'est bien lui, et non pas le communisme, qui est mort - n'avait aucune chance d'être porté par quelque chose de noble ; il aurait dû, pour survivre, s'associer avec le marchand qui, dans nos Rome, fut entravé par le soldat, le moine ou le goujat. « La chute de l'humanisme est le bilan principal de notre époque »*** - Soljénitsyne - « Крушение гуманизма - главный итог нашей эпохи ».

L'épisode soviétique : l'horreur inintéressante. Les débiles asphyxiant les stériles, les passifs exterminant les actifs, les crapules pourchassant les nuls. L'Âge d'Argent russe, ce fut un pur miracle, un chant du cygne à l'apogée d'une culture, qui aurait dû probablement dominer toute l'Europe, et que les bolcheviques achevèrent, pour bâtir, à sa place, la plus abominable des civilisations.

La Russie soviétique n'avait ni calculs machiavéliques, ni capacité de berner, ni stratégie expansionniste - ce sont des inventions des Occidentaux pour dramatiser une confrontation, où dupes et victimes n'étaient pas du côté qu'on pense. La Russie n'avait qu'une immense et sénile grisaille des moyens, masquée par la luminosité et la jeunesse des buts affichés. Un délire généreux sortant des têtes débiles.

Ce n'est pas au faible de régler les rapports des forces, ce n'est pas au pauvre de répartir les richesses, ce n'est pas au prodigue de tendre une main secourable - telles sont les véritables, et terribles, leçons de la ruine soviétique.

La débilité de ses politiciens, la hideur de ses architectes et la gaucherie de ses ingénieurs firent de la Russie épouvantail du monde. Mais les Russes, eux-mêmes, ne s'y reconnaissent pas, ils vivent de leurs musiciens et de leurs écrivains.

Cernée par toutes les grandes civilisations du monde - l'Europe, le monde musulman, la Chine, le Japon, les USA - la Russie perdit toutes les batailles. L'Europe l'emporta en beauté, l'Islam en volonté, la Chine en dynamisme, le Japon en équilibre, les USA en puissance. Tout sera perdu, quand ses prime-ballerine, échéphiles, mathématiciens ou violonistes seront surclassés par quelques nouveaux tigres asiatiques ou latinos. Elle restera avec ce qui fut son origine - avec ses contes de fées.

Rome et Byzance sont tombées sous les coups des barbares. Moscou tombe sous les coups des gens civilisés. Elle ne s'en relèvera jamais.

L'horreur de l'URSS aida à maintenir le statut de la culture par l'illogisme, l'irrationalité, le discours historique, les passions. « Plus les passions qu'un peuple peut se permettre sont grandes et terribles, plus sa culture est haute »** - Nietzsche - « Je furchtbarer und größer die Leidenschaften sind, die ein Volk sich gestatten kann, umso höher steht seine Cultur ». L'horreur des USA est dans l'inculture d'un savoir rationnel hors toute Histoire.

Le journal me dit presque tout sur l'Europe, presque rien sur la Russie. La musique me dit presque tout sur la Russie, presque rien sur l'Europe. Le roman me les fait entrevoir au même degré. Seule la poésie ne dévoile rien, elle est l'invention même de climats et de paysages.

La Russie devenant un trou noir, n'attirant ni n'aspirant personne.

Une culture a deux fondements possibles - le confort de ma civilisation et le disconfort de mon âme. La douillette civilisation occidentale calma les troubles d'âme et dicte désormais chez elle toutes les aspirations culturelles. L'horrible civilisation russe ne sert que de décor apocalyptique, sur le fond duquel se jouent des tragédies des âmes déracinées.

L'âme russe est temporelle, l'européenne - spatiale. Peu de bâtisseurs ou de héros, chez les premiers, que des nomades et artistes.

Dans la disette russe, toute nourriture culturelle fut avalée avidement et sans discernement. En Europe, la culture a une place confortable, quelque part entre la gastronomie et le tourisme.

La prochaine secousse que la Russie prépare au monde sera l'apparition du premier marchand honnête, policé et efficace. Aucun pays ne pourra se mesurer avec cette unique combinaison des ressources naturelles, intellectuelles et … financières. La barbarie du boutiquier est aujourd'hui la première embûche de la normalisation russe.

Les Russes se saignent en courant d'après le bien. Au nom du bien lui-même et sans une empreinte du beau. Les Européens cultivent le beau sans empreinte du bien.

Dans un sentiment unique, le Russe lit les prédestinées de la tribu. L'Européen, au contraire, déduit d'un trait tribal l'explication de toute unicité. Synthèse abusive, analyse allusive.

Ce qui distingue les Russes, ce n'est pas qu'ils supportent - et les Européens non - l'humiliation, mais que, pour ceux-là, il existe une humiliation coulante et tolérable et l'humiliation infligée qui les mutile. L'humiliation en dehors de leur vie spirituelle et l'humiliation qui la déchire. Ou bien la spiritualisation de l'humiliation : « La légalisation spirituelle d'une violence subie - une chose innommable, dont n'est capable aucun esclave » - Tsvétaeva - « Духовное узаконение претерпеваемого насилия - вещь без имени, на которую не способен ни один раб ». Les Européens n'ont pas cette nuance ; s'humilier ou être humilié est un. Toute souffrance, disent-ils, écrase et déprécie.

Les formes personnelles du verbe être n'ont rien à voir avec l'infinitif, en exprimant, respectivement, le cogito (je), la proximité (tu), le regard (il), la tribu (nous), l'autre (vous), l'intelligence (ils). Curieusement, en russe, c'est le seul verbe, où l'infinitif (есть) serve de forme personnelle pour toute personne !

Tout ce qui vient du troupeau est, en Russie, abject et bien intentionné. En Europe - harmonieux et impersonnel. « S'il fallait remercier le Russe pour quelque chose, ce serait pour ses intentions » - Gogol - « Русского человека надо благодарить за намерения ».

Le Russe veut vivre ex nihilo, les marches de l'histoire et la concentration étriquée lui répugnent. Il perd son identité dans chaque tentative d'apprentissage, car apprendre, c'est encombrer une partie du vide salutaire, où se concentre notre âme. De peur de la liberté, il est esclave du vide. « La découverte d'être libre, le rend vide » - Ortega y Gasset - « De puro sentirse libres se sienten vacías ».

L’Europe connaît les saignées purificatrices et les trêves profitables. Les guerres inondent les Russes de malheur, la paix n'y rend heureux personne. « Les communistes gagnent les guerres et perdent la paix » - R.Debray – du tsarisme au communisme, les raisons changent, mais pas les effets – l'asservissement et la misère.

La grandeur de la littérature russe : l'intérêt pour et la défense de l'homme seul. La solitude d'un discours se confirme par sa lisibilité sur une île déserte ou dans une caverne.

Le Russe vit avec le sentiment, que le mal, qui le frappe est un mal périphérique et banal, hors des lieux, où se concentre son vrai dessein. Résister à la tentation de résister !

La contingence de l'espace, du climat, de la misère et de la police secrète privait le Russe du sentiment de son chez-soi. Le hasard des circonstances pousse vers le nomadisme dans la tête.

Les maladies des États se corrigent partout par le sang et la sueur. Mais dans ce pays, l'existence même des plaies fut un secret d'État et sa divulgation - un crime. On ne rêva que d'incendie, mais tout tocsin fut mis sous plombs…

Ce pays tire tout ce qu'il y a d'inhumain dans les esprits d'Asie et d'Europe, tandis que ce qu'il y a d'universel, chez ceux-ci, n'est apprécié que par ses marginaux. L'intransigeance et l'étroitesse asiatiques, la rapacité et la grisaille européennes. L'affectation européenne et le vide asiatique.

Qui se souvient encore des joutes russes avec la profondeur européenne libre, avec la tendresse asiatique raffinée ? Qui redécouvrira ce que personne n'avait : l'âme vaste et ouverte, sibylline aux Européens à comportement trop évident, intolérable aux Asiates cachottiers et impulsifs ?

Le discours préféré des tyrans russes est la philanthropie. Et les esclaves s'indignent, quand on les traite d'esclaves. Complicité des goujats-satrapes et des goujats-séides ! F.Castro eut raison : « Un pays géant, dirigé par des nains ».

Ici, les poètes furent niais et les grands esprits - secs. Le deuxième joug mongol ! Mais, alors, l'humiliation matérielle amena l'indigence spirituelle, tandis que, maintenant, l'humiliation spirituelle fut censée amener le bien-être matériel. « Une domination étrangère, féroce, avilissante, dont le pouvoir national a hérité l’esprit » - Tchaadaev.

Le discours, en Russie, porte à croire dans le règne des purs, et pourtant la couronne n'y est portée que par des crapules. Le triomphe du vil, en ce pays, paraît si inconcevable, au milieu d'un discours mielleux, qu'on l'attribue à une force occulte et maléfique, sans en tirer la moindre leçon.

C'est bien la première tentative de niveler, d'aplatir l'homme, pour que l'humanité reconnaissante puisse marcher là-dessus, sans trébucher. Mais la mémoire des siècles ne garde que les empreintes de l'humanité, et nos lointains rejetons ne verrons pas plus de scélératesse dans notre épouvantable époque que dans les havres les plus paisibles de l'histoire.

La Russie connut tant de siècles des ténèbres et aucun siècle des Lumières. « La Russie, oh ma vie, pour une âme libre, à quoi servent tes ténèbres ? » - A.Blok - « Русь моя, жизнь моя, вольному сердцу на что твоя тьма ? » - l’indifférence à la lumière, le culte des ombres.

Une suite de tyrans imposa aux Russes un jeûne de la liberté, sans préciser son terme. On crut, que c'était pour l'éternité et s'en fut contenté.

Le cimetière et le bagne ne quittent toujours pas le paysage mental russe, à la pitié pittoresque et à la loi mal entretenue. « Toute l'Histoire de Russie, avant Pierre le Grand, n'est qu'affaire des pompes funèbres, et après - de la police judiciaire » - Tiouttchev - « Русская история до Петра Великого сплошная панихида, а после Петра Великого - одно уголовное дело ».

Les Russes ne sont faits ni pour la liberté ni pour la tyrannie. Ils sont anarcho-nihilistes : ne pas croire en ce qui est, croire, fanatiquement, en l'incroyable : « Le nihilisme selon la mode de Saint-Pétersbourg : croire en incroyance, jusqu'au martyre » - Nietzsche - « Nihilismus nach Petersburger Muster, Glauben an den Unglauben, bis zum Martyrium ».

Toute superficialité veut sauver la face en s'accrochant aux extrêmes. L'âme russe se croit plus près des débuts et des fins et voue l'esprit européen au milieu, pour ne pas dire à la médiocrité. Poème du Commencement, Poème de la Fin - tels sont les titres de deux visions, poétiques et eschatologiques, typiquement russes, où sont chantés la caresse et le feu, le Naître et le Disparaître. La liberté étant dans le premier et peut-être dans l'avant-dernier des pas, et l'esclavage - dans leur enchaînement, on peut ne pas avoir honte d'errer avec la première plutôt que de compter avec et sur le second. Mais sans savoir bien compter, on risque de ne pas apercevoir beaucoup de zéros cachés derrière le chiffre 1 et n'en voir que trop derrière tout signe d'infini.

L'Allemand apprend la force du pensé, le Français - l'élégance du penser, le Russe - la caresse de la pensée.

Les plus français des écrivains russes : Pouchkine, Tiouttchev, M.Boulgakov. Les plus russes des français : Rousseau, Lamennais, A.France. Savoir sourire à tout, savoir s'apitoyer sur tous. À propos, le plus français des Allemands, ce serait, ma foi, Nietzsche, qui a dû avoir sous les yeux Voltaire et Rousseau, pour exclure de son champ, par souci d'originalité, leurs thèmes centraux - l'ironie et la pitié.

La mesure du gouffre creusé entre l'Europe et la Russie par le règne du goujat : je n'ai aucune peine à tracer un chemin, qui mène de Byron à Lermontov, sans ruptures ; de la conscience historique de Soljénitsyne je n'arrive pas à atteindre même les Valaco-Bohémiens Conrad, Kundera ou Cioran, quoique sa conscience tout court en fasse un Dante homérique, toujours dans l'infernal ou dans l'épique.

Sur l'exemple de Soljénitsyne on voit ce que représentent les trois quarts de siècle de culture, que les Russes n'ont pas partagés avec l'Europe. En revanche, dans le sens inverse, cette séparation explique, que le Français voit dans l'affaire Dreyfus un phénomène plus monumental que l'archipel du Goulag et tient l'héritage de Mallarmé pour plus évolué que celui de Tolstoï.

Placer l'idéal hors de la réalité, la Russie, là-dessus, est plus proche de l'Orient. Mais comme en Occident, tout idéal provoque l'afflux de l'énergie. En Occident, celle-ci s'emploie en réalisations ; en Russie, elle s'accumule et ne se déverse qu'en efforts grandioses et sauvages : guerre, construction du communisme, conquête de l'espace.

La physionomie d'une tribu est dans le rapport entre ses facettes morale et spirituelle. D'un côté mûrissent les idéaux, de l'autre - les normes. Les Russes sont parmi les rares de ces tribus, où il n'y ait pas de gouffre entre les deux. Le déracinement asiatique ou le décentrement européen leur sont également familiers. Ils savent avancer, mais leur dévouement n'est guère obnubilé par la cadence des pas réglés.

L'Orient veut arrêter le Temps. En Occident, Il s'écoule en mesures monotones, en chaînons bien agencés. Mais Sa meilleure cadence, déchirée, déchirante, chavirante, ne retentit qu'en Russie. Seul un souffle onirique de mourants peut L'accélérer ou L'immobiliser.

L'Asiate se détache du visible, sans savoir s'attacher à l'invisible ; l'Européen s'attache au visible, sans savoir se détacher de l'invisible ; le Russe s'attache à l'invisible, sans savoir se détacher du visible.

Les défauts des Russes sautent aux yeux, flagrants mais superficiels. Leurs qualités sont cachées et profondes. Chez l'Européen, c'est le contraire. Le bien et le mal se valent et tiennent le même langage - dit-il. Chez le Russe, ils ne s'adressent même pas la parole.

Depuis Octobre 1917, tant de visions oraculaires et haineuses de la chute finale de la Russie. Mais ce n'est pas dans le bruit de vaisselle cassée qu'elle sombre, mais dans le vide et le silence des vitrines des quincailleries. Telle Pythie, telle pitié.

L'Orient - pays des toits, l'Occident - pays des murs, la Russie - pays des façades (Custine). Pour celui qui tient à la hauteur des ruines ou à la profondeur des souterrains, le dernier cadre paraît être le plus prometteur.

Les frontières russes, de la norvégienne jusqu'à la chinoise, - nulle part ailleurs, sur notre globe, les civilisations, des deux côtés de frontières, ne sont aussi dissemblables. « La Russie, ce n'est pas un État, mais un continent » - Pierre le Grand - « Россия не царство, а часть света ».

On ne peut être attiré par la Russie qu'avec les yeux d'enfant ; dès qu'on creuse ou abrase, et même dès qu'on gratte, on tombe sur la sombre profondeur du Tartare ; de bonnes raisons d'aimer la Russie se trouvent, toutes, en hauteur déracinée. « Derrière les raisons enfantines de m'installer en Russie, se trouvent des profondes » - Wittgenstein - « Behind all my childish reasons to settle in Russia, there are deep ones » - tu n'aurais pas dû abandonner le regard d'enfant pour ouvrir les yeux d'adulte.

L'Anglais a plus d'avis que de pensées, l'Allemand - plus de pensées que d'avis (Heine). L'avis du Français est la pensée ; l'avis du Russe - la vie.

L'Américain veut chercher le fond de la solution, l'Allemand - le fond du problème, le Russe - le fond du mystère. Le Français se contente - et il a raison - d'en trouver la plus belle forme. « Les Russes ignorent la joie de la forme » - Berdiaev - « Русские не знают радости формы ».

Sentir sa pensée - l'attitude russe, penser son sentiment - l'attitude européenne. Rien d'inventé ou l'invention pure. L'authenticité de l'original n'ayant presque rien à voir avec l'authenticité de l'image, l'attitude d'artiste serait de se tenir à égale distance et du sentiment et de la pensée.

Noblesse, toujours impuissante, pitié, toujours désincarnée, pathos, toujours immobile - Tchékhov.

Une révolution est faite du mot, du geste et de l'idée. Dans la Révolution bolchevique, le mot fut bien russe, le geste - asiatique, l'idée - européenne. Mais ces trois volets ne se rencontrent, harmonieusement, que chez un comptable ou chez un fanatique. Ce que le Russe ne sera jamais.

Tant de choses russes s'expliquent par le caprice des verbes auxiliaires. L'atrophie de l'être quasi-inexistant, des accords grinçants ou fuyants de l'avoir avec les sujets et objets, les métamorphoses radicales du faire perdant tout rapport avec le cerveau ou le muscle, par un préfixe irresponsable.

Partout, avec du savoir acquis s'affine la délicatesse des sentiments. La seule exception - la Russie, où plus sauvage est l'homme plus il y a de chances de lui trouver de la subtilité du cœur.

L'homme est bon, disent les Russes, mais on a intérêt, en Russie, d'être une crapule, pour survivre. L'homme est mauvais, dit-on en Europe, où il est profitable d'être bon.

Il faut casser des œufs, si l'on veut rassasier l'homme - et l'on eut une monumentale omelette humaine, dont on garde toujours l'indigestion.

La concurrence - encore elle - fait améliorer la marchandise, qu'elle soit manuelle ou spirituelle, - regardez les chutes de la qualité, juive ou russe, après leurs proclamations des monopoles de la vérité ou de la souffrance.

La passion russe est la liberté, sa routine - l'esclavage. De qui, au juste, parle Camus : « La passion la plus forte du vingtième siècle : la servitude » ? Le Russe n'est libre qu'en eschatologie : « La passion russe : le désir du contact direct avec tout ce qui est initial »** - Jankelevitch.

Le champ européen reçut la bonne graine, dont l'Anglais sera l'économiste, le Français - le politicien, l'Allemand - l'idéologue ; pour en assurer la sécurité et la longévité, il lui fallut l'épouvantail russe.

Pour que les hordes, meutes, gangs actuels russes atteignent le stade rêvé d'étable, il faudra qu'ils soient bien bâtis (la perestroïka), bien éclairés (la glasnost), bien gérés (la pravda).

Le Russe a un bon regard et de mauvais yeux ; ceux-ci servent à scruter l'étendue pour connaître sa place dans le monde, celui-là - à donner la mesure de sa profondeur ou de sa hauteur. Tant de myopes et de presbytes chez les hautains ou les profonds !

Les Russes sont obsédés par le récit de leurs soifs ; on finit par ne plus comprendre, s'ils veulent de bonnes canalisations ou un bon déluge.

Auparavant, toutes les révolutions, c'était un drame aboutissant aux comptes rendus, modes d'emploi et nouveaux codes civils ; la Révolution russe - une tragédie optimiste se métamorphosant en une comédie pessimiste.

L'ennui semble être un point commun entre les révolutions française et russe. « 14 Juil.1789 - Rien. » - les plumes et les caméras enthousiastes inventeront ce que ne virent les yeux ni perçut l'esprit. « Nov.1917 : parmi cette horreur sans nom, au fond de cette absurdité - l'ennui. Tout va au diable et - il n'y a pas de vie. Il n'y a pas de ce qui insuffle la vie : d'un élément de lutte » - Hippius - « Нояб.1917. Среди этих омерзительных ужасов, на дне этого бессмыслия - скука. Всё летит к чёрту и - нет жизни. Нет того, что делает жизнь : элемента борьбы ». Les descendants introduiront les lutteurs, les arènes et les récompenses.

Dès qu'une chose s'avère être vraie, le Russe cesse d'y tenir et d'y croire et se met à la recherche d'un nouveau mensonge. Le contraire de l'Allemand, « l'homme, qui n'émet jamais un mensonge, sans le croire lui-même » - Adorno - « ein Mensch, der keine Lüge aussprechen kann, ohne sie selbst zu glauben ».

Comment naissent les mythes, chez les nostalgiques d’un paradis communiste : les statistiques présentent l’URSS comme le premier producteur mondial de fonte, de coton, de ciment – la casserole y fut introuvable, le moujik fut couvert de haillons, l’ouvrier fut entassé dans des appartements communautaires.

Le monde libre eut une vision juste de la réalité soviétique bestiale, comme la propagande soviétique écrivit vrai sur l'horreur du rêve occidental. Mais l'Europe finit par défigurer le rêve communiste, et la Russie resta sourde aux charmes de la réalité européenne.

Le même destin poursuit les escadres, idéologies ou poésies russes : viser le monde entier, pour se retrouver épave, coulée sans gloire : le Variag, l'Internationale, les Scythes.

En Asie, on vénère son père ; en Europe, on l'assassine ; en Russie, on s'en désintéresse, en se prenant systématiquement pour bâtard.

Est-ce à la première personne que je choisis mon pronom préféré ? à la deuxième ou à la troisième ? Pour déterminer ma position ? ma posture ? ma pose ? - L'Européen s'installe dans le moi, l'Asiate se comporte par le lui, le Russe rêve du toi - la liberté, l'égalité, la fraternité - sujet, objet, projet.

Les pires défauts du Russe se retournent contre lui-même ; les défauts de l'Européen se dressent contre les autres. Les qualités du Russe s'adressent à l'humanité entière ; les qualités de l'Européen le servent d'abord lui-même.

Dans la sphère des intérêts russes, le Bien se pavane en maître, le Beau se comporte en intrus pittoresque, et le Vrai n’est même pas remarqué. « Vérité – l’un de ces rares mots en russe, qui ne riment avec aucun autre » - Nabokov - « Истина — одно из немногих русских слов, которое ни с чем не рифмуется ».

L'intellectuel européen - un partisan de la justice, orgueilleux, au cœur de la société ; l'intellectuel russe - un juste, humble et marginal. Le premier déniche des abus et formule des propositions de lois ; le second se lamente de l'imperfection humaine et avale son amertume. Lycurgue ou Socrate.

Le rêve russe est hors du temps ; mais puisque, ailleurs, le rêve creva depuis longtemps, aux yeux moutonniers ou robotiques, toute forme d'élucubrations ne peut s'attacher qu'à l'avenir ; d'où cette erreur : « En Russie, on ne songe qu'à l'avenir » - Steinbeck - « In Russia it is always the future that is thought of ».

Saint-Pétersbourg, « la ville la plus abstraite et préméditée » du monde (Dostoïevsky - « самый отвлечённый и умышленный город »), une espèce d'Anti-Aléthoville de Voltaire, c'est ce qu'il faut faire du sous-sol de son soi, servant tantôt de ruines d'un passé sans pitié, tantôt de fenêtre sur un avenir sans honte. La meilleure fenêtre est celle, à travers laquelle « le ciel déverse sa plénitude à la rencontre de ma pitié »* - Camus. Venise pourrait disputer à Saint-Pétersbourg les lauriers de l'exil permanent, artificiel et inspirateur.

Une curiosité géopolitique : sur les terres de mon pays natal naquirent Prométhée, Médée, Avicenne, Tamerlan, Hamann, E.T.A.Hoffmann, Kant, Chopin, Conrad, Salomé, G.Cantor, D.Hilbert, Chagall, R.Jakobson, H.Hesse, R.Gary, Celan, Koyré, Kojève, Levinas.

Avec la question de l'origine de la tragédie communiste, on gagne en lucidité en répondant, successivement : puisqu'il y avait des salauds en Russie, puisqu'il y en avait dans des pays satellites, puisqu'en tout pays on peut trouver des hommes généreux. Cette idée généreuse est condamnée à l'horreur, car : une fois l'idée érigée en raison d'État, inévitablement, des salopards conformistes accéderont au pouvoir et des innocents auront peur de leur innocence.

Tout ou partie ? - « La vocation des Russes est de donner une philosophie de la spiritualité du Tout » - Berdiaev - « Русские призваны дать философию цельного духа » ; c'est oublier, que la spiritualité, dans les grandes cultures, la russe, l'allemande, la française, se loge déjà dans une partie (l'âme, le cœur, l'esprit) de notre tout. C'est l'impuissance dans le local qui nous jette souvent dans les bras de l'irresponsable global.

Le philistin et le philosophe allemands, le syndicaliste et l'intellectuel français, vivent dans le même milieu, avec la même vision du bon, du beau, du vrai ; aucun d'eux ne se considère vaincu ou dominé. L'escroc et le poète russes n'ont pas grand-chose de commun, et le premier écrase le second : « Ce pays avait tout pour devenir un paradis de l'esprit, mais il devint un enfer grisâtre » - Brodsky - « Страна обладала задатками духовного рая, а стала адом серости ».

Face au phénomène de la Russie soviétique, le démocrate européen fut soit russophile soit russophobe ; et les deux attitudes furent également justifiées, puisqu'il s'y agissait de deux clans différents : des démocrates du rêve nostalgique ou des démocrates des faits statistiques.

Quand la barbarie russe rencontre la barbarie américaine, l'esprit sans la lettre ou la lettre sans l'esprit, - on dirait un ours robotisé ou un robot au fond d'une tanière.

Sur une douzaine d'heures astrales de l'humanité, S.Zweig en accorde trois à la Russie : la grâce de Dostoïevsky, la fuite de Tolstoï et … le wagon plombé de Lénine.

Le Christ, dans la perception européenne, est une figure fondamentalement apollinienne ; chez les Russes, il est hautement dionysiaque. Le Christ russe, pitoyable, en compagnie du Grand Inquisiteur, ou le Christ, assisté de Torquemada, frère d'Héracles (Hölderlin), ou prêtant son âme à César (le surhomme de Nietzsche).

La douceur chrétienne ruina Rome, la générosité communiste abattit la Russie. « Moscou, comme Rome, c'est du grandiose » - « Moskau sowohl wie Rom sind grandiose Sachen » - la dernière étincelle du cerveau de Nietzsche, le jour même, où la folie l'éteignit définitivement à Turin, en vue d'un cheval fouetté, lui, qui chanta les vertus du fouet et dénonça les méfaits de la pitié ! Cette même image, qui l'enténébra, illumina Raskolnikov. Désormais, l'humanité ne demandera à ses apprentis-sauveurs que le taux d'intérêt ou la marge de profit - le salut est dans la prédominance du lucre.

Des archéologues, poètes ou critiques d'art allemands sillonnent la Grèce, la France ou l'Italie et imitent la pureté, la grandeur ou la beauté, vues, comprises et digérées ; des rêveurs russes imitent les mirages des autres, sans leurs soifs, sans leurs transports, sans leurs cartes ; voilà pourquoi la culture russe est plus originale. Parce que plus inventée.

À cet impitoyable et dévergondé pays, je suis reconnaissant de m'avoir appris, que la meilleure rencontre avec Dieu ne se fait ni dans la prière, ni dans la confession, ni dans l'action, mais dans la pitié et la honte.

L'attrait des étoiles dut être particulièrement intense au-dessus de mon village natal de Sibérie, car mon seul camarade de classe, se trouvant de ce côté-ci des Carpates, est chez la NASA, Projet « Alone with a Star ».

C'est l'ogresse Baba-Yaga qui fixe le mieux la précision du rêve russe : « Va je ne sais où, chercher je ne sais quoi » - « Пойди туда не знаю куда, найди то, не знаю что ». Lamartine le partage : « Je vais sans savoir où, j’attends sans savoir quoi ».

Les trois tragédies dans la vie de Nabokov, les trois pertes : de l'enfance, du père, de la langue maternelle. Malgré ces points communs, tout le reste nous oppose.

Comment on s'attribue l'exclusive : le Sonderweg (voie à part) de la philosophie allemande, l'exception culturelle française, la загадочность (énigme) de l'âme russe. Et, paradoxalement, leurs horizons s'appellent : le Weltgeist (âme du monde), l'universel, la всеотзывчивость (ouverture à autrui).

La cleptomanie semble être une tare héréditaire russe ; ce que Bélinsky disait, il y a deux siècles : « Il n’y a pas, en Russie, de droits de l’homme, il n’y a que des ramassis de voleurs et de bandits de l’administration » - « В России нет никаких гарантий для личности, а есть только огромные корпорации служебных воров и грабителей » - s’applique à toute l’histoire russe.

Un grossier robot et un grossier mouton, le vieil Américain et le nouveau Russe, profanèrent, respectivement, ces deux jolis mots : romantique et aristocratique ; le premier dit romantique - pour dire : tiens, ça sort de l'algorithme ; le second dit aristocratique - pour dire : seul un millionnaire peut se le permettre.

En Russie, comme en Asie, ce qui est dynamique - en politique ou en économie - est hideux. En Europe, même le monachisme le plus contemplatif est des plus entreprenants. La résignation que je prône pour l'homme ne peut embellir peut-être que l'Asiate.

L'Europe vécut la seconde moitié du XX-ème siècle sous le slogan : keeping America in Europe, Russia - out, and Germany - down ; le demi-siècle à venir tiendra à keeping Russia in Europe, America - out, and Germany - up.

La simplicité est la manifestation la plus immédiate de la noblesse ; les aristocrates russes, tels Pouchkine et Tolstoï, en font preuve, en baissant les yeux devant leurs nourrices ou moujiks, attitude inconnue ailleurs.

Le nihil russe est l'apport le plus significatif à la philosophie occidentale, qui, à la recherche d'un digne contraire au majestueux et faux être, ne tombait que sur le misérable et bien réel étant. Il va de soi qu'il n'y ait pas plus de négations dans la franchise du nihil que dans les cachotteries de l'être ; ce sont deux adversaires au même degré d'affirmation.

Le jour, où même la Place Rouge sera grise d'ennui, je regretterais peut-être les jours, où elle était déjà noire de monde, encore blanche de neige, et même verte de peur.

De son passage à Paris, l'Américain retiendra le nom de l'hôtel, où il a eu un dîner d'affaires, l'Allemand - les horaires des trains, qui conduisent à Euro-Disney, le Russe - le nom de celui qui s'était suicidé à l'endroit le plus proche.

La seule puissance que l'Européen reconnaît est celle qui se traduit en actes, tandis que tout ce qui est fort chez le Russe reste, inexprimé, dans son âme béate et fébrile. De même, une espérance gratuite russe est souvent prise pour un noir désespoir. « La simplicité russe, horrible et dépravante, dans laquelle des phrases mystiques couvrent un cynisme naïf et impuissant » - Conrad - « Russian simplicity, a terrible corroding simplicity in which mystic phrases clothe a naïve and hopeless cynicism ». Le cynisme n'étant horrible et dépravant que lorsqu'il est calculateur et puissant, cette définition, à défaut de formuler un problème justifie un mystère. D'après S.Lem, l'auteur de Solaris, ce n'est pas de ce livre que s'inspira Tarkovsky, dans son film éponyme, mais de Crime et Châtiment. Aujourd'hui, c'est pire : les Frères Karamazov se tournent, même par les Russes eux-mêmes, comme si c'était Solaris.

Le moyen le plus sûr d'enterrer le rêve est de chercher à le rendre lisible : « Appelés à rendre vrai le rêve » - « Мы рождены, чтоб сказку сделать былью » - tout rêve, auquel conduisent les pieds et non pas le seul regard, devient kafkaïen ou ubuesque : « Appelés à rendre vrai Kafka » - « Мы рождены, чтоб Кафку сделать былью ».

Dans un pays libre, l'homme a, en tant que son prolongement, - la loi, la propriété, la connaissance de ses droits ; et l'on finit par ne plus voir son essence nue, qui était si visible en Russie : « La Russie est un laboratoire, où l'homme est réduit au strict minimum, ce qui permet de voir ce qu'il vaut » - Brodsky - « Россия - это лаборатория, в которой человек сведён до минимума, и потому ты видишь, чего он стоит ».

La liberté s'installe là, où l'homme peut ne plus rougir des moyens pour accéder à la propriété. La Russie en est bien loin : « Toute propriété, en Russie, a pour origine : la supplique, le cadeau, la corruption » - V.Rozanov - « В России вся собственность выросла из выпросил, или подарил, или кого-нибудь обобрал ».

L'absence du sentiment du droit, chez les Russes, est un vide du même ordre que « l'un des inconvénients du caractère français, l'absence du sentiment du devoir » (Delacroix). Et c'est dans leurs vides respectifs qu'ils font évoluer leurs génies, remplis du sentiment contraire. Comparez avec ceux, d'outre-Atlantique, qui ont les deux et où dorment, à la fois, et la conscience et l'élan.

Beau remonterait au diminutif de bon. Mais c'est ce qui se passe en russe, avec хорошенький et хороший !

À l'occasion du trépas de l'URSS, on planta le dernier clou dans le cercueil de l'Histoire (pour l'enterrer juste à côté du Dieu et de l'art, défunts un peu plus tôt), c'est à dire dans celui de l'homme, qui ne peut être vivant qu'animé d'un rêve. « Hegel se trompa de 150 ans : la Fin de l'Histoire, ce n'est pas Napoléon, c'est Staline » - Kojève. Finis, le frisson de la fraternité et la noblesse de l'égalité ; la voie est libre pour le seul survivant - le robot, juste, libre, rassasié.

Le plus humaniste des messages, celui de Tchékhov : la compassion et la langueur vous étreignent, sans que les affaiblisse une interrogation sur la crédibilité intellectuelle ou sociale de ses héros perdus et impossibles. Qui nous déshumanise le plus ? - les sociologues et philosophes, rigoureux et raseurs. Pour comprendre Tchékhov, il faut se dire, que, s'il écrivait aujourd'hui, sa pitié, sa tristesse et son lyrisme trouveraient autant, sinon davantage, de matière.

La musique de la vie est toujours nostalgique : face à l'enfance trop lointaine, à l'espérance trop haute, à la faiblesse trop profonde ; mais son bruit est triste, monotone ou cynique. Un artiste peut renoncer à reproduire le bruit et à ne produire que de la musique ; c'est ce que fait Cioran. Mais la musique de Tchékhov est plus ample, puisqu'elle comprend le bruit, dont l'horreur ou l'ennui sont joués, en contre-point, par sa musique. Face à l'Europe, le Russe reconnaît volontiers se trouver au milieu d'« une oasis d'horreur dans un désert d'ennui » - Baudelaire.

Ni Dostoïevsky ni Tolstoï ne trouvèrent en France d'adeptes de talent (on ne peut pas prendre au sérieux des G.Bernanos ou A.France) ; c'est d'autant plus étrange que Nietzsche ou Wittgenstein en sont des héritiers enthousiastes et pénétrants.

Le choix exclusif entre l'ennui et la souffrance, proclamé par Madame de Staël, devint inclusif : tant de terribles souffrances envahissent les pages des écrivains européens modernes et dont n'émane qu'un immense ennui ; leurs collègues russes s'efforcent d'exhiber tant d'ennui vulgaire, mais l'on continue à n'y voir que l'éternelle et noble souffrance russe. « Chez nous, tous les livres sont écrits sur un même thème – de quoi souffrons-nous » - Gorky - « У нас все книги пишутся на одну и ту же тему о том, как мы страдаем ».

La conscience nationale russe reproduit les pérégrinations et fluctuations phéniciennes entre trois continents ; on ravit de belles princesses pour subir des invasions, on envoie des éléphants pour affronter des légions. Les Américains font de même avec l'héritage romain, en le personnifiant dans l'image dominante de manager. Les Allemands furent les plus imaginatifs, en réinventant tant de nouvelles Hellades germanisées par pléiades de poètes et de philosophes.

Une excellente illustration de la place de l'intelligence ou de la sensibilité, en Russie ou en Occident, cette sentence de Claudius : « Le mot ne monte aux cieux que porté par la pensée » - « Words without thoughts, never to heaven go », traduite (Pasternak) par : « Le mot sans émotion n'est pas entendu par les cieux » - « слов без чувств вверху не признают ».

Le dernier coin de la Terre, où l'on veuille encore rêver et danser, au lieu de veiller et marcher, est peut-être l'Amérique Latine ; d'où l'immense prestige, là-bas, du lyrisme et de la nonchalance russes, importés en même temps que les missiles, la bureaucratie et la démagogie soviétiques.

Tout esprit français est dans un mot d'esprit ; l'idée de l'esprit est tout esprit allemand ; le mot et l'idée, débarrassés d'esprit et devenus gémissement ou icône, c'est l'esprit russe.

Tourgueniev et Gogol, les plus inconditionnels et enthousiastes chantres de la terre russe, reconnaissaient, qu'ils ne pouvaient s'adonner à leur exercice patriotique qu'à Paris ou à Rome.

Ce n'est pas Don Giovanni mais Eugène Onéguine qui est le vrai chef-d'œuvre musical et dramatique ; ce n'est pas La Noce de Figaro, mais la Carmen qui chante le mieux la liberté et la féminité ; je le dis avec le seul nom en tête, celui de Pouchkine, pillé légèrement par Mérimée, et dont le génie se trouve derrière ces deux monuments. Il est aussi l’auteur de deux légendes romantiques : mettre à l’origine du Requiem de Mozart une cabale de Salieri et attribuer l’air de Voi che sapete à un musicien ambulant aveugle que Mozart aurait entendu dans la rue et l’avoua à Salieri.

L'enfance façonne plus profondément nos fibres que nos vocables ; aucun problème pour trouver, chez d'autres tribus, des égaux de Pouchkine, Tolstoï ou Pasternak, mais, contrairement à l'écoute de Bach, Mozart ou Beethoven, je n'éprouve nul besoin de chercher la raison, jamais suffisante, du frisson qui me vient d'un morceau de Tchaïkovsky, Rachmaninov ou Prokofiev.

Le Français réussit sa gloire en calculant dans le réel, l'Allemand réussit sa conscience en travaillant sur le réel, l'Anglais réussit sa compétition en fabriquant le réel ; le Russe échoue dans son rêve, en trichant sur le réel.

C'est à Saint-Pétersbourg que je devins nihiliste et adorateur du soleil, et c'est dans le Midi que je m'adonnai aux jeux des ombres et à l'acquiescement au monde. Nietzsche serait, à trois quarts, d'accord avec cette géographie spirituelle : « À Pétersbourg je serais nihiliste ; ici je crois en soleil » - « In Petersburg wäre ich Nihilist. Hier glaube ich an die Sonne ».

Le Russe a la manie de négations faciles, grandioses et gratuites. Presque toute la culture russe est de nature nihiliste ; Pouchkine fut le seul diseur-du-oui ironique, léger et gracieux. « La volonté, en Russie, est suspendue, et l'on ne sait pas si elle sera pour le non ou pour le oui » - Nietzsche - « In Russland wartet der Wille, ungewiß, ob als Wille der Verneinung oder der Bejahung » - Pouchkine étant resté sans héritier, la réponse, hélas, est évidente.

Sur les rapports avec la vérité : le défaut le plus grave, pour un Allemand - de l'ignorer, pour un Russe - de la justifier, pour un Français - de ne pas savoir la fabriquer.

Les ignares et les malveillants voient la hideur du communisme à la soviétique et ils veulent en jeter l'opprobre jusque sur l'égalité ou l'humanisme ; peu sont ceux qui lisent cette histoire à l'envers : « Après tant de lucidité, de sacrifice, d'intelligence, - les millions de déportés, la censure » - Merleau-Ponty.

Le Russe est si pressé de hurler son pouls du bon, qu'il oublie de s'assurer le concours du rythme du beau ; le Français est si obnubilé par la voix du beau, qu'il oublie d'y insérer des silences du bon.

L'Allemand est obsédé par la mesure, il y réduit même son idéal, la pureté (« le brut aussi a besoin de mesure, afin que le pur se reconnaisse » - Hölderlin - « unter dem Maße des Rohen brauchet es auch damit das Reine sich kenne ») ; le Français se pavane avec ses outils de mesurage et les appelle esprit ; le Russe se veut être la mesure même, pour n'évaluer que le démesuré - la douleur, la bonté, la solitude.

La pensée s'inscrit, en Allemagne, dans une philosophie, en France - dans une littérature, en Angleterre - dans une politique, en Russie - dans la vie, ce réseau de riens. « En Allemagne on veut la pensée pour la méditer, en France - pour l'exprimer, en Angleterre - pour l'appliquer, en Russie - pour rien »*** - Tchaadaev. L'absence d'œuvres serait la définition même de la folie (Foucault, et l'œuvre de Pouchkine n'était pas encore venue te consoler comme Montaigne - le Tasse), folie dont un oukase te stigmatisa, pour que tu y rejoignisses, malgré toi-même, Swift, Nietzsche, Van Gogh, Artaud.

L'égalité, pour un Russe, relève du rêve, et l'amour de la patrie - de la réalité ; tout le contraire de l'Allemand : « L'amour de la patrie conduisait le peuple allemand à mourir, mais il plongea dans le mépris universel, quand il suivit les promesses réelles de la révolution » - Hitler - « Die Liebe zum Vaterland ließ das deutsche Volk sterben ; erst als es den realen Versprechungen der Revolution folgte, kam es in die allgemeine Verachtung » - le ressentiment des nazis contre les Juifs et les bolchevistes a sa source dans la débâcle de la Grande Guerre, à laquelle le Teuton cherchait un bouc émissaire.

Trois fauteuils voisins de l'Académie Française furent occupés, au siècle dernier, par trois énergumènes d'origine russe, qui discutaient en russe des entrées du Dictionnaire de l'Académie.

Les panneaux indicateurs, plantés en 1941 et 1945, à l'entrée de la Russie et de l'Allemagne, par, respectivement, la Wehrmacht et l'Armée Rouge : « Vous pénétrez dans le cul du monde » (« Hier beginnt der Arsch der Welt »), « La voilà, cette Allemagne, la maudite » (« Вот она, проклятая Германия ») - en quelles unités mesurer leur distance du vrai enfer ? Heureusement, au mot de Götz von Berlichingen fit écho le mot de Cambronne.

Les personnages au goût le plus détestable : en Russie - les âpres (les Eurasiens ou les théologiens), en France - les sirupeux (Proust, Guitry, Sollers), en Allemagne - les insipides (Hegel, Husserl). Les meilleurs : en Russie - les tourmentés, en France - les placides, en Allemagne - les illuminés.

Dans l'actuelle Russie, quand on est stupéfié par le désert littéraire (ou plutôt par cette étable, climatisée et globalisée comme toutes les autres - « La nullité culturelle post-soviétique me dégoûta de ma patrie » - Koublanovsky - « Культурная ничтожность послесоветского времени отравила мне Родину »), on comprend, que la plupart de ses talents d'antan avaient besoin de tyrannie pour entretenir leur pathos.

Le point de départ du Russe est en Orient, le point d'arrivée se voit dans la perspective occidentale. Mais il s'embourbe dans le premier pas.

Que je suis reconnaissant à la sérénité des lumières universelles européennes, qui me permirent de jeter sur ces pages tant d’ombres russes, scintillantes et solitaires. « La solitude : un océan d’ombres couvre cette Sibérie » - A.Suarès.

Le surhomme nietzschéen aura laissé deux héritiers naturels, en Allemagne nazie et en Russie soviétique : ce qui aurait dû incarner des valeurs nouvelles (le mépris des mots anciens, l'oubli de l'Histoire), dans un pessimisme hautain, donna l'Ordre Nouveau et l'Homme Nouveau, avec leurs plats optimismes, le chant solitaire et tragique devenu marches militaires ou folkloriques.

Plus que des œuvres de ses généraux ou historiens, la Russie sort glorieuse des péripéties du lac Peïpous, de la Moskowa et du blocus de Léningrad grâce à Eisenstein d'Alexandre Nevsky, à Tchaïkovsky de l'Ouverture 1812, à Chostakovitch de la 7-me Symphonie. Et là où Passent les cigognes, on boit, en sanglotant, la défaite, les yeux fixés au ciel.

Les apprentis-philosophes français, viscéralement anti-russes, cherchent dans les récentes expéditions russes au Caucase les seuls parallèles avec ce que Pol-Pot infligeait à Pnom-Penh ou Hitler - à Varsovie. Elle est si nette et si sans appel, leur frontière entre justes et injustes. Je ne sais pas, où ils mettent les oubliés de Léningrad et Stalingrad, martyrisés par des barbares injustes, mais j'aurais pitié des enfants de Dresde, Berlin ou Hiroshima, crevant de la main des barbares justes.

Ils sont très peu nombreux, ceux qui comprennent, qu'il y a eu trois secondes guerres mondiales, à contenus incomparables : l'idéologique - entre les démocraties et les totalitarismes européens, la politique - entre le Japon impérialiste et les pays du Pacifique, la raciale - entre les Germains et les Slaves. L'holocauste juif est le seul élément commun entre la première et la troisième.

Le même jour, le 22 juin, des coalitions européennes, montées par Napoléon et Hitler, envahissent la Russie. D'autres curieux parallèles : le général russe, qui les battit, porte le même nom - Hiver,dont les méfaits furent aggravés par l'indélicatesse du comte Rostoptchine ou celle du NKVD ; les dragons et les as de la Luftwaffe sabrent ou descendent un nombre incalculable de ces lourdauds de moujiks, qui, à la fin, par milliers et milliers, déferlent sur les boulevards parisiens et dans le ciel berlinois, où le sabre et l'avion font terriblement défaut aux Européens ahuris. Mais ce n'est ni le dragon ni l'avion russes qui y triomphent, fièrement, mais l'humble patriotisme d'un peuple.

La pitoyable stupéfaction des hommes de gauche européens - le Pacte Ribbentrop-Molotov ; dans l'affrontement avec les nazis, le Français risquait, au plus, des délais de livraison du Beaujolais Nouveau plus espacés, et le Russe - d'être réduit en esclavage, à l'âge de pierre, sans aucun soin médical, aucune culture, de voir un désert à la place de Saint-Pétersbourg et de Moscou ; tout ce qui retardait l'invasion devait être tenté, sachant, que les démocraties refusent toute coopération avec le Kremlin et qu'après Munich elles font tout, pour que les deux tyrans se saignent mutuellement ; l'idiotie et l'ingratitude de cette folie des Européens - proclamer le Pacte en tant que la cause première de la Guerre !

Le meurtrier de Pouchkine, d'Anthès, l'un des futurs pères de la SNCF (comme Pascal, avec ses omnibus, - celui de la RATP) et la bête noire de Hugo, fut complice de Dumas père, qui emprunta son nom pour Edmond Dantès, cet habile spéculateur, exerçant sa vengeance à coups d'interlopes boursicotiers et recommandant, même dans son testament, des placements à 18% à ses héritiers formés au métier de banquier.

Les meilleurs compagnons occidentaux de la cause communiste, s'ils avaient dû vivre au quotidien en URSS, auraient été les adversaires les plus farouches du bolchevisme. Rien de plus frustrant qu'un rêve céleste dans une croûte terrestre. Rêver d'un rôle à adouber et baver dans une geôle du KGB.

Pour être porté aux nues par sa nation, l'Américain doit gagner, l'Allemand - souffrir, le Français - briller, l'Italien - chanter, le Russe - tomber.

Tous les Italiens chantent ; et les moins doués en montent sur les planches. Les Russes sont une nation des spectateurs, dont les plus doués ne fréquentent que les coulisses. La scène - aux anges ; la nature - aux démons ; il paraît que le diable « parle italien avec l'accent russe » (Verlaine).

C'est l'oppressante sensation des frontières qui attire vers la hauteur ; la vastitude de la terre russe, où aucun horizon ne ferme la perspective tribale, favorise davantage le goût de la profondeur. La pensée de la terre, comme du seul élément vital, éloigne de la liberté, qui préfère le feu, l'eau et l'éther.

Pouchkine fut exilé au même endroit qu'Ovide ; à peu près au même moment, Napoleon, de son exil sur l'île d'Elbe pouvait apercevoir la Tour de Sénèque, en Corse, où s'ennuyait jadis son prédécesseur d'infortune ; je visitai les deux sites : l'ambiance à vous étouffer d'ennui ou de vous couper le souffle ; on aurait dû invertir ces lieux, pour que le chantre de l'amour ne laissât pas choir sa lyre et le maître du courage élevât son stoïcisme.

Dans la vie, il est impossible de garder la même hauteur que dans le rêve ; la profondeur ou la bassesse accompagnent si souvent une vie, trop lourde ou trop cruelle. « La pensée russe semble attirée par la hauteur, mais pourquoi sa vie est si basse ? » - Tchékhov - « Русскому человеку свойственен возвышенный образ мыслей, но почему в жизни он хватает так невысоко? » - ce ne sont que rarement des pensées ; le plus souvent ce sont des délires, des proclamations, des incantations.

On écoute un acteur, un musicien, un scientifique russe - on entend une voix européenne, claire, fraternelle et droite ; dès qu'on croise un politicien ou un homme d'affaires - c'est Byzance, la voix fuyante, les yeux de voleur, les gestes de voyou.

C'est dans le liquide que s'éploie l'âme russe : dans le sang, dans la sueur, dans la larme, dans la vodka. Le cerveau semble en être également atteint : « Le cerveau russe est mouillé ; il ne flambe pas du feu de l'intelligence, et quand tombe en lui l'étincelle du savoir, il s'enfume et s'éteint »* - Gorky - « Сырой русский мозг не вспыхивает огнём разума, когда в него попадает искра знания, - он тлеет и чадит ». C'est presque aussi mauvais qu'une âme sèche ; aux saignées ou sanglots du vouloir, qui l'interpellent ou l'inondent, elle ne renvoie que de la fumée. Voltaire, qui faisait du philosophe un pompier : « la superstition met le monde en flammes, la philosophie les éteint », aurait apprécié…

La métaphore russe est toujours barbue, tandis que « la métaphore française porte des moustaches » (Baudelaire). Le hussard et le moine, le sabre et le goupillon, les toits et les cellules. Parfois unis : père de Foucauld et père Serge.

Le culte de la terre russe fait penser à Antée, cherchant son égal, qui vivrait de la complicité de l'air, et déraciné, à la pelleteuse mécanique, il serait étouffé par des Héraclès en série. La terre, qui n'y est souvent que de la boue : « Sous les yeux - une braise trop vive, aux oreilles - un sanglot, et la boue, où tu gis - tel, Russie, est ton lot » - Kipling - « Except the sound of weeping and the sight of burning fire, and the shadow of a people that is trampled into mire ».

Ni en Allemagne ni en France il n'y eut un seul vrai nietzschéen ; ils sont nombreux en Russie, et sans la moindre imitation ni surprise : Nietzsche est le plus russe de tous les philosophes occidentaux ; les épigones académiques fouillent dans ses idées (qui sont bien pauvres), les épigones littéraires - dans ses métaphores (qui sont fort belles), tandis que les vrais nietzschéens se reconnaissent eux-mêmes - dans son ton (qui est, avant tout, noble).

La philosophie russe est la seule à être vraiment chrétienne, puisqu'elle est gorgée d'anxiété, d'angoisse et de repentance : la profondeur d'une pitié et la hauteur d'une ironie s'y rencontrent chaleureusement, au milieu des ruines, là où en Occident sévit la froide gravité des audaces et des constructions.

Ce terrible constat : il n'y a pas de ruines en Russie, comme il y en a sur tout le pourtour méditerranéen. Non seulement elles n'ennoblissent aucun sol, mais même dans les têtes toute débâcle résulte en bouillie rapidement évacuée et oubliée. « Ce qui chutera, chez nous, ce ne seront pas les pierres, tout se diluera en une boue »* - Dostoïevsky - « Упадут у нас не камни, а все расплывётся в грязь ».

Pour un Russe, écrire en français, c'est être sur la Bérézina et ne pas savoir si l'on vit une débâcle ou une délivrance.

Se civiliser, c'est se débarrasser du péché originel et de la honte. Les péchés du Russe sont si cuisants, qu'il lui faut des dieux cléments, sachant fermer les yeux sur le réel et se contenter de l'idéel. « Le pouvoir soviétique se maintient grâce au platonisme du peuple russe. » - Lossev - « Советская власть держится благодаря платоническим воззрениям русского народа ». Tout autre peuple européen, soumis à une expérience marxiste, se nourrirait du Capital ; les Russes sortent tout droit de la République. L'idée reçue voit dans le Russe un vétéro-Chrétien, tandis qu'il est un païen, un platonicien invétéré.

Une étrange espérance, fondée sur des miracles aux yeux fermés, des renversements des états d’âme, des exploits mythiques d’un cœur résigné, une espérance donc sans aucun appui réel accompagne le Russe dans les calamités qui constituent son quotidien. Cioran, avec sa répugnance pour toute forme d’espérance, a quelques lacunes à combler : « Rien de ce qui est russe ne m’est étranger ».

Le véritable drame de la Russie actuelle, depuis son écroulement, c'est son incapacité d'imaginer de nouveaux mythes, qui donneraient sens à sa nouvelle existence ; il faut reconnaître, que le mythe, grandiose et planétaire, mythe de la dignité du faible, mythe aujourd'hui humilié et ridiculisé, n'est pas facile à remplacer. Et les utopies ne sont plus à l'ordre du jour. « Tout État doit se créer une utopie, lorsqu'il a perdu contact avec le mythe » - E.Jünger - « Zur Utopie ist jeder Staat verpflichtet, sobald er die Verbindung zum Mythos verloren hat ».

La sidérante médiocrité des libres plumes russes, au XXI-ème siècle ! L'oubli total du grand héritage : « Hier encore, la littérature russe, c'étaient des Pouchkine et Tolstoï, et maintenant, il ne restent que des 'maudits Mongols' » - Bounine - « В русской литературе ещё вчера были Пушкины, Толстые, а теперь почти одни 'проклятые монголы' » - bien qu'aujourd'hui ils soient plutôt Américains. « Le seul avenir de la littérature russe est son passé » - Zamiatine - « У русской литературы одно только будущее - её прошлое ».

L'idéalisation bien pesée du présent réveille la passion du passé, fait prospérer la civilisation et ne laisse les révolutions éclater que sous les crânes. Les Russes font tout l'inverse : le présent trop répugnant, le futur gratuitement idéalisé, le passé ignoré – cet état d'âme émeutier ruina la Russie.

Même les adversaires de la Révolution russe étaient obsédés par des visions historiques, pour ne pas dire hystériques : « Je perçois également deux possibilités pour la révolution : la voie du réveil ou la voie de l'oubli » - Hippius - « Я одинаково вижу две возможности революции - путь опоминанья и путь всезабвенья ». Revenir à soi, se perdre. Ouvrir, enfin, les yeux ou les fermer pour de bon. La vision au détriment de l'écoute, qui est la voie vers la démocratie.

Il faut être potentiellement libre, pour se battre consciemment pour la liberté, en se donnant de bons objectifs. L'esclave se contente de moyens : « La Russie – l'éternelle mutinerie de l'éternel esclave » - Mérejkovsky - « В России - вечный бунт вечных рабов ».

Les Russes ont la naïveté de vénérer les pierres sacrées de l'Europe, sans en avoir l'intuition du prix. L'Europe ne cherche plus à convertir ou à séduire, elle veut se vendre, comme tous les autres.

Après une orgie, la Russie exsangue s'écroula, mais à l'adresse d'une clinique se trouvait un abattoir. Et les abats russes devinrent plus connus que ses ébats. « Le diagnostic fut juste, l'opération se déroula à merveille, mais l'autopsie révéla qu'elle fut intempestive »** - Kouprine - « Диагноз был поставлен верно, операция проведена блестяще, но вскрытие показало, что она была преждевременна ».

Les plus grandes actions russes viennent des plus grands rêves et non pas des calculs : le processus fascine le Russe plus que le but. « La Russie : c'est un pays, où l'on peut faire les plus grandes choses pour le plus mince résultat » - Custine. Les Russes usent de plusieurs sortes de balances pour peser leurs résultats. Celle que tu as lue, la seule connue par ailleurs, la marchande, n'est peut-être pas la plus consultée dans ce pays de démesure. Ici, on chante ce qu'on peut faire, comme d'autres « dansent ce qu'ils veulent dire » (Nietzsche) - à vous le récit et le devoir.

C'est en proie à un rêve fou que le Russe sent son vrai soi s'affirmer, et c'est dans la sobriété du quotidien qu'il se sent le plus perdu. Montaigne l'avait bien entrevu : « Ce sont toujours ténèbres cimmériennes. Nous veillons dormants, et veillants dormons »**.

Les vrais Possédés furent toujours des Européens. Le Russe est obsédé par la hantise d'une réalité, qui se substituerait à ses délires et les rendrait caducs.

L'humanisme originel devint rationnel à la Renaissance, le revirement complètement ignoré par la Russie et qui explique la plupart de ses différences d'avec l'Europe. L'humanisme irrationnel devint une quête exclusivement russe : « La fiction russe est celle du Chaînon Manquant de l'humanité ; son crâne est celui du surhomme » - Chesterton - « Russian tale is the tale of the Missing Link ; his head is the head of the superman ».

Les raisonneurs européens sont habitués à voir, dans la littérature, des personnages bien réels, d'où leur allergie aux fantômes loufoques russes, travaillés par l'impuissance. « Comment peut-il [Dostoïevsky] écrire si incroyablement mal et émouvoir si profondément ! » - Hemingway - « How can a man [Dostoyevsky] write so unbelievably badly, and make you feel so deeply ! » - on y voit la différence entre un journaliste minable et un journaliste génial. Bien écrire, c'est bien émouvoir.

En fouillant dans mes souvenirs russes, je trouve ceci : l'homme, qui me fit aimer Bach et Haendel, un académicien, qui avait connu Einstein et créé la topologie moderne ; l'homme, un Vénézuélien, qui m'apprit l'espagnol, devint terroriste, ennemi numéro un en Europe, embastillé, en perpétuité, depuis un quart de siècle ; l'homme du Parti, qui, pendant des années, me poursuivit de sa hargne, à cause de mes liens européens, est aujourd'hui recteur de l' Université Lomonossov, mon alma mater.

Ni la vérité ni la beauté – dans la science, la politique, les arts plastiques - ne furent jamais la première préoccupation du Russe, mais – le Bien, toujours dogmatique. « Le nihilisme, ici, est sans haine, et la science ressemble à de la religion » - A.Blok - « Здесь нигилизм - беззлобен, и дух наук - религии подобен ».

Les époques non-héroïques, comme la nôtre, sont tapissées du quotidien, d'où la misère nue de l'héroïsme russe, anachronique et désusité. « Chez les Russes, l'aptitude aux grandes choses n'a d'égale que l'indifférence aux misères du quotidien » - G.Staël.

Le titre de Patriotique, pour parler de la dernière guerre mondiale à l’Est, est juste. Pour les nazis, il s’agissait de coloniser la Russie, comme les Britanniques avaient colonisé l’Inde. L’évocation des idéologies ne servait qu’un seul but - bien réussi ! – recruter des combattants volontaires non-allemands. Mais la victoire de l’horreur nazie en Allemagne devait beaucoup à la victoire de l’horreur bolchevique en Russie. « Le fascisme et le bolchevisme sont frères-ennemis, mais frères tout de même : là où l’un pousse, le champ de l’autre en reçoit des engrais » - H.Hesse - « Der Faschismus und Bolschewismus sind zwar feindliche Brüder, aber doch Brüder, und wo der eine wächst, düngt der das Feld des andern ».

La plus infâme des ingratitudes européennes, face à l'holocauste russe de la Seconde Guerre Mondiale : une nation, martyrisée par un régime sanguinaire, traînant une noire misère, est envahie par l'armée la plus puissante et la mieux équipée du monde, ayant pour but la colonisation et la réduction en esclavage des Slaves et pour moyens - l'extermination physique, l'éradication de toute culture ; tout un peuple se sent meurtri et défié, se bat farouchement pour sa dignité et sa survie, perd 25 millions d'âmes et finit, triomphateur, à Berlin ; toute l'Europe, en 1945, voit dans le Russe son sauveur, méritant l'admiration et la reconnaissance éternelle. Aujourd'hui, tout est oublié : ce sont deux sordides dictatures qui se seraient alors chamaillées entre elles, pour le plus grand bien de la démocratie américaine, le seul vainqueur de cette confrontation entre le Bien et le Mal ; et le Russe aurait été du mauvais côté…

L'heure est à l'horizontalité ; les firmaments et les sous-sols restent en dehors des progrès de la robotisation. Le monde sera américain et chinois - ou rien. Le Russe, avec ses extrêmes verticaux, sera laissé au bord de la route, dans une impasse de plus. « En Russie, il n'y a pas de médiocrités : soit ce sont des génies solitaires, soit d'innombrables vauriens »* - Klioutchevsky - « В России нет средних талантов, а есть одинокие гении и миллионы никуда не годных людей ».

Souvent, on voit en Berdiaev, Chestov, V.Rozanov - des nietzschéens, tandis qu'ils sortent tout droit de Dostoïevsky, comme d'ailleurs Nietzsche lui-même, qui est mi-Français mi-Russe ; il méprisa et la lourdeur et les thèmes de Kant, Hegel, Schopenhauer, en prenant Voltaire et Stendhal pour modèles de l'esprit ; il puisa ses images centrales - la pureté s'empiégeant dans le péché, le surhomme, l'au-delà du bien et du mal - dans Dostoïevsky.

Qu'un oligarque russe, un gangster, un fonctionnaire corrompu ne voient pas l'infinie hideur de leur cadre de vie se comprend facilement, mais qu'un violoniste, une diva de ballet, un homme de théâtre, un scientifique soient frappés de la même cécité, est une énigme que je n'arrive pas à m'expliquer.

La vie, pour un Russe, est un défi à toute norme, et la corruption de ses propres mains lui donne plus de prétextes pour pérorer, pathétiquement, sur la pureté de son âme. « Si la loi était respectée à la lettre et les pots de vin étaient bannis, aucune vie ne serait plus possible en Russie » - Herzen - « Если бы в России строго выполнялись все законы и никто не брал взяток, жизнь в ней была бы совершенно невозможна ».

Je me sens minable, pour ne pas dire ridicule, avec ma langue et ma morgue, que n'apprécierait peut-être qu'un duc de La Rochefoucauld, - je lis le récit d'un Parisien de bonne souche (S.Tesson), reclus, en plein hiver, dans une cabane de la taïga sibérienne, et où je retrouve tout le décor sauvage de mon enfance. Un chiasme vertigineux ! Jusqu'à ses aphorismes, qui sont si désespérément plats… Il me reste à « découvrir une autre Sibérie, pour y expédier l'initiateur de réévaluations de valeurs » - Nietzsche - « ein Sibirien zu erfinden, um den Urheber der Wert-Tentative dorthin zu senden ».

Le malheur russe est que, contrairement à Rome et Paris, après de sanglants affrontements entre plébéiens et patriciens, aucun Temple, aucune place, ne portent le nom de Concorde, et la Place la plus emblématique continue à s'appeler Rouge, symbole de beauté ou couleur de sang, comme cette église de Saint-Pétersbourg, qui ne fait que nous rappeler un Sang Versé, au lieu d'appeler à l'expier.

Même dans des transactions modernes, le Russe alterne le vol et le don, comme jadis - dans ses sacrifices ou ses fidélités. Il a besoin de voler, pour exhiber sa force, et de donner, pour calmer sa conscience.

Dans les catastrophes, l'Européen trouve de l'étoffe pour repriser le tissu social, le Russe n'en retire que des strophes pour griser son insu viscéral. Qui contesterait la maîtrise unique, que le Russe démontre dans l'ordre des idées désastreuses ?

D'après l'intensité, la sincérité et les penchants de son tempérament, dans quelles autres filières aurait pu s'exercer un intellectuel, qui se préoccupe aujourd'hui, politiquement, des faibles ? En Russie, il serait moine, bombiste ou poète ; en Europe - banquier, représentant en transistors ou promoteur immobilier.

En venant en France, le Russe veut voir partout des d'Artagnan, ne voit que des consommateurs et se met à se lamenter sur la disparition d'un monde de rêves. Le Français se rend en Russie, pour s'ébahir devant des fous de Dieu, de vodka, de caviar ou de musique tzigane, tombe sur des fonctionnaires véreux et finit par n'y voir que la poubelle du monde. Les lucides des deux camps comprennent que le charme recherché le doit à l'inexistence de l'objet qui les intrigue, ce qui redouble leur sympathie.

Dans la connaissance de l'homme, le Français se penche sur le comment, l'Allemand - sur le , l'Anglais - sur le quand, le Russe - sur le qui. « Le Français s'amuse, l'Allemand rêve, l'Anglais vit, le Russe singe » - Gogol - « Француз играет, немец мечтает, англичанин живёт, русский обезъянствует ».

Dans mon village natal s'affairent des hommes d'une autre couleur, et épaisseur, de peaux ou de rêves, cultivant des arômes ou s'occupant des bêtes, qui me sont étrangers, hommes aux rires et pleurs incompréhensibles, à la langue sans liens avec ton enfance. « De nuit, plus près de l'aube, je suis de retour au pays congelé, - au mien ? au leur ? » - Koublanovsky - « Возвратясь в свой или нет край замороженный, ночью, когда ближе рассвет » - mieux j'entretiens les promesses des aubes, moins je tiens au désespoir des crépuscules.

Compatriote de l'arbre, compatriote du mot - cette tribu n'existe plus, depuis que la forêt et les codes d'accès surveillent les frontières. Mais si l'on se perd dans la forêt, c'est dans l'arbre qu'on se trouve. « Têtes inconnues emménagent dans mon pays ; ni sous mon arbre ni dans mon mot »** - Tsvétaeva - « Новосёлы моей страны ! Из-за древа и из-за слова ».

La réussite sociale : pour un Américain - partir les poches vides et arriver millionnaire ; pour un Français - troquer sa guinguette provinciale contre dîners en ville parisiens ; pour un Russe - de tourmenté devenir tourmenteur.

Le diable rôde aux horizons littéraires allemands ; l'ange se suspend au-dessus des plumes russes. Et Pascal a peut-être raison : en faisant la bête, l'Allemand s'éprend de la pureté (Reinheit) angélique ; en faisant l'ange, le Russe se découvre l'arbitraire (своеволие) démoniaque, chthonien. « Si Lucifer avait été Russe, il aurait choisi être le dernier des anges, ce genre extrême de rébellion » - Ortega y Gasset - « Si Luzbel hubiera sido ruso, habría preferido ser el más íntimo de los ángeles, este último estilo de rebeldía ».

La connaissance vivante - lorsqu'on sait vivifier et la recherche et la trouvaille. Le malheur, c'est que plus le savoir est aujourd'hui utile, plus fatalement il nous éloigne de la vie éternelle. L'instinct le dit au Russe, qui finit par n'être attiré que par un savoir inutile. Au savoir utile il voue son mépris ; A.Suarès le comprit de travers  : « Tout Russe est nihiliste ; il méprise tout ce qu'il ignore ».

La verticalité n'est pas la dimension préférée des Russes ; les sous-hommes et les surhommes ne font pas parties des catégories préconisées par ceux qui voient en tout homme une pénible cohabitation de la bête (la chair), de l'homme même (l'âme) et de l'ange (l'esprit), sur la même terre, vaste et chaotique. Rien d'étonnant, que celui qui n'entre pas dans la dyade pascalienne, c'est à dire n'est ni ange ni bête, n'interpelle que l'âme.

La réflexion, le foyer, la découverte de paysages - tels sont les cadres de notre vie, errante ou sédentaire : « L'Allemagne est faite pour y voyager, l'Italie pour y séjourner, l'Angleterre pour y penser, la France pour y vivre »* - d'Alembert. Mais en Russie, qu'on voyage, qu'on pense ou qu'on vive, tout se réduit à y souffrir.

Le rire s'inscrit dans le paysage et le caractère français ; la moquerie constitue le climat et le tempérament russes. « Le Français est dans le rire, le Russe - dans la grimace ; le Français grimace lorsqu'il rit, le Russe rit lorsqu'il grimace » - V.Joukovsky - « Француз - весел, русский - насмешлив ; француз осмеивает, потому что он смеётся, русский смеётся, потому что осмеивает ». Le premier sait qu'il vaut mieux en rire ; le second se demande, s'il ne vaudrait pas mieux en pleurer.

Connaître la chose ou toucher à son mystère ? « L'Allemand tourne autour de la chose, le Français capte un rayon, qui en émane, et continue son chemin » - Kleist - « Der Deutsche geht um das Ding herum, der Franzose fängt den Lichtstrahl auf, den es ihm zuwirft, und geht weiter ». Le Russe, par un coup de pied, la voue aux ténèbres extérieures ou, par un coup de cœur, exige d'elle un rayonnement éternel.

Le cheminement de la comédie européenne : la révolte, l'ennui et enfin une leçon bien digérée, l'indifférence, degré suprême de la liberté (Descartes). La tragédie russe suscite, d'abord, l'admiration, ensuite l'horreur et, enfin, le rire ou l'indifférence.

Un aristocrate français, éconduit par sa compagne, ex-princesse russe, se perd dans d'obscures raisons, que la volage évoque. Y flairant des mystères de l'âme russe, il me demande de l'éclairer la-dessus ; je lui suggère un terrain neutre, on monte une expédition dans des caves californiennes ; au bout de 48 heures, il comprend, que ce n'est pas l'esprit d'aventurier du Far West, qui lui manquait, mais l'ivresse d'âme orientale.

Les touristo-trotskistes, convertis en journalistes, rejoignirent la-dessus d'autres germanopratins ; c'est à la télévision qu'ils puisent toutes leurs connaissances de la Russie et non plus dans Tolstoï ou Dostoïevsky. Tout Français, légèrement au courant du souffle de ceux-ci, a de la compassion, et par-là de la compréhension, pour leur malheureuse patrie. Mais comment écouter aujourd'hui ce pays, sans porte-parole, sans voix organique et se permettant le luxe criminel de dédaigner la voix d'un Soljénitsyne ? Tant de haine biologique anime les nouveaux intellectuels français de gauche.

Les vices et les vertus des nations changent si facilement de signe, il suffit de leur adjoindre quelques compléments de lieu ou de temps. Après l'énumération cinglante : « L'Anglais cherche le profit, le Français - la gloire, l'Allemand - le pouvoir, le Russe - le sacrifice » - W.Schubart - « Der Engländer will Beute, der Franzose Ruhm, der Deutsche Macht, der Russe das Opfer » - pensez au profit en usine, à la gloire au salon, au pouvoir en église, au sacrifice en caserne, et vous rabibocherez tout le monde.

Un consensus règne chez les Européens sur l'essentiel - la liberté, la démocratie, la justice ; il ne leur reste, comme sujet de débats, que l'ennui des détails techniques d'imposition ou de budgétisation. Chez les Russes, ce consensus ne touche que le secondaire - l'arbitraire, le caprice, l'improvisation comme règles de la vie sociale ; pour assaisonner cette bouillie dans les têtes, ils se saoulent de débats, passionnants et stériles, sur la liberté, Dieu, le sens de l'existence ; en attendant, la justice, face aux dissidents, y garde toujours la même nature – le harcèlement et la vindicte.

L'une de ces tristes espérances russes : le dégel des mots et des regards, après que les idées et les faits avaient glacé le sang et les yeux.

L'être de l'inexistant intrigue les vagabonds, les héros, les poètes, mais laisse indifférents les moutons et les robots, qui ignorent la misère et la honte. Les patriotes russes cultivent cet inexistant : « Ma pauvre Russie ! Dans des taudis pourris, dans l'Europe sans honte, nous porterons le rêve de ce que tu es » - Koublanovsky - « Россия, ты моя ! В завшивленный барак, в распутную Европу, мы унесём мечту о том, какая ты ».

Veut-on vivre dans l'entente avec le monde ou dans le défi - le type de civilisation dépend de la réponse. « L'homme harmonieux - les Grecs homériques, les Chinois, les chrétiens gothiques. L'homme héroïque - les Romains, les Germains et Latins. L'homme ascétique - les Hindous, les Grecs néo-platoniciens. L'homme messianique - les premiers chrétiens, la plupart des Slaves. L'harmonie avec le monde, la domination du monde, la fuite devant le monde, la sacralisation du monde » - W.Schubart - « Der harmonische Mensch - die homerischen Griechen, die Chinesen, die Christen der Gothik. Der heroische Mensch - das antike Rom, Romanen und Germanen. Der asketische Mensch - die Inder und neuplatonische Griechen. Der messianische Mensch - die ersten Christen und die meisten Slaven. Welt-Einklang, Welt-Herrschaft, Welt-Flucht, Welt-Heiligung ». Peut-on sacraliser par l'harmonie, par la puissance ou par la fuite ? Oui, quand je suis un Ouvert, et ma musique, mon génie ou mon regard proviennent de ma profondeur divine et sont tournés vers ma hauteur humaine.

La Russie est un « pays des passions effrénées ou des caractères débiles, des révoltés ou des automates, sans intermédiaire entre le tyran et l'esclave » - Custine - les Russes les retrouvent, en effet, dans chacun de nous. Votre vie servirait à justifier le tyran, qui point en vous, et à en cacher le ressort d'esclave.

Agir pour ce qui est en-dessous (être Français) ou au-dessus (être Russe), c'est fuir, mais la vie est dans la qualité de nos fuites. S'accrocher aux choses mêmes et n'agir qu'en leur nom n'est guère glorieux : « Agir pour la chose elle-même, c'est vraiment être Allemand » - Wagner - « Deutsch sein heißt eine Sache um ihrer selbst willen zu tun ». Perspective ou voisinage, il faut choisir.

Ce peuple, surdoué pour la liberté intérieure, n'aboutit qu'à une désaffiliation, même en se soumettant à une tyrannie. Et qu'est-ce qu'on aurait dû attendre de l'édification du socialisme ? « On ne confie pas la réalisation du socialisme à un peuple héréditairement taré par la tyrannie » - Ionesco.

Une nuit polaire, un matin enchanteur invitent la Russie à vivre un jour de liberté et de lumière, mais elle se précipite tout de suite dans un soir sans promesse, - il lui faut un manque vital. « Longtemps la Russie fut congelée dans la servitude. Aujourd'hui, en plein dégel, elle ne retrouve pas la vie, elle se décompose » - Hippius - « Россия долго стыла в рабстве. И теперь, оттаяв, не оживает, а разлагается ».

Ne pas savoir ce qu'on vint à faire dans ce monde, ce qu'on vaut ou ce qu'on vise, et de s'en accommoder, telle est l'attitude russe. Ce qui est trop net ne peut pas être de la vie : « Le Russe a raison de se contenter de son néant, au lieu de se vouer à une détermination minable » - Bélinsky - « Русский хорошо делает, довольствуясь пока ничем, вместо того, чтобы закабалиться в какую-нибудь дрянную определённость ». Les fantômes peuvent bien se passer de miroirs, d'échos et d'ombres, mais les châteaux à hanter, il faut bien les bâtir.

Le Russe est un Ouvert, puisqu'il n'a aucun contact avec ses limites : « Cette pensée lointaine, sans bornes, où s'incarnera-t-elle, si ce n'est en toi, ô Russie, qui ignores les bornes ! » - Gogol - « Русь ! … Здесь ли, в тебе ли не родиться беспредельной мысли, когда ты сама без конца ? ». Perplexe devant le premier pas et fascinée par le dernier, - les seuls pas lointains, pas des sources et de l'au-delà des horizons - tu répugnes aux empreintes immédiates et ignores les pas intermédiaires.

La démocratie réveille l'énergie des hommes d'action et paralyse les hommes du rêve. Le Russe étant allergique à l'action et infesté de rêves, on comprend son désarroi actuel. « La Russie, sous les démocrates, est si pitoyable, que le cœur me saigne. Ce n'est même pas tragique, c'est pire… Une dictature, au moins, tout compte fait, n'est qu'une pitoyable parodie d'une monarchie » - Chafarévitch - « При демократии Россия представляет такой жалкий вид, что даже сердце щемит. Даже не  трагичный - хуже… А диктатура - в конце концов лишь жалкая пародия на монархию ».

La démocratie fonctionne, à condition que la responsabilité accompagne la liberté ; la Russie actuelle oscillant entre les deux, on y vit soit une incurie inextricable (la liberté sans responsabilité) soit un régime byzantin (la responsabilité sans liberté).

La lumière, la loi, le courage, la voix - tout est broyé en Russie par des courants souterrains infernaux et inhumains. « La Russie, ce royaume des ténèbres, de l'arbitraire, d'un silence apeuré, des disparitions sans trace » - Herzen - « Россия - царство мглы, произвола, молчаливого замиранья, гибели без вести ».

Les ogres au pouvoir, ce n'est pas une exclusivité française. « Le souverain russe est civilisé, son peuple ne l'est pas. En France, c'est l'inverse » - Talleyrand. La Russie en eut, elle aussi, mais ni ses huttes ni ses palais ni ses camps ne furent tempérés par un Code Civil, le bon plaisir des uns et des autres réglant le fouettage, la fraternisation ou le régicide. « En Russie, la sévérité des lois est tempérée par leur non-respect » - Wiazemsky - « В России суровость законов умеряется их неисполнением ».

En Europe, tout ce qui est faux mais utile est entaché de vérités réglementaires. En Russie, en sens inverse, c'est la vérité qui subit ces mutilations : « En Russie, tout savoir est teinté de fausseté » - Conrad - « In Russia, all knowledge is tainted with falsehood ». Vos vérités incolores protègent bien la grisaille des cerveaux, mais dévastent la palette des âmes.

Le théâtre anglais est dominé par le mot, l'allemand - par l'image, le français - par la fioriture, le russe - par un état d'âme. L'art, la poésie, le décor, l'homme.

Huit siècles de rivalités, entre Russes et Polonais, pour prétendre au titre de héraut de la slavité : cinq siècles de succès polonais, trois - de revanches russes. D'orgueils et de triomphes, que leur reste-t-il ? - l'humiliation européenne et la platitude planétaire. Plus aucun support pour des sentiments viscéraux.

Pour le Russe, l'Apocalypse, c'est le commencement que redoute sa sainte paresse ; et le salut, c'est un Messie qui s'attarderait près de lui, par soif, pitié ou inadvertance. La grandeur des commencements perdit toute son aura, et la pitié est confiée, comme partout ailleurs, aux services municipaux.

L'intellectuel russe forme sa sensibilité autour de la pitié, et l'intellectuel européen forme sa raison avec l'outil de l'ironie. Leur symbiose serait un sentimental, ayant pitié de l'homme, mais ne la déployant que dans la solitude, ironique et résignée.

Gogol, Dostoïevsky, Tolstoï découvrent au fond d'eux-mêmes des traits honteux, et pour les avouer ou les calmer, inventent des récits, pamphlets ou romans, plus proches des confessions que des inquisitions, qui ne sont ni satiriques ni pythiques ni didactiques ; ce n'est pas dans une société, mais en nous-mêmes qu'il faut chercher une âme morte, un homme du sous-sol ou un cadavre vivant.

Les révolutionnaires russes : l’adulation du peuple, aux vertus imaginaires, la haine du pouvoir, aux vices imaginaires, – le gouffre entre les justiciers et la justice. L’évolutionniste européen : l’adaptation des droits de l’homme et du droit écrit – à la réalité politico-économique – le rapprochement entre la nation et l’État.

La pitié accompagne les gestes de tous les Russes, même des bourreaux russes. « L'esprit compatissant russe suspend ses jugements » - V.Woolf - « The compassionate Russian mind is inconclusive ». Le bagnard et le moujik s'en consolent, le voleur et le pochard s'en enhardissent, le juge et le législateur s'en découragent. « Sans justice, l’État n’est qu’une bande de brigands » - St-Augustin - « Sine justitia quid sit regnum nisi magnum latrocinium ».

Les diversités urbaine ou mentale sont difficilement compatibles. Ainsi, pour certains, la Russie serait « minimum de diversité avec maximum d'espace » - Kundera. C'est ce qu'on constate en Russie, quand l'œil ne s'arrête que sur des objets de la civilisation - le confort du corps. L'inquiétude de l'âme repose sur des objets de la culture. Mais cet œil-ci peut manquer même aux spécialistes de l'histoire byzantine. La Russie est le seul pays au monde, où le gouffre entre la civilisation et la culture est infranchissable.

Pour l'Anglo-Saxon, est vrai ce qui marche ; pour l'Allemand - ce qui se tient debout ; pour le Français - ce qui plane ; pour le Russe - ce qui (que ?) justifie la position couchée.

Les Russes pensent que les choses ont leur propre visage, et il faudrait les débarrasser de tout masque : « Le trait fondateur de notre caractère national, c'est le pathos de dévoilement : enlever tout ornement ou masque de la vérité toute nue des choses » - V.Ivanov - « Основная черта нашего народного характера - пафос совлечения, совлечь всякую личину и всякое украшение с голой правды вещей ». Les autres comprirent, que tout visage n'est qu'un masque, dont on connaît la scène et maîtrise le rôle. Et la pudeur des choses ne fait que gagner du drapé verbal. La vérité nue est risée, repoussoir ou épouvantail.

Dans aucun autre pays le gouffre entre la vérité de raison et la vérité de cœur n'est aussi infranchissable qu'en Russie. Et puisqu'en Europe le Christ apporte plutôt la première que la seconde, on pouvait dire : « Avec mon 'Art de trouver la Vérité nous allons évangéliser les Tartares » - Lulle. Cette engeance aurait été plus attentive à ton Art d'aimer et même à ton Arbre de science. Surtout si tu étais venu trois siècles plus tôt, lorsque la Vérité évangélique les séduisit pour de bon.

Pour qualifier une attitude face au pouvoir, seuls les Russes continuent encore à employer le verbe aimer (aimer le Tsar, le Petit Père des peuples, le Président). « Contrairement à l'intelligentsia, l'intellectuel peut aussi bien aimer que ne pas aimer le pouvoir en place » - Kontchalovsky - « Отличие интеллигентства от интеллектуала : интеллектуал может любить свою власть, а может и не любить ». On ne peut aimer ou haïr un Code, un mode d'emploi, une réglementation, on les rédige, contrôle, applique. Mais le Russe veut partout mettre de l'âme, ce qui la rend universelle et introuvable.

Comme partout en Europe, il y eut bien en Russie une culture de la lumière et une culture des ombres, la première ouverte par Pouchkine, la seconde - par Dostoïevsky. Un peu héritier des deux, j'apprécie autant la lumière de l'un que les ombres de l'autre, toutes les deux coulées dans un mot civilisateur. Des folliculaires occidentaux opposent bêtement l'angélisme du premier à la barbarie du second, tandis qu'ils sont indissociables.

L'Européen est persuadé, que son bien-être et la stabilité sont dus au doute permanent et personnel, auquel il soumet tout, tandis que leur vraie cause, ce sont les certitudes collectives. Le Russe vit de ses certitudes viscérales, mais casse tout par son doute périodique. « Dans cette Russie ignorante et barbare, si l'homme descendait la pente du doute, rien ne l'arrêterait » - Michelet.

À première vue le Russe semble être ravagé par de grands doutes, et le Français – vautré dans de grandes certitudes. Mais, vu de plus près, on comprend, que le Russe patauge dans de petites certitudes, et le Français progresse selon de petits doutes.

On mène une vie de réfugié, quand la langue des réponses n'est pas la même que celle des questions. Ma vie est une suite de deux exils : en Russie, où il fut impossible de me cacher, et en France, où il est impossible de me faire voir. Trop d'interrogateurs débiles ou trop d'interrogations subtiles. Aucune envie de réponses ou des réponses, toutes trop banales.

La sensation d'être un exilé de l'intérieur, dans mon propre pays, est précisément la preuve, que je suis bien à lui. « Je ne suis pas à toi, ô laideron de neige » - Maïakovsky - « Я не твой, снеговая уродина ». Les meilleurs enfants de la Russie furent ses enfants prodigues. Certains trouvaient même à l'exil l'aura d'une mission : « Nous ne sommes pas des bannis, nous sommes des bénis » - Berbérova - « Мы не в изгнании, мы - в послании ».

Ces Yankoïdes, exilées à Passy ou Montparnasse, pratiquant leur aristocratie parmi marchands de tableaux, cultivant le Bel Esprit dans des restaurants, s'épanouissant aux courses à Enghien et en escapades sur la Riviera, elles me font penser à deux grandes exilées russes, A.Akhmatova et M.Tsvétaeva, ne se liant, en France, qu'avec d'autres exilés, A.Modigliani ou Rilke. Mais le badaud s'extasie sur toutes ces G.Stein, N.Barney, A.Nin, repues et insignifiantes. Et leurs homologues masculins, E.Pound, Fitzgerald, Hemingway, furent, eux aussi, de répugnants bourgeois, entreprenants et snobs.

Des métèques-clochards, comme Celan ou Cioran, sont de rares promoteurs des poètes et philosophes russes ; le marketing triomphal de leurs homologues américains est assuré par des hordes de professeurs des Business Schools.

Chez les Français, la souffrance tend trop vers les gouffres, et chez les Allemands – vers le ciel. Elle n'est réelle, c'est à dire bestiale, incurable, écrasante, que chez les Russes. Et puisque la liberté est au ciel de la fidélité ou dans l'hypogée du sacrifice, on peut comprendre pourquoi la souffrance ne s'y convertit pas en liberté.

Dans la vision de l'expérience soviétique, chez les Européens, il y a tant de simplifications à l'excès : elle serait, d'après eux, une machination diabolique de bestialisation des hommes, tandis qu'il s'agissait d'une entreprise angélique de transformation des humains en anges. Qui finiront par devenir des bêtes, comme le savait si bien Pascal.

Quand les horizons sont bouchés, l'universel prend facilement la forme du clocher le plus proche. C'est ainsi qu'il faut voir la prétention russe à l'universalité. La fuite devant les actes se faisant passer pour l'ouverture d'esprit et faisant tarir la fécondité de l'âme.

Le Russe n'est pas un homme prométhéen ; il est apocalyptique, johannique, sentant au fond de lui-même une harmonie, ce qui le rend très tolérant pour ses propres méfaits et sa paresse. Remarquez que le péché capital de paresse infâme est traduit en russe par la romantique mélancolie (уныние), deux interprétations extrêmes de l'acédie grecque (Thomas d'Aquin ou Loyola) - du je-m'en-foutisme.

Une fois seul, le Français reste sociable, l'Allemand tourne en bête, le Russe devient ermite, un saint, en compagnie des anges et des démons.

Les Européens se mettent en troupeau pour mieux marquer leur égoïsme. Les Russes s'isolent pour mieux clamer l'altruisme. Ceux-là atteignent leur but, ceux-ci ratent le leur.

Les Européens sont acteurs de leur vie commune, les Russes sont spectateurs de la leur. Ceux-là jouent la vie, ceux-ci la déjouent ou la sifflent.

Révolte ou fatalisme, deux enjolivures cachant, le plus souvent, un honneur de boutiquier ou une paresse de larbin. Devant la réalité, la révolte, c'est l'identification avec un seul possible, le rejet d'un possible au profit d'un autre ; le fatalisme, c'est l'ouverture devant l'immensité du possible. La révolte ne m'est sympathique qu'esthétique, le fatalisme n'est honnête que de tête. La meilleure révolte est dans les yeux fermés, le meilleur fatalisme - dans les yeux lucides.

Adam et Ève, nus, mangeant le fruit défendu, persuadés d'être au paradis - auraient-ils le passeport soviétique ? Regardez le jardin européen, où les amena felix culpa : pas de serpent en vue, le fruit se vend au plus offrant, Adam et Ève, transformés en touristes, geignent d'y être en enfer.

Chez l'étranger, on comprend les idées, on se méprend sur les pulsions. « Un philosophe austère et né dans la Scythie, retranche de l'âme désirs et passions » - La Fontaine. Dans tel arbre, la passion se loge en fleurs, et dans tel autre - dans une branche morte. L'essentiel, dans le travail de la serpe, c'est l'intérêt de l'arbre plus que celui de la forêt.

Partout la liberté, pour devenir forte, se pare d'habits légaux. Sauf en Russie : « L'âme russe est forte, puisqu'elle va nue ; et libre, puisqu'elle s'éprend de servir » - Saint-John Perse. La nudité d'esclave acquit un certain prestige, dans une province romaine, il y a deux mille ans. Aujourd'hui, ce serait une atteinte à l'ordre public.

Le Russe est indifférent aux crues ou étiages, qui ne soient tournés ni vers les fonds ni vers les houles. Et il oublie, que la première fonction de tout courant est de transporter des vivres.

Les motifs et les buts de la Révolution russe furent angéliques ; pour leur mise en œuvre, il aurait suffit qu’on descendît des anges du ciel. Mais sur le terrain ne se trouvèrent que des bêtes, ce qui rendit leur œuvre – diabolique.

L'intellectuel européen écrit des romans, ses homologues américain et russe se vouent à la physique. « Cinq Européens sur dix sont des intellectuels. Ce genre d'intellectuels non intégré n'existe pas aux USA ni en URSS » - Moravia - « Cinque Europei su dieci sono degli intellettuali. Questo genere di intellettuali non integrati non esiste negli Usa e nell’Urss ». Il est vrai qu'à la place de ce vaste troupeau, on trouve des cohortes de robots, en Amérique, et des hordes de falots, en Russie.

Entre un message dionysiaque transmis par un messager hideux et barbare et un message sobre d'un souriant adorateur de Hermès, l'hésitation aura été brève : « L'Europe sera républicaine ou cosaque » - Napoléon. L'Europe sera républicaine, c'est-à-dire américaine. « Exit la Russie, et voilà que nous sommes tous Américains ! » - R.Debray. Qui écoute encore Nietzsche : « Il faut absolument, que nous allions main dans la main avec la Russie. Pas d'avenir avec l'Amérique » - « Wir brauchen ein unbedingtes Zusammengehen mit Rußland. Keine amerikanische Zukunft ».

L'intérêt des chemins, pour le Russe, n'est pas le déplacement des pieds, mais le placement du regard – vers ses horizons ou sur son étoile. Cette singularité russe fut remarquée par de grands voyageurs : « En Russie, il n'y a pas de routes, il n'y a que des directions » - Napoléon. Il n'est pas étonnant que la roue de l'Histoire s'y embourbe, et que l'on soit obligé de la réinventer à chaque nouvelle époque russe.

Les Russes sont d'autant plus enclins à distinguer deux réalités, l'historique et la musicale, que la première, chez eux, est remplie d'un grondement, chaotique et terrifiant. C'est pourquoi les plus sensibles des Russes, Pouchkine et Tchékhov, ne sont que de la musique, le premier – sur une note optimiste, et le second – sur une note pessimiste.

Les seuls artistes russes, qui ne se contentaient pas de leur propre liberté intérieure, mais appelaient à la liberté la plus risquée, la plus rebelle, la politique, furent des aristocrates, Pouchkine et L.Tolstoï. « Pouchkine ! Nous aussi, après ton appel, chantions une liberté secrète ! » - A.Blok - « Пушкин ! Тайную свободу пели мы вослед тебе ! » - ce secret cachait les noms des tyrans et les ressorts de la tyrannie.

Depuis que le péché ne terrorise plus les hommes, l'esclavage reste leur seul épouvantail. « L'Occident dit : la mort plutôt que l'esclavage ; le Russe dit : l'esclave plutôt que pécheur. L'esclavage nous prive de la liberté extérieure, le péché détruit toute liberté » - W.Schubart - « Sagt der Westen : lieber tot als Sklave, so sagt der Russe : lieber Sklave als Sünder. Knechtschaft nimmt zwar die äußere Freiheit, Sünde aber zerstört jede Freiheit ».

La volonté, dans la bouche d'un Russe, signifie l'exercice jouissif de ses caprices et lubies, dans un cadre, délimité par le rang, l'argent ou le sexe. C'est le processus qui l'excite et non pas les buts d'une civilisation ou les contraintes d'une culture. « La liberté, c'est l'abdication de ta volonté personnelle » - Wiazemsky - « Свобода есть отреченье личной воли ».

L'Anglais, l'Allemand, le Français, le Russe voient dans leur patrie respective - une protectrice, une muse, une déesse, une mère. D'où leurs propensions à folichonner, à s'oublier, à statufier, à pleurnicher

Les Russes sont constants dans leur fureur de lapider leurs prophètes. D'autre part, sans pierres - de lapidation, d'achoppement, d'angle - pas de prophète ! Avec les peuples heureux, les candidats au prophétorat, admis au sein des cités marchandes, contribuent à réduire en pierres les cœurs jetables.

De plus en plus souvent on entend chez les catholiques, que la foi ne s'oppose en rien à la raison. Que doit penser le Russe, pour qui : « Nul mètre usuel ne la mesure, nulle raison ne la conçoit. La Russie a une stature, qui ne se livre qu'à la foi » - Tiouttchev - « Умом Россию не понять, аршином общим не измерить. У ней особенная стать ! в Россию можно только верить » ? Elle tente bien de se livrer au bon sens, mais les sens tout court nous en rebutent (l'ouïe - à cause des silences de ses faibles, l'odorat - gêné par les miasmes de ses forts, le goût - frappé par sa grossièreté générale). Suremploi de l'arbre : le gourdin, la croix, l'icône.

Aucun chemin, digne de nous approcher de notre étoile, n'est droit. C'est ce que le Russe rétorque à : « Savoir croître et non pas mûrir, avancer mais jamais en ligne droite, celle qui mène vers le but » - Tchaadaev - et savoir que la maturité, c'est la perte irrémédiable des fleurs.

Quatre niveaux de lecture du désespoir des héros tchékhoviens : ils se vautrent dans le far-niente, ils ne savent pas quoi faire, ils compatissent à ce qui va, immanquablement, périr, ils voient la fatalité de l'intraductibilité de l'être dans le faire. L'amour, le bien et l'art comme les exemples les plus pathétiques d'un être voué à l'incompréhension.

La Russie fut un climat. Son empire vola en éclats, sa race se métissa, sa personne se fondit en foule, le climat de ses cieux et de ses âmes résiste mieux que le reste à l'épreuve de l'histoire. « L'Angleterre est un empire, l'Allemagne - une race et la France - une personne » - Michelet.

Le défaut d'écrivain le plus impardonnable à leurs yeux : l'Anglais - un faible sens de l'humour, le Français - un style manquant de rigueur, l'Allemand - le peu d'étendue de l'oreille, le Russe - le peu de honte dans le regard.

En italien et en allemand le mot art est au féminin (l'espagnol hésite entre le masculin et le féminin, le russe le neutralise). Dans ces langues, je dirais, qu'on devrait en être amant en faussant compagnie à la vie (neutre, en allemand ! ), cette mégère légitime.

L'écriture de Nietzsche fait penser à l'esprit français et au ton russe. Le style de Montaigne, Pascal ou Voltaire, le sujet y dominant le projet, et l'élégance de forme se moquant de la rigueur de fond. La véhémence et le conservatisme de Dostoïevsky, la pureté et la honte y étant inextricablement mêlées sur le même axe vertical. L'homme, ce soi connu, le soi du centre, le soi haïssable, il doit être surmonté par le surhomme, ce soi inconnu, le soi des commencements, le soi admirable.

Les chutes, au moins, permettent de se lamenter sur le sort d'une verticalité instable, mais la mort pétrifie nos cerveaux et nos mots, dans une horizontalité de morgue - tel est mon regard sur la Russie du XXI-ème siècle, où l'on chercherait en vain la moindre trace de la conscience de Tolstoï, de la pénétration de Dostoïevsky, de la grâce de Pouchkine. Aucune trace, non plus, du moujik, du boyard ou du pope, tels que les siècles précédents les connurent. Le sens du grandiose - dans le sourire, la grimace ou la honte - abandonna cette contrée, sans pasteurs ni chantres, où sévit le charlatan.

L'Européen se préoccupe surtout de ce qui ne va pas dans sa machine économique, et il finit par le faire marcher ; le Russe s'accroche à ce qui danse, dans ses yeux, et qui finit, comme tout le reste, par ne plus marcher. Calculateur et danseur, s'entendront-ils un jour ?

Plus il y a de consciences troubles, chez les princes de ce monde, mieux se porte l'art, que les mécènes favorisent mieux que les ministères. L'immense pillage, auquel se livrèrent récemment les oligarques russes, rendit leur sommeil fragile, ce qui promet, en Russie, une prochaine résurgence des talents bien payés, en attendant que la Loi, et donc la paix d'âme, ne fasse retourner ces sponsors au seul lucre.

Aucune nation n'efface si radicalement toute trace du passé immédiat que les Russes. Et la réinvention du passé, de ce passé imprévisible, devint un sport national. « Ce qui fait désespérer de l'avenir de la Russie et du peuple russe, c'est la «barbarie» de son regard sur l'Histoire » - Vernadsky - « Историческое варварство заставляет отчаиваться в будущем России и русского народа ».

La philosophie, en Angleterre - anatomie intellectuelle, en Allemagne - physiologie spirituelle, en France - hygiène mentale, en Russie - pathologie vitale.

Dans les profondeurs - la stérilité ; sous les pieds - la pourriture ; heureusement, les hauteurs sont béantes et vides. Dans l'espace comme dans le temps. « Notre passé est horrible ; notre présent est odieux ; heureusement, nous n'avons pas d'avenir » - proverbe serbe. Hitler est trop bon : « L'avenir n'appartient qu'à ce peuple de l'Est, qui s'est avéré le plus fort » - « Die Zukunft gehört ausschließlich dem stärkeren Ostvolk » - ils gaspillèrent leur force, c'est leur faible.

L'auto-satisfaction est la peste de l'homme moderne, tandis que « le Russe n'est sympathique que parce qu'il a piètre opinion de lui-même » - Tourgueniev - « русский человек только тем и хорош, что он сам о себе прескверного мнения ». Et il la mérite, tout en méritant de la sympathie, tandis qu'ailleurs, souvent, on s'admire, sans mériter ni amour ni fouet.

L'actualité, aujourd'hui, occupe la totalité des horizons humains ; tout est consacré au jour, et la nuit des temps n'attire plus grand-monde. Curieusement, actualité se dit en russe - haine du jour : « Je porte au siècle la haine du jour » - Maïakovsky - « Я веку злобу дня несу ». Il serait plus subtil de porter au jour l'amour du siècle.

L’âme russe, comme la littérature russe : climat de chagrin, paysage sans chemins – condamnées aux ombres sans liesses et aux départs sans promesses.

L'Anglais qui prie est un spectacle peu émouvant ; le Seigneur doit lui préférer le Français qui blasphème. Le Seigneur a en horreur la prière du Russe, toujours blasphématoire, mais Son hypostase littéraire a un faible pour le blasphème russe, si énorme, qu'il touche au ciel.

Écrits à la même époque (et redécouverts, aussi, à une même époque), le Cantar de mío Cid, la Chanson de Roland, le Nibelungenlied et le Dit de l'Ost d'Igor, présentent d'étonnantes ressemblances factuelles, mais surtout psychologiques, les héros se baignant dans leurs défaites ; l'ère carolingienne fut peut-être le dernier moment d'une Europe chrétienne, acceptant, fièrement, la chute. Avec la Divina Commedia commence la littérature moderne des héros, triomphateurs du Mal.

L'Européen et l'Américain peuvent dire, qu'ils ont un ordre politico-économique qu'ils voulaient, ce que ne peuvent dire ni le Russe (où les voix sont trop violentes) ni l'Indien (où les voix sont trop vagues) ni le Chinois (où les voix sont trop apeurées). Les premiers ont l'air de connaître leur destin, les seconds l'ignorent. Les uns gagnent en programmation, d'autres en pérégrinations. Seule une machine peut connaître son destin.

Le sort de la Russie communiste ne se décida ni à Rome ni à Berlin ni à Varsovie ni à Kaboul ni à Washington, mais exclusivement à Moscou, avec ses vitrines vides et ses journaux pourris ; la Russie, à genoux, supplia de l'aide, mais le monde évolué préféra ne pas se priver du joyeux spectacle de décomposition d'un ennemi terrassé ; la conséquence immédiate - le mot de démocratie restera maudit pour plusieurs générations de Russes mortifiés.

Jamais, depuis Catherine II, le parti de la liberté ne fut aussi orphelin de ses élites que dans la Russie du XXI-ème siècle ; c'est avec nostalgie qu'on se souvient encore des aristocrates du temps de Pouchkine, des socialistes du temps de Dostoïevsky, de l'intelligentsia du temps de Tchékhov ou même des dissidents du temps de Pasternak - des voyous corrompus votent aujourd'hui, en pleine liberté, pour … voyous corrompus.

Les élites sont de trois types, selon ces trois critères : le prestige, le pouvoir, l’argent. En URSS, la première élite fut composée de scientifiques et d’artistes ; la deuxième – de despotes incultes ; la troisième n’exista pratiquement pas. Dans la Russie actuelle, la première et la troisième, fusionnées comme partout ailleurs, se vouent au commerce, et la deuxième n’exhibe que des voyous, plus incultes que jamais.

La raison pénètre rarement dans les pulsions russes, gorgées d'horreur ou d'exaltation. Mais l'on ne voue le sérieux qu'aux œuvres de raison. « La seule chose à prendre au sérieux, en Russie, c'est la Russie » - Tiouttchev - « В России нет ничего серьёзного, кроме самой России ». Pour tous les pays, on devine ce que le dessein divin leur réserve ; mais l'expérience matérielle russe ne nous apprend rien ; l'énigme de son existence est la seule à retenir notre regard.

L'art est la maîtrise des écarts avec la réalité ; or, l'horreur bolchevique fut si criarde, que dans l'art, censé glorifier le régime, seule l'invention, intégrale, monumentale et mensongère, pouvait convenir aux caïds commanditaires - aubaine pour le vrai artiste ! D'où tant de belles chansons et de beaux films, où règne l'imaginaire et la réalité brille par sa totale absence.

La fanfaronnade verbale sert au Russe à adopter plus sereinement la position couchée. La détermination bruyante dans l'inutile brouille le message de l'utile.

Les russophobes dénicheront toujours du cosaque, chez Dostoïevsky ou Tolstoï (et jusqu'à l'hymne italien : il sangue polacco bevé il cosacco), mais le cas d'un pur génie européen comme Tchaïkovsky les embête, un effort y est nécessaire : « Tchaïkovsky : la beauté en dehors de la connaissance, c'est la volonté de plaire, une musique efficace, une sorte de démagogie sentimentale de l'art » - Kundera. Une musique saupoudrée de syllogismes, cherchant à repousser et y échouant, un genre pragmatique des tâcherons - c'est ce genre de musicalité qu'il faut recommander à ces roquets du bruit politicien. « Nul mieux que Tchaïkovsky n'a exprimé ce mélange d'aspiration à l'infini et d'angoisse devant le destin, qui caractérise la Russie » - D.Fernandez.

Lorsque je parcours les romans-fleuves de Balzac, Zola, Proust, Joyce, je pense aux romans-sources de Dostoïevsky et/ou romans-deltas de Tolstoï.

La liberté, offerte par Gorbatchev, ne rendit heureux personne – la preuve la plus flagrante de l'hilotisme inné du Russe.

J'enchaînai sur les thèmes de mes ex-compatriotes, pour prouver que le destin des rois maudits ou le hasard du général Dourakine reproduisent la même trajectoire. Ce qui reste vrai après la substitution des rois par poètes et du général par capitaine d'industrie. À moins que l'on se sauve dans le pointillé.

Trois questions russes classiques avec des réponses plausibles : que faire ? - rien ; à qui la faute ? - à celui qui agit ; où vivre ? - ailleurs.

Face aux Russes, je me comporte en mollasson démocrate, sage et prude ; avec les Français, je frôle le liberticide, fanatique et violent. Hypocrisie ? Ambivalence ? Protéiforme, sans fond véritable ? Et je ne sais même pas, où je suis plus près de ma vérité.

J'aurais eu assez de force pour traduire ma lucidité en actes, je serais retourné dans ma forêt natale de Sibérie, sur les traces de mes ancêtres orpailleurs, ou, au moins, j'aurais cherché à me réfugier en Amazonie ou au Kenya. Accepter de vivre d'une illusion - l'écriture comme réceptacle d'un souffle - illusion devenue fatalité, telle est la faiblesse, qui est à l'origine de ce livre boursouflé. « Il ne dépend que de nous : vivre dans un monde rassurant d'illusion » - Chomsky - « If we choose, we can live in a world of comforting illusion ».

Dans les péripéties de toutes les histoires nationales européennes, on devine une espèce de plan intelligent, formulé comme un destin particulier et bien calculé par une chancellerie céleste. Sur ce fond, le chaos diabolique russe est flagrant : « La Russie est un jeu de la nature et non pas de la raison » - Dostoïevsky - « Россия есть игра природы, а не ума ». Et le Russe voit dans sa nature un chagrin étouffant, un silence pesant, une hauteur glacée (K.Balmont).

L'admirable civilisation américaine porte à bout de bras la misérable culture américaine ; la misérable civilisation russe enterre l'admirable culture russe.

Que peut-on attendre de l'injection, au beau milieu de Paris, d'un enfer russe (ad - ад - en russe) ? - Par-ad-is : « Ajoutez deux lettres à Paris : c'est le paradis » - J.Renard. Paris, une fête, qui ne me quitte plus (a moveable feast - Hemingway - un abject récit, qui avait charmé mon adolescence).

Heidegger se serait régalé, s'il écrivait en russe, où l'insignifiance du verbe être est récompensée de métamorphoses stupéfiantes, par intrusion de préfixes : pour - oublier (за-быть), oui - se procurer (да-о-быть), de - partir (от-быть), dans - se maintenir (пре-быть), trans - séjourner (про-быть), à - arriver (при-быть), près - diminuer (у-быть). L'ontologie représentative ou l'anagogie interprétative ridiculisées par la gabegie langagière.

La religiosité philologique de Tolstoï et la religiosité populaire de Dostoïevsky : le premier se penche sur notre facette divine, celle qui s'ancre dans la profondeur de l'être, du commencement ; le second ne voit que la facette humaine, celle qui promet la hauteur du devenir, de la création. Le premier se trompe sur l'homme, et le second – sur Dieu.

Une chose bien dite vaut bien une chose bien faite, tel est le bon credo du Français. C'est en cela que la France est supérieure aux autres, qui n'ont envie de dire qu'après qu'une chose fut faite. L'artiste précède les choses, le chroniqueur les suit. Dictum factum. Toutefois, d'après Pavlov : « Les réflexes du Russe s'accordent non pas avec l'action, mais avec les mots » - « Условные рефлексы русского человека координированы не с действиями, а со словами » - une concurrence existerait à l'Est.

De curieuses traces russes dans les pseudonymes de Gary-Ajar (brûle/et alors, ta flamme ? - гори/а жар ?) et de Celan (entier/cible - цел/цель) - l'intensité-contrainte ou l'intégrité-but. Et Meschonnic doit cacher mochennik - мошенник - l'escroc !

Dans le répertoire musical mondial, la Pathétique de Tchaïkovsky est la pièce la plus philosophique, puisqu’elle reproduit le parcours du créateur : de la transparence du Bien primesautier aux ombres du Beau altier, en s’achevant dans les ténèbres du Vrai sans pitié.

Pour comprendre la vocation russe, il faut la chercher en hauteur. « Pouchkine comprit le peuple russe en profondeur et en ampleur » - Dostoïevsky - « Пушкин понял русский народ в глубине и обширности » - tu te trompes de dimensions : la hauteur russe, qui est totalement européenne, ne fut comprise que par deux belles sensibilités – par Pouchkine et par Nabokov. Ces deux-là sont les seuls ironistes russes, se moquant des pensées en prose, tout en en exhibant des flopées poétiques.

L'égalité des corps et la fraternité des âmes furent un rêve des aristocrates. Mais c'est la liberté des esprits roturiers qui l'enterra. L'injustice, que Tocqueville fait aux Français : « Les Français veulent l'égalité dans la liberté et, s'ils ne peuvent l'obtenir, ils la veulent encore dans l'esclavage » - s'applique pourtant aux Russes d'antan. En plus, ils voulaient la liberté dans l'égalité et, s'ils ne pouvaient l'obtenir, ils n'en voulaient plus dans l'inégalité. L'égalité est le devoir de la liberté (et non pas, comme dit Berdiaev : « La liberté est le droit à l'inégalité » - « Свобода есть право на неравенство »).

Dans sa tanière, son âme libre fréquente des fantômes, que personne ne lui dispute. « Je n'aime que la liberté, dont aucun tyran ne me priverait » - Karamzine - « Я люблю лишь ту свободу, которой не отнимет у меня никакой тиран » - c'est pour cela que tu resteras dans ta tanière, battue par la boue civile et sans confort, avec toujours le même esprit servile.

Pour deviner les rapports de l'Européen avec la connaissance, il suffit d'examiner son verbe-fétiche : under-stand (humilité), ver-stehen (pénétration), com-prendre (universalité), по-нять (hauteur).

En aucune autre langue on ne traduit si bien l'état d'âme qu'en russe. L'allemand est bien doté pour le maintien d'un souffle poétique, l'anglais - pour l'ironie distante, le français - pour l'harmonie délicate, claire et inexplicable.

Maîtrise n'est pas un concept russe. On trouve, en russe, ces emprunts : maître (en esprit), master (en économie), Meister (en cérémonies, en héraldique, en maréchaussée, aux échecs), maestro (en musique, en danse).

Le béton et les crottes des chèvres recouvrent le marbre de l'antique Grèce. J'ai peur, que le Russe du XXI-ème siècle verra la culture russe des deux siècles précédents avec les mêmes yeux que le Grec d'aujourd'hui - les temples d'Athènes, d'Olympie ou de Delphes. Quant aux chances d'un renouveau religieux, si Malraux s'y trompa une seule fois, Spengler a, hélas, tort doublement : « Dans l'avenir, la vraie aristocratie et la vraie prêtrise se formeront à la russe » - « In Zukunft werden sich echter Adel und Priestertum russischen Stils herausbilden ».

Les Russes, en politique, sont immatures ; ils ignorent l'art subtil de transformation de la liberté : de but exaltant - en prosaïque contrainte. Au lieu de rédiger de sobres lois et d'exploiter la liberté, ils veulent continuer à aimer une liberté perçue comme un rêve et non comme une règle. « Sous la contrainte, les hommes vivent du rêve de liberté ; une fois la liberté en place, ils ne savent pas quoi en faire » - Prichvine - « В нужде люди живут мечтой о свободе ; приходит свобода, и люди не знают, что с ней делать ».

Qu'elle est mignonne, cette coquille de D.Fernandez qui, pour faire d'Onéguine et Lensky deux amants fougueux, traduit « разойтиться полюбовно » (« se séparer à l'amiable ») par s'étreindre amoureusement !

On trouve un vibrant hymne à la fainéantise dans cette coquille orthographique des paroles d'une belle chanson soviétique : tout ce que je NE ferai PAS (au lieu de : quoi que je fasse), je le couronnerai de ton beau nom (всё что я нЕ сделаю светлым именем твоим я назову). À moins que ce soit pour valoriser le rêve : si je ne le fais pas, c’est que je ne fais qu’en rêver !

D'étranges généalogies inversées entre la rusticité et la foi : du paganus, paysan, est venu le païen, mais du chrétien est né крестьянин (chrestianine), le paysan ! Et, pour honorer la Croix, le village, деревня, remonte à l'Arbre, дерево.

Pour le Russe, l’avenir ne peut être que radieux, le passé – que glorieux, mais le présent est toujours piteux.

Aux yeux des Russes, la philosophie tranquille, si prônée par les Européens, est la même aberration que la comptabilité palpitante. Aucun Russe ne brilla dans ce métier ingrat ; les meilleures têtes russes s'adonnent au lyrisme balbutiant des extatiques (Jankelevitch).

Comme toutes les choses monumentales, la culture est un arbre à variables ; si les Russes en unifient plus volontiers les fleurs et les ombres, cela rend peut-être leur pénétration moins profonde, mais les munit d'un regard plus haut.

Le déracinement est une pose ; l'enracinement est une position. « Dans le Russe, la culture européenne reste sans racines » - D.H.Lawrence - « European culture is a rootless thing in the Russians » - tu ignores, que les racines russes s'incrustent aux cimes, sans promesse de fleurs et de fruits, puisque la Terre russe, inondée de larmes et ravagée par le feu, ne peut plus compter que sur l’air, où ne retentissent que poèmes, sanglots et prières.

C'est au milieu des forçats de Sibérie, taillés dans le bois précieux (sibirische Zuchthäusler, aus dem wertvollsten Holze geschnitzt - Nietzsche), que je vis pousser l'arbre, que, arraché à la terre, je porte au ciel, pour échapper à la forêt de Cybérie, par des voies sans issue (die Holzwege de Heidegger). Région des Ténèbres, c'est ainsi que Messire Marco Polo, d'origine slave (son nom, toutefois, est plus près des champs - поле - que des forêts), désignait cet espace ; maestro U.Giordano, avec ses opéras Sibérie et Andrea Chénier, me fit deviner que le forçat, devenu bourreau, sera le pire des tourmenteurs.

Aucun pays ne connut tant de morts et de renaissances que la Russie. C'est pourquoi il est si proche de la vie. « Il n'est de vie, immense, que dans ce pays sans cesse mourant et renaissant »** - L.Salomé - « Aber Leben, ungeheures, ist nur in diesem fortwährend sterbenden und wiedergeborenen Lande » - car la vie se manifeste dans la recherche des premiers ou des derniers mots, de ceux d'un Mourometz ou de ceux d'un starets.

L'Or du Rhin, les Châteaux de la Loire, les Bateliers de la Volga - rêvé, ravis, rivés.

Les contes de fées dans la tête et le bagne sous les yeux, ces deux influences, conjointes et capitales, me laissèrent, pour le reste de ma vie, le même message – la vraie vie est ailleurs. Plus tard, je compris, que cette vision fut aussi l'un des matériaux possibles d'une bonne poésie ou l'un des buts d'une bonne philosophie. « La philosophie authentique est celle du bagne » - Chestov - « Настоящая философия есть философия каторги ».

L'immensité géographique à parcourir des yeux ne joua pas un grand rôle dans la prise de hauteur par les meilleurs des Russes. C'est l'immensité verticale - la souffrance et la honte - qui les en approcha. Et Nietzsche se trompe de dimension : « Le regard habitué à porter loin - et Zarathoustra voit plus loin que même le Tsar ! - ce regard se fait violence pour mieux saisir le proche, le temporel, l'immédiat » - « Das Auge, verwöhnt fern zu sehn - Zarathustra ist weitsichtiger noch als der Czar -, wird gezwungen, das Nächste, die Zeit, das Um-uns scharf zu fassen ». Le lointain, qui enflamme l'œil et le munit d'un regard, ce lointain ne vaut qu'invisible ; explicité, fixé par le temps, il paralyse le regard.

Dans la Russie actuelle, patriote est celui qui est plein d’éloges du pouvoir courant du pays ; l’inverse serait beaucoup plus près d’un vrai patriotisme : « Au quotidien, qu’est-ce que l’amour de la patrie ? - L’horreur de son état présent » - P.Wiazemsky - « Что есть любовь к отечеству в нашем быту? Ненависть настоящего положения ».

L'Allemand pense, qu'à l'Est on maîtrise la profondeur, à l'Ouest – la forme, mais seul le Teuton se les approprie, toutes les deux. En passant de la profondeur à la forme ou vice versa, on perd obligatoirement l'une et l'autre. La profondeur est dans un pressentiment de la forme ; la forme est dans un refus sursitaire de la profondeur. « La France est trop légère, la Russie - trop lourde, seule l'Allemagne a les pieds par terre et la tête - dans les nues » - Tsvétaeva - « Франция легка, Россия тяжела, у Германии ноги на земле, голова в небе ».

Pour comprendre, pourquoi le Russe est incapable de trouver sa vocation, pourquoi, à chaque tournant de son histoire, il biffe de sa mémoire tout le passé immédiat, pourquoi il ne songe qu'aux perspectives loufoques, il faut prendre à la lettre le mot de Gogol : « Le Russe, c'est un homme perdu » - « Русский человек - пропащий человек ».

Quelle image a l'Occidental à l'esprit, lorsqu'il rapproche le Russe de l'ours ? - que son isba ressemble outrageusement à une tanière. Mais le Russe, hypocritement, désamorce et enjolive cette accusation, en la traduisant de telle manière, comme si l'Occidental voyait des ours divaguer dans les rues des villes russes, et, bercé par cette image idyllique, il retourne à son hibernation, même en plein été, au lieu de se mettre au travail.

L'Europe invente des problèmes, l'Amérique fabrique des solutions, la Russie reste fidèle aux mystères. La facilité du mystère – on ne le développe pas, on l'enveloppe ; il séduit, il ne déduit pas ; il brandit le pouvoir, sans l'appuyer par le savoir.

Chez l'Européen, la primauté du concept, à travers lequel se faufilent de tièdes affects, avec l'affect-concept comme monstre unificateur ; chez le Russe, la primauté de l'affect, seule origine des concepts, affectueux, angéliques ou démoniaques. « Les dispositions naturelles russes sont bien là, prêtes à se développer, mais aucun concept net, qui est indispensable, ne peut le résumer » - Kant - « Rußland ist noch nicht das, was zu einem bestimmten Begriff der natürlichen Anlagen, welche sich zu entwickeln bereit liegen, erfordert wird ».

L'image d'artiste maudit est bouleversante en France, surprenante en Allemagne, banale en Russie. Elle est ridicule dans le monde anglo-saxon ne s'intéressant qu'aux réussites.

Je peux juger des rimeurs d'un pays européen après m'être entretenu avec un de ses garagistes ou banquiers. Mais le poète russe n'a pas de patrie.

En sculptant les images de son époque, que vaut mieux - la délicatesse d’une hache ou la précision d’un ordinateur ? Nabokov les égalise ou les confond : « En Russie moderne, les idées sont des blocs de pierres, découpés par la machine et badigeonnés de couleurs criardes ; la nuance est mise hors la loi » - « Ideas in modern Russia are machine-cut blocks coming in solid colors ; the nuance is outlawed ».

L'œil russe est ravagé par le doute vital, mais son oreille est bizarrement trop perméable aux certitudes puériles. L'œil européen est dévitalisé par des certitudes mécaniques, mais son oreille est munie de filtres subtils du doute. Le regard russe et l'ouïe européenne - les slavophiles ; le sens oculaire russe et le sens auditif européen - les occidentalistes. Les premiers sont plus intelligents.

Comment le Français, l'Allemand ou le Russe lisent la volonté de puissance ? - volonté de (seulement) pouvoir (à la Shakespeare), de faire (die Macht, à la Valéry) ou de posséder (власть, à la Nietzsche) ? Leur seul dénominateur commun s'appelle intensité.

Un grand homme se fait remarquer, en allemand, par ses excursus, en anglais - par son ambigüité, en français - par sa clarté, en russe - par sa charge émotive. Pour l'Allemand, le mot est une marche, pour l'Anglais - une brique, pour le Français - un détail décoratif, pour le Russe - un soupir, un cri, un élan.

Le génie allemand caresse la pureté romantique et la réduit à la poésie souriante. Trois génies russes, Dostoïevsky, Tchaïkovsky, Tchékhov, se saisissent de la pureté réelle et y découvrent une philosophie sanglotante ; la pureté, chez eux, est condamnée à cohabiter avec la bassesse, le vice, l'évanescence.

Un bref calcul m'apprend, que, par train, je fis dix fois le tour de la Terre : une moitié – par le Transsibérien, et une autre – par le TGV. Encore un axe, sur lequel je dépose mes valeurs intransportables, de l'immensité horizontale de l'espace à la promiscuité verticale du temps.

La hauteur de mon regard sur la vie est déterminée par l'attention que je porte soit aux origines et commencements, soit aux buts et finalités. L'inspiration passive ou l'aspiration active. Le Russe penche pour la première de ces attitudes : « Napoléon s'adressait au Destin, Alexandre [Alexandre Ier] – à la Providence » - Chateaubriand.

Wirklichkeit, действительность, viennent du verbe agir ; réalité vient du nom chose. C'est pourquoi le Français préfère agir dans l'éphémère, tandis que l'Allemand et le Russe se passionnent pour des choses de l'imaginaire.

Le cœur français ou allemand est étrangement agressif : il bat ou frappe (klopfen) ; le cœur russe se bat (биться) avec lui-même.

La vie fut si terne en Russie, que l'homme y cherchait des bigarrures en lui-même. L'austérité ambiante pousse le Russe à reconstituer des tableaux et des mélodies, venus de nulle part. Et, instinctivement et presque au hasard, il touche ainsi aux ressorts de l'art humaniste.

La grandissime originalité de la culture russe est dans la séparation entre les moyens et les buts, la technique et l'émotion, le visible et le lisible. L'inévidence dans les premiers, l'homme comme le point d'accommodation des seconds. Dostoïevsky semble s'emmêler dans la politique et le fait divers, tandis qu'il joue sur la corde de l'homo credens. Tchaïkovsky nous mène vers un état d'âme, un lieu, tandis que l'émotion éclate ailleurs. Tolstoï disserte sur l'histoire ou la justice, tandis que son vrai discours ne vise que l'homme solitaire. Tchékhov étale des platitudes, parmi lesquelles, soudain, naît une émotion irrésistible.

Quand je constate que le Russe est un produit de la paresse et du rêve, je comprends toute l’ironie de la définition marxiste de l’homme, qui serait une production du travail.

L'arrogance américaine, comme, jadis, l'ambition française ou le nationalisme allemand, cherche à abattre la Russie, par des sanctions économiques ou en soudoyant des marionnettes environnantes. Je ne sais pas ce qu'on devrait leur conseiller : mieux étudier l'histoire de Napoléon et d'Hitler ou bien la géographie : « On ne soumet point une nation dont le pôle est la dernière forteresse » - Chateaubriand. À l'autre pôle - la culture, celle de Pouchkine, Tchaïkovsky, Tolstoï.

Reims ou Dresde subissent le sort des vaincus, mais Moscou sort de son incendie, triomphale : « Jamais, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l'incendie de Troie n'égaleront celui de Moscou » - Napoléon.

On s'occupe toujours trop de sa famille : l'Italien de sa sœur, l'Allemand de ses descendants, l'Américain de ses ancêtres, le Russe s'interroge sur son vrai frère et le Français sur son vrai père.

Pour se livrer à la fainéantise, le Français a besoin d'un vide (vacances), l'Allemand - d'une permission (Ur-laub) ; pour le Russe - suivre son laissez-aller (от-пуск) naturel suffit.

La politesse est en France affaire des menuisiers (polir), en Allemagne – des courtisans (Höflichkeit – Hof), en Russie – des savants (вежливость — ведать). Ce qui explique les taux respectifs des polis, dans ces pays.

Comment bâtir une morale, en français, sans disposer du mot Schuld (вина) - la honte primordiale te retenant sur un banc des accusés, tantôt synonyme tantôt antonyme d'innocence ! Faute implique forcément un acte, ce qui est bête. Et être-en-dette fait trop penser à un créditeur contingent.

La foi sauvage, méprisée par la foi policée, est traitée de hautaine (super-stition), incertaine (Aber-glaube), vaine (суе-верие). De cet étrange bouquet aurait pu naître l'aristocratie !

Destin n'évoque que l'arrivée (destination), Schicksal - que le départ (schicken - envoyer), судьба - que le parcours (banc des accusés dans un tribunal - суд). Piètre concept, la joie ampoulée des creux, des tenants affairés des sentiers battus qu'on proclame prédestinés. Le sage est le chemin même.

L'Évangile inspire les grands romanciers russes ; le Code Civil joue le même rôle chez les romanciers européens. Dans les vérités des premiers on sent les stigmates ; des doutes des seconds on déduit la juridiction du sanhédrin.

La présence du regard le doit davantage aux organes de reproduction et de réflexion qu'aux organes de vue. C'est pourquoi, conception du monde est plus voyante que Weltansicht (résultat), Weltanschauung (processus),мировоззрение (les deux).

Le monde, qui ne te chante plus, est un monde sans merveille ni magie - désenchantement = Entzauberung = разочарование.

Des curiosités de l'origine des mots : désespoir - épuiser l'espoir ; Verzweiflung - aller au bout du doute ; отчаяние - rejeter tout espoir. Déception - éloigner du sens, Enttäuschung - se débarrasser de l'illusion, разочарование - cesser d'être subjugué. La dernière triade est évocatrice : la logique, le rêve, la passion se chargent de la même chose.

Le culte russe de la triade – souverain, prêtre, prophète – conduit tout droit vers une tyrannie ; la triade, méconnue en Russie et menant à la liberté – député, juriste, économiste.

Curiosité psycho-linguistique : l'exemple sert de modèle pour le Russe, de jeu pour le Français, de mesure pour l'Allemand ; mais le mot exemple, en français, remonte à modèle, en allemand (Beispiel) - à jeu, en russe (пример) - à mesure. Ce qui éclaire la nature de répulsion qu'ils trouvent dans : « Odieux sont les exemples » - proverbe latin - « Exempla sunt odiosa ».

Le succès peut être vu comme l'issue (ré-ussite) d'une poursuite (Er-folg) haletante (у-спех).

L'idée de salut est élitiste en français (sauver - sauf) et en allemand (retten - reißen - arracher), grégaire en russe (спасти - пасти - paître).

Comment ne pas m'aliéner des choses, si chose, en allemand et en russe, - Ding et вещь - nous renvoie aux assemblées publiques (thing et вече) !

Comment on voit ce qui est actuel : en français - assis (pré-sence), en allemand - plié (Gegen-wart), en russe - debout (на-стоящее).

Méfie-toi, que la construction de ta tour d'ivoire (statue, tour de Babel - столп - столпо-творение) ne devienne pas une œuvre collective (attroupement - толпа - с-толпо-творение).

Aucun équivalent français, pour rendre völkisch ou народность ; racial, populaire, national - trois fausses pistes menant vers l'hormonal, le social ou le tribal au lieu de plonger dans le viscéral.

« Erlebnis », ce qui a la vie pour source ; « переживание », le contenu d'une traversée de la vie ; « le vécu », ce qui en résulte, - comment peuvent-ils s'entendre en logique, si le psychique les sépare tant ?

Qu'attend-on du jeu ? Le Français - une il-lusion, l'Allemand - un exemple (Bei-spiel), le Russe - une victoire (об-ыграть).

L'humilité te fait renoncer au courage (De-mut), te promet la paix (с-мирение), te tourne vers l'humus (qui est aussi à l'origine de l'homme) - et finit par s'identifier avec la hauteur, où la paix est rare et le découragement fréquent.

Ce bel appel à l'humilité dans cause remontant à chuter, tandis que l'allemand fait penser aux choses (Ur-sache) et le russe - à l'action (при-чина).

L'origine du mot sens (celui qu'on donne à une idée) : en français, on l'associe à sa source - à nos sens ; en russe (с-мысл – co-idée), on y voit un accompagnement de l'idée ; en allemand (Bedeutung – fabrication d'interprétation), on en fait le processus même d'accès ou de maîtrise.

Entre marcher et danser s'inscrit parfois courir, aux rimes sinistres : courir - mourir, laufen - kaufen (acheter), бежать - лежать (rester couché). À quoi on pourrait ajouter son contraire plus prometteur, quoique aussi fragile : les deux sens de voler, fliegen - liegen (rester couché), летать - стать (devenir).

Je ne suis pas le seul à être seul - consternante confusion du français entre une exception et une solitude, si facilement démêlée chez les autres : only - alone, einzig - einsam, один - одинокий.

Le fait de penser est associé, phonétiquement, à la blessure (penser - panser), à la reconnaissance (denken - danken - remercier), à la servilité (мыслить - маслить - huiler).

Probable pouvait être prouvé, wahrscheinlich brillait par l'apparence (Schein), вероятный se remettait à la foi (вера) - vous voyez les fondements de leurs (in)certitudes !

L'impossible cohabitation de deux sens de réfléchir, en français. Quand j'entends l'imagination réfléchit, je ne suis pas sûr de devoir sortir des miroirs. L'avantage, c'est de ne pas indiquer nettement la direction, probablement - la profondeur. En allemand, on réfléchit en accumulant des couches en hauteur (überlegen) et en russe - en brassant des pensées en étendue (размышлять).

Pour accabler quelqu'un, le Français l'accule aux causes (ac-cuser), l'Allemand s'en plaint (an-klagen), le Russe le couvre de fautes (об-винять).

La table française a des pieds, l'anglaise - des jambes (legs), la russe - les deux - ножки - au diminutif efféminé.

Ce que j'entreverrais, en me penchant sur l'intensité, ce serait un vide ou une soif qu'on éprouve près d'un bon puits ou d'une bonne fontaine ; pourtant, ses équivalents allemand et russe me conduisent dans un sens opposé : Fülle/Überfülle - plénitude/débordement, насыщенность/сыт - ne plus avoir faim.

La perception de notre dépendance des autres en dit long de notre liberté ; on dépend avant (ab-hängen), sur (to depend on) ou après (за-висеть ) la chose ; d'où les rapports avec la liberté : abstraits pour l'Allemand, familiers pour l'Américain, serviles pour le Russe.

Le concept doit être engendré, le Begriff - saisi, le понятие - compris ; le départ, le parcours, l'arrivée ; c'est pourquoi le Français est si créatif, l'Allemand - si ferme, et le Russe - si ahuri.

Si l'on voit dans la vie - un jeu, alors, le bonheur, dans la plupart des langues, se réduirait au hasard ; seul le russe se range du côté de la devise olympique : le bonheur (с-частье) est dans la participation.

Pour comprendre pourquoi, dans la manipulation de la vérité, l'Allemand est si méticuleux, le Russe - si effronté et le Français - si circonspect, il suffit de remarquer, que la Wahrheit est proche de la sauvegarde (bewahren), la pravda - du bon droit (право), la istina - de l'être (есть), le verum (le mais disjonctif) - de la réserve.

Minable étymologie de éternité - Ewigkeit, faisant de l'âge (ævum) son ancêtre (вечный n'ajoute pas grand-chose : du siècle) ; pourquoi le retour nietzschéen est-il éternel ? - parce qu'il est retour du passé, qui s'avère le même, donc indépendant du temps.

Qu'est-ce que je compte trouver, sur le lieu de mon dernier séjour ? - un sommeil (cimetière - de koiman - dormir) ? un repos (Friedhof - Frieden - la paix) ? un trou (graveyard - grave - creuser) ? une décharge (кладбище - класть - déposer) ? - les Russes sont les plus réalistes.

La mémoire allemande (Ge-dächt-nis) s'appuie sur ce qui fut pensé, la mémoire russe (па-мять) compte sur ce qui peut toujours être imaginé.

La grâce apporte la beauté (les Grâces - Kharites), l'honneur (die Gnade) ou la bonté (благодать).

La perfection est attribut de la seule réalité, ne demandant à l'homme que l'immobilité, - d'où l'étrangeté de ce mot, qui ferait penser à l'action (par-fait), à la marche (voll-kommen), au rehaussement (со-верш-енный) « Aucune perfection imaginaire ne peut me tirer en haut » - S.Weil - la hauteur étant le don de voir dans le réel - le merveilleux.

L'enthousiasme, la vie ou l'être, laquelle de ces sensations doit accompagner nos expériences ? To enjoy penche pour la première, erleben et переживать - pour la deuxième, éprouver (provenant du verbe indo-européen être) - pour la troisième. D'où la légèreté, l'emphase ou la sécheresse des parcours correspondants.

Doute, comme Zweifel, viennent de la peur du nombre 2 (qu'on ressent bien dans redouter) ; nirvana (se débarrasser de deux au profit de l'Un) suit la même pusillanimité ; seul le russe сомнение (со-мнение - avis partagé réconcilie le moi avec l'autre.

L'apparence est fantomatique en français, lumineuse en allemand (der Schein, de scheinen - éclairer), évidente en russe (видимость, de видеть - voir) ; c'est pourquoi le sceptique français est angoissé, l'allemand - enthousiaste et le russe - certain.

Pour comprendre, pourquoi la pitié, en France, a si mauvaise presse, il suffit de remarquer le mépris, qui accompagne toute action de plaindre ; on peut justifier, en revanche, la compassion de l'Allemand (mit-leiden - souffrir ensemble) et l'exacerbation du Russe (жалеть - darder).

Le Français est plus ondoyant et ouvert, face à l'ambigüité (de amphi - arrondi), que l'Allemand (Zwei-deutigkeit) ou le Russe (дву-смысленность), aux oppositions désignées trop nettement par une fausse dualité.

Étymologiquement, dans les langues indo-européennes, être signifierait vivre ou demeurer (voir, en russe : быть - быт et пребывать - vie quotidienne et demeurer, ainsi qu'en allemand - sein - dasein - qui couvre les deux), étymologie partagée, pour le plus grand scandale des philosophes, avec avoir, provenant de habiter - habitude ; rien d'étonnant que leur antagoniste le plus immédiat soit devenir - ressusciter et disparaître. Comment s'appelle l'oubli de l'être (Seinsvergessenheit) heideggérien, en russe ? - забытье - au-delà de l'être !

En allemand et en russe, interpréter (deuten, толковать) est une opération primordiale, sans aucun infléchissement par des préfixes ou présupposés ; représenter renvoie à une mimesis mentale, tandis que darstellen/vorstellen est une mise devant l'âme ou devant la raison (par une image poétique ou concept philosophique) et представлять - devant les mains. L'intelligence se remarquant plus souvent dans des tâches représentatives qu'interprétatives, rien d'étonnant que le Français ait plus d'esprit que les autres.

Du concret à l'abstrait, de l'actif au passif, du nécessaire à l'impossible : consolation promet un réconfort (solacium), Trost - une confiance (trauen), утешение - une tranquillité - une tranquillité (тишь).

Quel impardonnable cocktail d'acceptions que le mot rêve - Traum - dream ! Mettre sous un même vocable ce qui nous hante, inconscients, dans nos sommeils, et ce qu'anime notre conscience, rivale du cerveau ! Le russe les sépare très nettement : сон - мечта. Interprétation de rêves-сны - de la voyance, de l'artisanat ; interprétation de rêves-мечты - le contenu même de l'art, de nos meilleures visions ! En tout cas, le verbe rêver ne se conjugue plus qu'au passé (au chapitre Rêve, chez les non-rêveurs Freud ou Valéry, - aucune trace d'un rêve au présent). Le nom de Morphée – faiseur de formes ! - nous rappelle, que le bon sommeil est créateur de rêves, dans les deux acceptions du mot !

Le mensonge, en allemand (Lüge) et en russe (ложь), est au féminin ; il cherche son partenaire masculin et le trouve dans le rêve ; le mensonge français évite ce piège, son partenaire étant la crédulité ; d'où le ferme attachement du Français à la vérité.

Dans l’évolution russe, J.Michelet voyait un « crescendo de mensonges, de faux-semblants, d’illusions ». En effet, au bout de cette montée exponentielle se trouvent le crime, la perfidie et … le rêve.

L'intelligence, au sens antique du mot, pourrait servir à mieux comprendre ou à mieux sentir ; les Russes, avec l'intelligentsia, penchent pour la seconde extension, tandis que le mot anglais intelligence se dévia vers le renseignement, et le mot français - vers l'entente (intelligence avec l'ennemi) ou la compréhension (pour une meilleure intelligence).

Dans l'indignation, le Français dénonce ce qui n'est pas digne, l'Allemand - ce qui n'est pas prêt (ent-rüsten), le Russe - ce qui n'est pas approprié (не-годовать) - honneur, organisation, pratique - passion, calcul, indifférence.

Par-donner (ver-geben, for-give), pourquoi ce donner autoritaire ? En russe, c'est pire, простить signifiant carrément rendre à la liberté, rendre simple (простой). En latin, ignosco se réduirait à tout simplement fermer les yeux, ce qui serait le plus juste et le plus noble.

L'angoisse des Allemands (die Angst) est profonde, celle des Russes (тоска) - haute ; pourtant, les mots angustia et тесен partaient de l'étroitesse, ce qui continue à dominer en français.

Dans le Notre-Père, le Français et l'Anglais parlent d'offenses à pardonner, tandis que l'Allemand et le Russe - de dettes (Schuld, долг) ; curieusement, offense ou dette sont à l'origine étymologique du même mot - péché (sin, Sünde, грех).

L'anglicisation de termes continentaux est généralement un pas de plus vers la robotisation finale : le superman triomphateur évinçant le surhomme défait, le self-made man millionnaire se mettant à la place de l'aut-hentique vagabond (tandis qu'en russe, à l'opposé, authentique - подлинный - vient de avoué sous le fouet…, le maniérisme contrefait étant le sort de ceux, qui ne savent quoi faire de la liberté). C'est le robot qui crée et croit le plus naturellement, et en toute circonstance.

En grec (graphein) et en russe (писать), le même mot désigne écrire et peindre ; en toutes langues, on écrit la musique ; autour du logos, s'assemblent et l'art et la foi et la raison, ce qu'aurait dû être l'objet d'une grapho-logie.

Ce qui fait de nous de bons rebelles, c'est le regard ; l'ouïe, partout, conduit à la soumission : obéir - ob-ouïr, gehorchen - hören, слушаться - слушать (et le grec hupakouo veut dire les deux).

Le rang de la richesse : riche aurait la même origine latino-germanique que roi, tout comme reich, coïncidant avec das Reich - l'empire, mais le russe va encore plus loin, puisque богатый y est apparenté à Бог - Dieu. La pauvreté est banale en français (apparemment - de paucus parere - pas grand-chose), mélancolique en allemand : arm, qui signifiait esseulé ou pitoyable, et franchement calamiteuse en russe : бедный, provenant de беда - désastre.

La dette viendrait de de-habere, changer de propriétaire, d'où les rapports purement rationnels du Français avec elle ; Schuld vient de faute, et долг - de devoir, d'où la vision dramatique des Allemands et des Russes.

Tout particularisme n'est qu'incapacité d'accéder à un langage plus vaste. La vraie opposition, dans le débat intellectuel, n'est pas entre l'universel et le particulier, mais entre l'universel palpitant et l'universel mécanique. Le Grec et le Français penchent pour la mécanique, et l'harmonie finale est au rendez-vous. L'Allemand et le Russe tendent vers la palpitation, et de terribles déchirures aboutissent au gauchissement de leurs édifices. Pour que la maison commune soit agréable à vivre, il ne faut ni monter au plafond, ni taper de la tête contre les murs, ni s'extasier devant des ruines laraires : en communauté, il faut garder la paix moutonnière ou robotique.

La neige fut ma patrie (je souris en lisant : « voici la neige, malheur à celui qui n'a pas de patrie » - Nietzsche - « bald wird es schnein, weh dem, der keine Heimat hat »). Ensuite, j'occupai ma vie à inventer des patries, pour donner corps à la sensation d'exil, qui ne me quitte jamais. Comme j'invente des églises ou des tribunaux, où ma honte trouve enfin un confessionnal ou un banc des accusés. Un besoin vital de mystère : « Le rêve d'exilé russe s'enveloppe de sa patrie, comme d'un mystère » - Nabokov - « Изгнанника сон, как тайной, Россией окружён ».

Le souvenir le plus vivant, que je garde de ma Russie, s’incruste pourtant dans une mort, la seule mort que je vécus comme tragédie. Je creuse la tombe de ma mère, dans la terre gelée de Sibérie, et les seuls impacts, qui coupent la monotonie blanche, ce sont bien mes larmes. Et il faut déjà penser aux clous, que le pope me tendra bientôt devant un cercueil encore ouvert. Et, pour ne pas entendre le grincement de ma pioche, dans cet horrible trou, je récite les contes de fées, en imitant la douce intonation de ma mère. Je ne sur-vis, c'est à dire je ne rêve que grâce à ces contes magiques.

Mon enfance, c'est sa scène : la boue, le froid, la famine au milieu d'un bagne, et c'est son décor : la forêt, immense et sauvage, où l'ours me disputait la framboise. Deux thèmes, toujours présents à mes yeux, toujours absents de mes tableaux. Et Rilke me donne un bon exemple, en laissant au stade de rêve son projet d'« assister à la résurrection du miracle russe de ma jeunesse » - « das russische Wunder meiner Jugend wiederauferstehen zu lassen ». Comme l’envisagea, plus tôt, Voltaire : « Si j’étais plus jeune, je me ferais Russe ».

Devant l'horreur de l'extérieur bien réel, le Russe tente de se réfugier dans un intérieur fantomatique. Mais où passe la frontière entre l'intérieur et l'extérieur ? Par la conscience (dans les deux acceptions du mot) : la conscience des motifs et la conscience de la honte. Je suis libre, quand c'est la conscience et non pas la science qui détermine mon choix, en dépassant mon soi (Sartre veut faire de la liberté une conscience de soi, et Bergson croit la voir en pouvoir de tourner autour de soi - en-deçà de soi il n'y a qu'esclavage !

L'Asiate finasse avec ses chinoiseries contraignantes : l'Européen devient prosaïquement transparent avec son pesage des buts : le Russe reste aveugle avec son obsession par les moyens. « L'instinct des barbares russes n'admet la réflexion que dans le choix des moyens et non dans l'examen du but » - de Staël.

La commisération russe pour les humiliés est grande, puisque grande est l'humiliation, infligée par l'arbitraire des brutes. En Europe, la loi a assagi les brutes, et l'on n'y compatit qu'à la souffrance, due au non-respect des codes.

Que trouvaient, jadis, à la bonne hauteur, le Français et le Russe ? - le lit et la table, l'herbe et le ciel. C'est l'appétit des organes vitaux qui le dictait. Aujourd'hui, c'est le besoin créé par les autres, dans des organes éteints, qui le détermine, à chaque allumage de téléviseur.

La liberté reste un principe inaccessible, souvent hostile et menaçant, pour la plupart des tyranneaux russes, réels ou potentiels. « Être libéral, c'est corrompre le fondement même de nos valeurs » - Dostoïevsky - « Либерализм есть нападение на самую сущность наших вещей ».

L'expression personnelle de la servilité collective ou l'expression commune de la liberté personnelle - le Russe ou l'Européen : les cheveux se dressent d'horreur, à la vue du premier, les bras tombent d'ennui, à l'écoute du second.

La chanson et le chant me rendent la Russie et la France si proches. Mais si en Russie tout commence par une chanson, en France, par elle, tout finit. Le chant russe me rappelle la pesanteur profonde de l'existence, et le chant français m'ouvre à la haute grâce du rêve. L'âme et l'esprit se croisent dans la voix chantante.

Aux intellectuels russes, la liberté coupa le souffle et les ailes ; seraient-ils, la-dessus, proches de leur peuple ? - « Le troupeau ne sait quoi faire des bienfaits de la liberté » - Pouchkine - « К чему стадам дары свободы ». Toutefois, quand on voit la nullité artistique de l'Allemagne américanisée d'aujourd'hui, on comprend, que même ceux qui savent quoi en faire plongent dans une grisaille, grossière et insipide, s'ils laissent la mécanique envahir l'organique.

Tant d'envolées, enjôleuses ou savantes, sentimentales ou sermonnaires, à l’eau de rose ou au vitriol, autour de l'esprit français ou de l'âme russe, tandis que leurs architectes principaux sont le banquier parisien et le gendarme moscovite, à l'origine des salons et des bagnes.

À côté de la fourmi asiatique et du mouton européen, j'ai de la compassion pour la gazelle africaine (qui n'a besoin que des autres), de la cigale latino (qui se fiche des autres) et de la marmotte russe (qui roupille, pour ne pas subir les autres).

L'expérience, en français, viendrait d'épreuve ; en allemand - de voyage (Erfahrung - Fahrt) ; en russe - de torture (опыт - пытка). Contraintes, mouvement, souffrance comme trois contenus possibles de l'expérience. Artiste, chroniqueur, martyre.

La même distance me sépare des Russes, des Allemands, des Français. Et non pas à cause de leurs servilité, discipline ou mesquinerie, mais à cause de mon incapacité de m'enivrer comme un Russe, de pleurer comme un Allemand, de sourire comme un Français. Le goût d'exil entretient ces saines distances.

De plus en plus, en Europe, le peuple réfléchit et s'exprime en comptable, et les comptables – déjà en robots. Le peuple russe continue à tenir aux genres de communication aristocratiques : « Notre peuple à la propension à penser en aphorismes » - Gorky - « Мышление афоризмами характерно для народа ». Curieusement, comme Nietzsche, tu intitulas ton livre d'aphorismes – Considérations intempestives (Несвоевременные мысли – Unzeitmässige Betrachtungen).

Les châteaux de la Loire et les palais de Florence étaient déjà en place, lorsque S.Herberstein regrettait : « Quant à la province de Sibérie, je n’ai pas pu me renseigner s’il y avait des châteaux ou des villes » - « Sibier provincia, quae an castra & civitates aliquas habeat, compertum non habeo »

L'Histoire russe s'étend sur quatre continents ; pour certains, ses chapitres asiatique et américain restent sans Histoire du tout : « Jetons dehors la Sibérie ; nous n'avons rien à partager avec elle, car elle se trouve hors de l'Histoire » - Hegel - « Sibirien ist wegzuschneiden. Sie geht uns überhaupt nichts an, weil sie außerhalb der Geschichte liegt ». Ces paroles d'un misérable petit-bourgeois firent pleurer le grand Dostoïevsky dans son bagne sibérien, car, à ses yeux, elles signifiaient la mort du dieu européen, la mort d'une véritable liberté. Il est vrai, que dans mon bagne à moi, où Dostoïevsky se maria, aucun esprit absolu ne m'apparut, seules y apparaissaient des âmes. Mais ce n'est pas aux Hegel d'écrire l'Histoire des âmes. « La tenace raison d'être était tournée vers la Sibérie des Exilés, vers la Poésie, Exil et Terre de la Fierté de l'Homme » - Celan.

Nous vîmes le même bagne, Dostoïevsky et moi : moi, de l’extérieur, je le transposai, ensuite, dans mes vers inexpiés ; lui, de l’intérieur, il le vécut, les fers aux pieds. Une dualité, entre la vie et le rêve, naquit de ce milieu lugubre, d’où deux branches hyperboliques qui s’inscrivirent dans nos arbres émotifs et verbaux.

Faire croître un arbre à partir des ténèbres - l'une des fins de ce livre. La contribution de Nietzsche fut bénéfique : « Ceux qui me lisent et m'entendent, tout naturellement, ce sont les Russes » - « Meine natürlichen Leser und Hörer sind die Russen ». La lecture artificielle permet d'accéder à tant de gouffres ; la naturelle n'est possible que si l'on possède déjà la hauteur.

Patrie - où se sentent chez eux nos pères ; Heimat - où nous nous sentons chez nous ; родина - où est chez elle ma mère. Air, chair, terre.

Le Français, comme les Anciens, vise l'équilibre et la tranquillité ; le Russe s'ennuie dans une paix d'âme ; sans savoir bien réfléchir, il est chez lui dans une agitation inarticulable. « Les Allemands s'exaltent par la méditation au lieu de se calmer » - Stendhal. Et pourquoi ne pas faire un compromis, en vouant la raison au calme, le cœur – à l'exaltation et l'esprit – à la méditation ?

Le robot devint l'idéal commun des Français, des Allemands, des Russes ; il y est, respectivement, bon vendeur, bon producteur, bon tricheur. On n'y décèle aucune trace d'un chevalier, d'un héros, d'un saint.

Le Français a raison de sentir de la profondeur – dans la peau, puisque, primo, il sait apprécier la caresse et, secundo, sa surface touche à sa profondeur, tandis que l'Allemand profond n'a pas de peau, et le Russe blessé n'a qu'elle.

Le Russe veut tout évaluer à l'aune de l'âme, le Français ramène la valeur de l'homme à l'esprit. Mais je ne comprendrai jamais, pourquoi le Russe admire l'escroc, le voyou, le parvenu, si peu respectueux de l'âme, ni pourquoi le Français porte aux nues Proust, Céline ou Houellebecq, si manifestement dépourvus de tout esprit.

Les défauts psychologiques, dans les littératures nationales, semblent être directement liés à la phonétique des langues : le russe déclame – et l'on entend, même chez les meilleurs, tant de hurlements ou gémissements ; le français coule – et l'on y touche si souvent au huileux et sirupeux.

Je dois être le seul au monde à porter la même familiarité à la taïga et à la Méditerranée et je certifierais qu'en Sibérie et en Provence, le ciel n'écoute que des demandes impossibles. « Le Sibérien demandera-t-il au ciel des oliviers, ou le Provençal du klukwa ? » - de Maistre. On partage l'olivier avec des généraux ou avec des colombes ; le klukwa - avec des ours ou avec des évadés des bagnes. À l'écart des moutons et des robots.

Presque miraculeusement, la liberté et la raison furent offertes à la Russie post-bolchevique. Qu'en a-t-elle retiré ? - la violence sans bornes et la bigoterie la plus servile, ces traits moyenâgeux, y ressurgirent, accompagnés de haines et de ressentiments, toujours bas, toujours dostoïevskiens. « De l'arbre que nous sommes - et le gourdin et l'icône » - proverbe russe - « Из нас, как из дерева, — и дубина, и икона ».

Qu'est-ce qui mène vers un but rationnel ? - le droit chemin. C'est pourquoi les Russes, ces obsédés des voies obliques, ratent leurs buts, tout en se gargarisant : « Les Russes n'atteignent jamais leur but, car ils le dépassent » - de Staël.

Face à ses princes, le Français, étymologiquement, auraient dû se prosterner (su-jet), l'Allemand – s'y faire (Unter-tan), le Russe – s'y donner (под-данный). Dans la réalité, le Français s'y fait, l'Allemand s'y donne et le Russe se prosterne.

L'avenir appartient aux nations, qui réussissent à se débarrasser du doute. L'ironie de l'histoire est, que ce mouvement, salutaire pour les hommes et suicidaire pour l'homme, est lié au nom de celui qui érigea en norme la forme la plus triviale du doute - Descartes. Le dernier à douter en Allemagne fut E.Jünger ; je ne sais où j'aimerais le croiser, à l'Hôtel Raphaël ou dans les tranchées du Caucase, avec une plume ou avec un fusil ? Le doute - la sourde certitude d'avoir quelque chose à se reprocher - ne survit qu'en Italie et en Russie.

Les Karamazov font de la métaphysique de pacotille, comme les K.Lévine (Anna Karénine) font du progressisme de pacotille. Et la révolution russe n'est pas un triomphe du social sur le spirituel (« La dégradation du métaphysique par du social » - O.Spengler - « Herabwürdigung des Metaphysischen durch das Soziale »), mais celui de la vétille sanglante sur la pacotille assommante.

Les politiciens et les scientifiques sont tournés vers les problèmes ; les intellectuels se vautrent dans les mystères, et le badaud se contente des solutions. L'écrivain russe veut se mettre à côté des scientifiques ; ainsi, Dostoïevsky et Tolstoï sont obsédés par des problèmes, mais le premier les projette sur le mystère de l'homme, et le second – sur les solutions des hommes, le premier voit le ciel mystique dégringolant par terre, le second veut élever au ciel la terre des solutions.

La beauté et l'ordre rendent notre esprit objectif et juste ; la laideur et la violence rythment le quotidien russe, et en essayant de lui échapper, le Russe croit rencontrer l'âme, qui ne peut être que subjective, sporadique et partiale.

La robotisation des sourires à l'américaine et de la courtoisie à la française n'atteignit pas encore les Russes, ce qui leur permet de rester renfrognés et malpolis, comme dans un troupeau ou dans une meute.

La sensation de mourir, de grisaille, d'horreur ou de lumière indélicate, m'accompagnait partout en Russie ; en Europe, je me sens déjà mort, d'ennui ou de couleurs indifférentes.

L'esprit universel français (Montesquieu), le cœur sacré des peuples (Hölderlin - heiliges Herz der Völker), l'âme vaste du Russe (Dostoïevsky - размах русской души), - on s'y trompe d'adjectif : l'esprit doit être vaste, le cœur - universel, et l'âme - sacrée.

Perspective horrible : naître aux USA, en Suisse ou en Irak, et ignorer la honte, honte qui, hors la Russie, n'a de sens qu'en Allemagne, en France, en Italie, honte d'un beau destin, impossible et inénarrable.

La rencontre avec le Malin est plus dramatique pour le Russe que pour l'Allemand ou le Français : la tentation ou la Versuchung ne sont que des mises à l'épreuve, tandis que искушение est déjà une morsure et соблазн – même une chute. Le goût et la caresse, sources de nos passions, opposés à la raison, source de nos pensées.

La terre a son folklore, comme le ciel a son art ; le quotidien, lui aussi, a ses grâces et ses pesanteurs, que le folklore sublime ; et que l'âme doit être bien large, pour apprécier et le auprès de ma blonde et les chants de cochers russes, et n'y entendre que de la sublimation !

Vu la sanglante brutalité des bolcheviques et le défi planétaire de leur idéologie, c'est le tempérament et la rhétorique d'Hitler qui s'y prêteraient parfaitement. Vu l'esprit petit-bourgeois des nazis et la mesquinerie envieuse de leur racisme, c'est la voix suave et le regard espiègle de Staline qui auraient dû les séduire. Deux monstres, étrangers à leurs pays.

La Russie serait passionnante, ne serait-ce qu'en étant l'unique lieu sur terre, où la sauvagerie et l'intelligence entrent en contact aussi rapproché, dans le temps et dans l'espace.

J'accorde à la France la palme d'universalité, mais c'est par simple constat que le cœur (l'Allemagne) ne peut être que national, que l'âme (la Russie) est plus près des étoiles que du sol, tandis que l'esprit est la chose la plus cosmopolite.

En Russie, ce qui est individuel (les passions, les caprices) devient social (l'arbitraire, la corruption) ; en Europe, ce qui est social (la loi, la tolérance) devient individuel (la robotisation, le conformisme).

En France, l'homme est formé au Lycée, en Allemagne – à l'Université, en Russie – par le climat et le paysage de son enfance : la steppe, la forêt, la montagne.

Des hommes passionnés, jeunes et héroïques, à Pétrograd ou à la Havane, déclamaient de belles devises communistes, déclenchant des adhésions enthousiastes. Les mêmes slogans, marmonnés plus tard par de séniles fonctionnaires du Parti, n'inspiraient que le dégoût ou l'indifférence. Des mutations spirituelles et cérébrales, irréversibles. Mais une myopie dans le temps (la Russie) continue à entretenir de vraies nostalgies ; une presbytie dans l'espace (l'Europe) – de fausses espérances.

Le Russe fut toujours un mélange inextricable de l'ange et de la bête : marcher nu-pieds et se sentir des ailes comme un ange et avoir l'allure et le regard de la bête.

La philosophie n'a que deux sujets, autour desquels elle développe son discours : la consolation et le langage. Ces deux genres sont presque disjoints (seuls Platon et Nietzsche, peut-être, parviennent à les mélanger). Et tout grand écrivain, inévitablement, est touché par l'appel de l'une de ces deux branches philosophiques. Et c'est ici peut-être que réside la différence la plus profonde entre les littératures russe et européenne : la première est toujours dans la sphère de la consolation (le salut, la honte et la pitié), et la seconde – dans celle du langage (les représentations et les interprétations).

L'habit de l'Européen me flanque l'ennui ; l'habit du Russe me saisit d'horreur. Alors je me dis, que, nus, ils seraient peut-être plus présentables : eh bien, le premier irradie le même ennui, mais le second retrouve des traits de l'homme originaire, non touché par l'Histoire, on quitte le présent gluant, un passé pré-historique réveille la curiosité.

Le russophobe voit l'abominable civilisation russe et fait de la Russie son ennemi irréductible et héréditaire ; le russophile voit la grande culture russe et veut se rapprocher de la Russie amicale et hospitalière. Et puisque la civilisation est malléable et la culture – indéracinable, l'Européen devrait écouter davantage le russophile.

Que serait le grand Américain, sans hôtels, aéroports, garden-parties et drogues ? Que serait le Français moyen, sans fait divers, amendements législatifs, restaurants et invectives ? Que serait le moujik, sans rudesse, ivresse, paresse, vitesse ?

On peut juger de la doucereuse tolérance européenne et de la violence du goût de l'intolérance russe, en comparant les réactions à mon opus que je reçois : trop engagé - disent les Européens, trop désengagé - disent les Russes.

Pour clarifier leurs rapports avec Dieu, le Russe, le Français, l'Allemand, abandonnent leur organe principal – l'âme, l'esprit, le cœur – et comptent, respectivement, sur l'esprit (pour Le connaître), le cœur (pour s'en émouvoir) ou l'âme (pour Le réinventer). Rousseau : « Croirai-je qu'un Scythe soit moins cher au Père, et pourquoi penserai-je qu'il lui ait ôté, plutôt qu'à nous, les ressources pour le connaître ? » - a peut-être raison.

Les meilleures plumes russes et françaises visent les horizons de la pitié, mais les premières attrapent le vertige, en ne quittant pas des yeux le firmament de la honte, tandis que les seconds préservent l'équilibre, grâce à la profondeur de l'ironie.

Dostoïevsky, Tolstoï, Tchékhov partent de trois sortes de honte : la honte de sa vilenie dissimulée, la honte de ses privilèges aléatoires, la honte de sa faiblesse fatale – un drame psychologique, une confession morale, une tragédie spirituelle.

L'intellectuel russe parle de son peuple, l'allemand - de ses poètes, l'américain - de son gouvernement, le français - de soi-même. Peu importe le ton - compati ou maugréant.

Les hommes prétendent savoir sonder les voies de Dieu ; pour le Français elles sont impénétrables, pour l'Allemand – inconcevables (unergründlich), pour l'Anglais – mystérieuses, pour le Russe – inavouables (неисповедимы). Le Français y est le plus cynique, et le Russe – le plus soupçonneux.

Quel dommage qu'aucun Russe n'ait découvert dans sa Scythie hyperboréenne, ce qu'y soupçonnèrent Voltaire et Diderot et devina Nietzsche – un Dionysos anti-apollinien !

Pour appartenir à l'intelligentsia russe, il faut errer dans les impasses de la conscience-honte ; pour être intellectuel européen, il faut ne pas dévier de la conscience-lucidité.

Russe, avec les romanciers et compositeurs russes ; Allemand, avec les poètes et philosophes allemands ; Français, avec les penseurs et architectes français, - je n'en revendique néanmoins aucune nationalité ; au sein des peuples, je me sens chez moi avec une chanson populaire russe, avec l'étudiant allemand, avec le cuisinier français.

La sortie des Russes de la culture – tel est le signe, sûr et triste, du XXI-ème siècle. « Le signe du siècle qui vient [XX-ème] – l'entrée des Russes dans la culture » - Nietzsche - « Zeichen des nächsten Jahrhunderts – das Eintreten der Russen in die Kultur ». Il reste la musique, mais il n’y a plus de Berlioz, pour s’en rendre compte : « Je n’ai plus à songer pour ma carrière musicale qu’à la Russie ».

Laisse-les choisir le verbe, dans ces formules : je me fais libre, je suis libre, je deviens libre en me refaisant. Je dois savoir m'entendre avec eux tous ; ne pas trop chipoter sur l'adjectif et être exigeant avec le pronom. En russe, l'étymologie du mot liberté, свобода - свой, fait penser qu'être libre, c'est être soi-même, - une funeste illusion !

La seule philosophie russe valable, celle de la profondeur de Dostoïevsky ou celle de la hauteur de Chestov ou Berdiaev, est vitaliste et poétique, exactement comme celle de Nietzsche ou de Heidegger, qui retournent vers Héraclite ou Hölderlin et se débarrassent de la lourdeur, sans vie ni poésie, des Kant, Hegel, Schopenhauer.

Comme tous les pays européens, la Russie tsariste fut impérialiste ; la Russie soviétique, pour la première et, sans doute, la dernière fois, dans l'Histoire, se voulut internationaliste, sacrifia ses intérêts nationaux, tenta de voir un frère dans tout Terrien, s'écroula sous un poids insupportable (même le Goulag, en tant qu'un levier économique, ne sauva pas l'affaire), s'écroula au grand soulagement des acheteurs et vendeurs concurrentiels que devinrent tous les candidats au titre fraternel. Quand mon seul frère est mon prochain impassible, calculé sur une échelle commerciale, j'oublierai ce qu'est, sur une échelle du cœur et du rêve, mon lointain vibrant.

Racines phonétiques du nihilisme : Henri Heine ou Nietzsche, prononcés Un Rien et Nichtssche (Nichts - rien), Nétchaev, prototype chez Dostoïevsky, - Нечаев (de Nitchego - ничего - rien). Quid, les jeux phonétiques de Kojève, avec nitchto et netchto (un néant et un quelque chose), pour se moquer du bon Dieu, le même thème étant assez plat chez Leibniz, Hegel ou Sartre.

Dans le cadre moderne, on imagine, sans trop de retouches, Goethe ou Hugo. Aucune place, en revanche, pour Pouchkine. Quel rêve déçu : « Pouchkine représente le Russe à son apogée, tel qu'il sera dans deux siècles » - Gogol - « Пушкин - русский человек в его развитии, в каком он явится через двести лет » ! Pouchkine serait aujourd'hui si horrifié par la chute du Russe, qu'il se réfugierait auprès des Tziganes ou des Circassiennes. Aucun poète n'est cependant si adulé dans sa patrie, et si désespérément isolé.

L'Allemand se fascine par le primordial - sa langue lui tend le préfixe originel de Ur (d'où Ur-Wort - logos) ; le Russe déborde sur l'achèvement - et sa langue l'y invite avec le préfixe infini de до (d'où до-бро - le bien) ; le Français tient à l'harmonie du milieu - peu de préfixes y opposent quelques timides aspérités, vite maîtrisées par l'aplatissante morphologie.

Tous les progrès européens le doivent à la capacité de dialoguer, de se tolérer. Ces mots, pour le Russe, sont à jamais proscrits : « En russe, tout compromis porte l'empreinte d'une basse crapulerie » - Berbérova - « Компромисс, на русском языке, носит на себе печать мелкой подлости ».

Depuis le retour de la Crimée en Russie, une russophobie héréditaire, viscérale, primitive déferle sur la scène publique en Europe, ce qui pousse tout Européen indépendant à chercher des excuses au régime pourri russe. Le même aveuglement frappait les intellectuels européens après la Révolution russe, mais à l’époque le pays, au moins, fut dirigé par quelques rêveurs, cultivés et désintéressés, tandis qu’aujourd’hui il l’est par des analphabètes et prévaricateurs.

Pour une nation, incapable de gérer les libertés politiques, l'américanisation signifie africanisation. C'est ce qui se produit actuellement en Russie, où les modèles sociaux, économiques et civilisationnels américains règnent sans partage, malgré la rhétorique propagandiste hostile, tandis que la culture européenne disparaît à vue d’œil. Jadis, l'ombre d'une Asie grossière planait sur les destins russes ; aujourd'hui, c'est plutôt l'Afrique, humiliée et stérile, qui partage la misère de la civilisation russe.

Dans tous les pays on trouve des montagnards ou marins, mais l'homme de la steppe ou du fleuve, et encore plus - de la forêt ou de l'ermitage - on n'en trouve qu'en Russie. « En Russie, la campagne confine avec Dieu et fournit aux humains leur plus grand espace de liberté »** - D.Fernandez.

Dans la poésie russe domine la musique du son (c’est une hauteur, réservée, normalement, au chant) ; dans l’allemande – la musique du sens (c’est une profondeur, tâche plutôt philosophique) ; dans la française – les deux musiques sont présentes, ce qui est peut-être la solution la plus harmonieuse, mais la platitude la guette.

L’homme nouveau, élevé par la grandeur ou porté par la fraternité, est impossible, ce qui explique l’échec des totalitarismes du XX-e siècle. Un commencement historique ne se prépare que par le premier homme (le mouton) ou le dernier (le robot). « Ce qui s’est passé en Russie ne présente historiquement aucun intérêt ; c’est strictement le contraire d’un commencement » - Ortega y Gasset - « No es interesante históricamente lo acontecido en Rusia; por eso es estrictamente lo contrario que un comienzo ».

Il n'y a pas de citoyens, en Russie ; en Amérique, il n'y a pas de poètes. Pourtant, les poètes russes sont invités à être, avant tout, de bons citoyens - pour jeter l'anathème sur le régime précédent et chanter des louanges du courant. Et le contribuable américain est incité à devenir chantre - de la liberté d'entreprendre.

La Révolution russe fut bien une révolution du peuple, anti-démocratique, tandis que la classe éduquée était attachée à la liberté. « La Révolution donna libre cours aux instincts bestiaux et rejeta toutes les forces intellectuelles de la démocratie » - Gorky - « Революция дала простор зверским инстинктам, отбросила в сторону все интеллектуальные силы демократии ».

Les grands artistes russes ne se mêlaient jamais à la multitude. Quel contraste avec l'Europe, où l'incrustation de fait se faisait sans peine et en pleine foire ! Pascal et son commerce de fiacres, Baudelaire, avec son Moniteur de l'épicerie, Claudel et la Mystique des bijoux Cartier, et même Valéry aux Louanges de l'eau de Perrier. Et pourtant, le héros russe le plus byronien, Eugène Onéguine, se moque d'Homère et admire A.Smith.

Une fois libéré d’une tyrannie, l’homme, qui fut déjà libre dans son fond, cherchera à en assurer la forme, une Loi, rigoureusement suivie et permettant de préserver la liberté acquise. Mais l’homme, qui, dans son fond, ne fut jamais libre, ne cherchera qu’une nouvelle forme d’arbitraire. Telle est le triste tableau de la société russe du XXI-e siècle.

Savoir ce qu’est la liberté, vouloir se libérer, savoir se libérer, être libre, agir en homme libre – il faut avoir franchi ces étapes, pour pouvoir parler sérieusement de la liberté. Or, le Russe n’a point entamé ce parcours, il est très loin de l’homme évolué, pour lequel : « Savoir se libérer n'est rien ; l'ardu, c'est savoir être libre » - A.Gide.

La musique de l’homme de culture devenant inaudible, le brouhaha de l’homme de nature, en Russie actuelle, simplifie sa conversion vers les cadences américanisées aculturantes, c’est-à-dire vers la robotisation. « Russes et Chinois ne sont que des Américains encore pauvres » - Kojève – la conversion du mouton, toutefois, s’avère plus spontanée et réussie que celle de l’homme.

Il faudrait imaginer comme un Français, s’élancer comme un Allemand, désirer comme un Russe : « C’est en Russie que la puissance du désir est la plus énigmatique, au-dessus de tous les autres » - Nietzsche - « Die Kraft zu wollen ist am allerstärksten und erstaunlichsten in Russland ».

Deux sortes d'imbéciles émergèrent de la Russie post-communiste, à la découverte du phénomène consumériste : ceux qui y trouvèrent le sens de leur existence et ceux qui y virent le sens même de la civilisation occidentale pourrie. Les seconds, à long terme, sont plus nuisibles.

Le Russe ne comprend pas les valeurs européennes et s’auto-proclame – nihiliste ; il avance à tâtons, vers des ténèbres, et l’enjolive par un état d’esprit pseudo-eschatologique. « Le Français est dogmatique ou sceptique ; l’Allemand – mystique ou critique ; le Russe – apocalyptique ou nihiliste » - Berdiaev - « Француз бывает догматиком или скептиком ; немец — мистиком или критицистом ; русский — апокалиптиком или нигилистом ». L’Européen voit nettement le rôle social de l’esprit et laisse aux caprices personnels dialoguer avec le cœur ou l’esprit. Le Russe vit tout en vrac et son âme s’entend si rarement avec son esprit.

Le Russe et le Français sont d’accord sur le lieu de la vraie vie – ailleurs. La beauté et la bonté se dégagent du rêve plus nettement que de la réalité. « L’Allemand veut pénétrer jusqu’à la Nature. Le Français et le Russe s’arrêtent à la convention » - H.-F.Amiel - ils savent, ceux-ci, qu’aller au bout, c’est aller à l’ennui.

Face à leurs carences politico-économiques, les Russes tirent des diagnostics d'autruche, rêvent de remède de cheval, imaginent des thérapies de robot ou d'ange. Tandis que ce qui leur manque le plus est un constat d'homme, les yeux froids ouverts sur l'évidence.

Un lourd désespoir marque le présent russe et pousse le Russe dans ses derniers retranchements eschatologiques, superstitieux ou fatalistes, peignant un avenir fantasque, sans chair ni Histoire ni moteur. Dans cette apathique obsession par des horizons impossibles, pour trouver une place pour des commencements réalistes, il faut être surréaliste, avec un titre comme Nadja (A.Breton) - en russe, c’est le commencement du mot espérance.

La Révolution française annihilait les privilèges, la Révolution russe annihilait les privilégiés ; la Révolution française prônait la Raison et la Loi, la Révolution russe prônait les passions et l’arbitraire ; la Révolution française portait la guerre hors de ses frontières, la Révolution russe déclenchait la guerre civile ; la Révolution française ridiculisait la superstition magique, la Révolution russe lui substituait une superstition idéologique ; la Révolution française compromettait le pouvoir des tyrans, la Révolution russe produisait les pires des tyrans.

Le bouseux, depuis cent ans au pouvoir en Russie, est insensible à l’élégance dans l’acte et incapable de rigueur dans la pensée. C’est pourquoi ce vœu pieux - « S’ils peuvent convertir la dureté en fermeté, la ruse en grâce, ils se feront aimer » - H.-F.Amiel – restera sans suite.

Seuls les poètes munissent le ciel de sa hauteur ; seuls les philosophes montrent la profondeur de la terre. En Russie, ce fut souvent le même créateur. « La Russie est la terre des poètes par excellence » - Badiou. Pauvre Russie, privée désormais et des uns et des autres, déambule dans un désert, plat, déshumanisé, dépeuplé.

Si, dans le regard sur la Russie, on exclut tout lyrisme géopolitique, idéologique ou religieux, si, donc, on ne tient qu’à la réalité, c’est-à-dire à la matière et à l’esprit, on définirait ainsi le régime actuel russe : sous l’angle de la matière – une ploutocratie, sous l’angle de l’esprit – une ochlocratie.

Dans dé-fin-ition, on touche déjà à la fin ; dans о-предел-ение, on se contente de la limite. Ce qui expliquerait, que le Russe tient à l’élan vers des limites inaccessibles plus qu’à la possession d'une fin palpable.

La demande engendre l'offre, ce glacial adage s'applique à la politique et à la poésie avec la même mécanique implacable qu'à l'économie. Mozart, Kant, Napoléon, Hugo furent demandés. La Russie reste la seule exception à cette règle : ni Pierre le Grand, ni Pouchkine, ni Gorbatchev ne furent appelés par personne. Ce sont des miracles, comme tout ce qu'il y a de valable en Russie.

Deux seuls chefs d’État russes, Alexandre II et Gorbatchev, tentèrent d’apporter la liberté à leur misérable nation ; le résultat : le premier – assassiné par l’élite, le second – haï de la foule. Patauger, indifférents ou satisfaits, dans la servitude est un état naturel de ce peuple, insensible à la saine révolte. « Ce peuple aime la servitude plus que la liberté » - S.Herberstein - « Gens illa magis servitute, quam libertate gaudet ».

Comment devient-on milliardaire ? Aux USA – par l’agressivité et la spéculation, en Chine – par le travail et la fidélité au Parti, en Europe – par la gestion et la concurrence, en Inde – par la caste, en Russie – par le vol et le pot de vin.

Les Russes adorent l’arbitraire de leur Chef suprême, dont les foudres frappent les méchants et dont la bonté flatte le peuple. La liberté, dont l’exercice se rend possible grâce au respect de la Loi, reste une grande inconnue inutile sous un régime pseudo-paternaliste. « Un gouvernement, qui serait fondé sur le principe de la bienveillance paternelle envers un peuple, est le pire despotisme que l’on puisse imaginer » - Kant - « Eine Regierung, die auf dem Prinzip des Wohlwollens gegen das Volk als eines Vaters errichtet wäre, ist der größte denkbare Despotismus ».

Une poignée d’intellectuels essaya de raccrocher la Russie post-communiste à l’Europe démocratique ; la liberté ne réveilla que des bandits, qui finirent par se hisser au pouvoir. L’Europe horrifiée recula devant un intrus inconvenant. Celui-ci, dépité, s’auto-proclama anti-globaliste, sans comprendre, que la démocratie n’est qu’un minuscule îlot exceptionnel, au milieu de l’océan des tyrannies majoritaires, globalisantes. À l’élite mondiale, il préféra la meute, la bande, la mafia claniques.

À rapprocher l'art du bagne : « Oui, j'ai bien vu des merveilles de l'art à Florence, mais en sortant du bagne, en Sibérie, j'avais découvert d'autres avantages » - Dostoïevsky - « Есть чудеса искусства во Флоренции, но в Сибири, когда я вышел из каторги, были другие преимущества » - on perd en climat ce que l'on regagne en latitude. Sur un monument florentin en marbre, place Démidoff, on peut toujours admirer cet étonnant quatuor : Sibérie, Art, Joie, Charité ! À Florence, vit le jour non seulement l'Idiot, mais aussi la Dame de Piques et la Nostalgija.

Destinée nous sourit. Schicksal nous est envoyé (la source) ; soud'ba (судьба) résulte d'une délibération (le procès) ; destinée désigne un verdict (l'arrivée). « Schicksal retentit comme une fanfare, soud'ba s'écroule » - O.Spengler - « Schicksal klingt wie eine Fanfare, ssudjba knickt ein ».

Ils pensent, que dans ce mariage inégal entre la Russie et le communisme le pire des compagnons fut le communisme. Mais le vrai traumatisme, ce fut le choc de deux beaux rêves, dont ne sortent que des monstres. Ce n'est pas le communisme qui ruina la réalité russe, c'est la Russie qui ruina le rêve communiste.

On a raison de dater la naissance de l'intellectuel français à partir de l'affaire Dreyfus (ou même de celle de Calas) ; depuis, il garde intact le foyer principal de ses soucis – le fait divers. L'intellectuel russe est né avec le sens aigu de la souffrance, abstraite ou charnelle, sentimentale ou sociale, fiduciaire ou dogmatique ; ce souci ayant disparu, on peut annoncer, aujourd'hui, l'extinction de l'intellectuel en Russie.

Le nihilisme russe vient de la métaphore des rapports entre les pères et les fils ; le père y peut être le bon Dieu, le Tsar ou le géniteur, sympathique (Tourgueniev, Tolstoï) ou monstrueux (Dostoïevsky, Tchékhov). Pour les ramener à une seule image, on finit par ne garder que celle du maître à penser, nous empêchant de partir de nos propres commencements ; le nihiliste devint celui qui ne veut pas s’appuyer sur les épaules de ses ancêtres.

Pour apprécier la démocratie, il faut le primat de la loi, tandis que les Russes, de tout bord, voient dans le mépris de la loi, le svoïévolié, l'arbitraire, - le fondement de leur existence. Dans une dictature, saignent non seulement les cœurs, mais aussi les cerveaux et les corps, ce qui afflige et déboussole les Russes beaucoup moins que la mesquinerie démocratique. Minable en tâtant de la démocratie, tragique - sous tout autre régime.

Le Russe ne se soucie guère des grandes libertés civiques, il vit, gravement, des illusions sur des petites libertés sentimentales ; le Français a trop de soucis autour des petites libertés citoyennes, et il est espiègle et lucide dans les grandes libertés frivoles, mondaines ou grivoises.

Mes écrits et la France : l’indifférence moutonnière du monde éditorial. L’indifférence totale, ce qui est, toutefois, plus facile à porter que le ricanement sélectif, mais plus difficile à accepter que l’indifférence robotique des Russes américanisés. « Ici, je suis de trop ; là-bas, je suis impossible. Ici, on ne me publie pas ; là-bas, on ne me laisserait pas écrire » - Tsvétaeva - « Здесь я не нужна, там — невозможна. Здесь меня не печатают, там - не дадут писать ».

À l'inverse de l'Europe, l'intellectuel russe n'a presque rien en commun avec ses compatriotes, acteurs économiques. Contrairement à son homologue européen, toujours au contact des contribuables, il ne devrait pas du tout être éclaboussé par une dénonciation quelconque de la vilenie sociale de son pays.

Mon enfance est présente par un souvenir réel sonore et par des tableaux reconstitués, inventés, retouchés – la triste et caressante voix de ma mère et l’arbre, cherchant à s’évader de la forêt. Voilà à quoi se réduit désormais ma première patrie. « Mon mal du pays n’est qu’une hypertrophie de la nostalgie d’une enfance perdue »** - Nabokov - « Моя тоска по родине лишь своеобразная гипертрофия тоски по утраченному детству ».

Le continu est une mauvaise géométrie pour la vie d’un homme ; celle-ci devrait se constituer de pointillés, de ruptures, d’étincelles. En revanche, la vie d’une nation devrait être en continu, avec héritages et filtrages. La Russie veut vivre en tant que personne : « Nous avançons, mais dans la ligne oblique » - Tchaadaev, où il faudrait préciser qu’il y ait bien des nœuds et point d’arêtes.

On comprend les néfastes aberrations de la révolution russe, si l’on se rappelle, que, pour Lénine, la misérable logique hégélienne fut proclamée algèbre de la Révolution ! De même le rejet de la science bourgeoise explique, que dans les grands travaux socialistes dominent les faucilles et les marteaux, au détriment des machines.

Le point de vue est la station finale des pérégrinations des yeux ; le regard est le point de départ d’un élan vers une étoile. « Aux USA on échange des arguments, en Allemagne – que des points de vue » - Sloterdijk - « In den USA werden Argumente ausgetauscht, in Deutschland nur Standpunkte » - les deux visent les choses ; en Russie on n’échange que des regards sur les fantômes – anges ou monstres.

En Russie, comme en Allemagne, le Vrai scientifique et le Beau artistique sont des buts en soi, ce qui explique la profondeur de la réflexion germanique et la hauteur de l’enthousiasme russe. Mais « en France, la science et la poésie sont des moyens et non pas des buts » - Pouchkine - « во Франции наука и поэзия – не цели, а средства », ce qui en explique la légèreté et l’élégance.

De brefs dégels balisaient l’histoire post-stalinienne de la Russie, mais se terminant par un pourrissement de plus. Mais peut-être K.Léontiev avait raison : « Il faut congeler légèrement la Russie, avant qu’elle ne pourrisse » - « Россию надо подморозить хоть немного, чтобы она не гнила ». Au XXI-me siècle, on le comprit, en laissant pourrir la Russie, avant qu’elle ne soit recongelée. Saint-Pétersbourg, inventée par Pierre le Grand en tant que fenêtre sur l’Europe, doit être débarrassée de l’influence européenne, selon le maire sauvage de cette malheureuse cité.

Deux étranges trajectoires : un chef révolutionnaire, I.Sverdlov, ordonnerait l’exécution de la famille impériale et des membres de leur suite, dont le docteur Botkine ; le frère du premier, Z.Pechkoff, devient ambassadeur du général de Gaulle, général de corps d’armée, grand-croix de la Légion d’Honneur ; un petit-fils du second, K.Melnik, dirigera les services de renseignement français, pour déjouer les manigances du KGB.

Les Russes ne retrouvent l’instinct de la liberté et de la dignité que devant l’envahisseur étranger - les serfs analphabètes, du temps de Napoléon, ou les ex-pensionnaires du Goulag, face à Hitler. Et les Américains devraient s’intéresser un peu à l’Histoire, pour ne pas commettre l’irréparable. « Les Russes, on dirait des hommes bornés, insolents, même sots, mais on ne peut que prier pour celui qui s’attaquerait à eux » - Churchill - « Russians may seem narrow-minded, impudent, or even stupid people, but one can only pray for those who are against them ».

Méchants dans la liberté, attachants dans la servitude, c’est ainsi qu’Aristote définissait le barbare. Je ne compris ce dualisme qu’après avoir vu ce que les Russes firent de la liberté qui leur fut donnée en cadeau, à la fin du siècle dernier.

La langue française est parfaite pour mettre en valeur le comment, l’allemande – pour délimiter le quoi, la russe – pour rendre les vibrations du qui. La première qualité du russe consisterait dans « une facilité extraordinaire d’exprimer les émotions lyriques intérieures et les passions déchirantes » - Herzen - « в чрезвычайной лёгкости, с которой выражаются на нём внутренние лирические чувствования и потрясающая страсть ».

Dans les traductions occidentales de l’Évangile, Jésus brandit la menace du feu qu’il apporte aux hommes, mais il ne mettrait pas à l’exécution cette fausse menace, puisque le même feu sévit déjà sur terre. La traduction russe, en revanche, est plus menaçante : Jésus souhaite, que son feu à lui éclate le plus rapidement.

Inutile de poser au Russe la question : comment pouvez-vous soutenir votre oppresseur X ? Il est beaucoup plus éclairant de répondre soi-même à la question : Pourquoi X est votre oppresseur ? - et de constater la perplexité de votre interlocuteur servile.

Alexandre Ier, en traversant à cheval le pont d’Austerlitz, ne le fait pas renommer et, admiré par Chateaubriand et Talleyrand, magnanime, il quitte le Paris conquis soulagé. Il inspire la reconnaissance aux Prussiens et aux Autrichiens. Ah, si Staline laissait Varsovie et Prague disposer de leur liberté, quelle reconnaissance, pour des siècles, porterait l’Europe à ce peuple héroïque libérateur ! Mais Staline y laissa sévir de grossiers commissaires, qui furent heureux de pouvoir ramener dans leur misérable patrie une paire de chaussures, un tabouret ou un briquet, introuvables en URSS.

En Occident, on voit l'origine principale des conflits internationaux la prétention d'un camp à sa vérité exclusive, refusée à ses adversaires ; pour les Russes, assez indifférents à la véracité des slogans et des actes, à cette origine se trouve l'opposition entre le sacré et le profane (interchangeables pour un observateur impartial). Que la Russie soit proclamée Sainte explique beaucoup de choses (l'Allemagne ne serait que grande, et la France - belle).

Combattre l’ange, avec la férocité de la bête, ne peut laisser saintement boiteux que l’ange. En Russie, des anges annoncent de glorieux combats contre le diable ; à cet appel seules sortent des bêtes qui s’entre-déchirent entre elles. Des observateurs n’arrivent qu’au dernier moment, pour se chagriner : « Au combat des aigles succède le combat des pieuvres » - R.Char. La verticalité angélique, invisible dans l’horizontalité bestiale, n’est visible que du lointain.

La tragédie à l’européenne : l’horreur devant la cruauté des actes ; la tragédie à la russe : la souffrance, détachée de tout acte, la conscience languissante d’une fatalité, qui engloutit tout souvenir de nos rêves. La première, même trempée dans un style emphatique, apitoie surtout l’homme de la rue ; la seconde, même exposée humblement, convainc n’importe qui, du moujik à l’aristocrate, en passant par le poète. C’est pourquoi le plus grand tragédien de tous les temps s’appelle Tchékhov.

Là où l’Européen s’attend à la compréhension, à la générosité, à la justice, le Russe ne compte que sur le sacrifice. « Nécessité du sacrifice : la grande idée qui a présidé à toutes les époques de l'histoire russe, traversé l'esprit russe, imprégné l'âme russe, inspiré la culture russe » - D.Fernandez.

Quand je vois la production mécanique des misérables artisticules américains, je me dis que G.Steiner n’a pas si tort : « Une créativité de tout premier ordre, une véritable avancée de l’esprit, se produisit dans le climat oppressant de Russie » - « Creation of absolutely the first rank, the motion of the spirit, has taken place in the oppressive climate of Russia ».

L’homme en général est un concept creux ; l’universalisme a tellement de facettes. Le Français voit l'homme en train de réfléchir, l’Allemand – à calculer, le Russe – à souffrir (il porte le génie de l’art de souffrir). Et puisque, quelle que soit la trajectoire humaine, au bout nous attend la souffrance, le Russe est peut-être l’homme le plus universel. « Pourquoi les plus brillants des Européens cherchaient en Russie de la consolation, de l’espérance, de l’âme ? Serait-ce à cause de cette réponse russe, qui porte sur l’homme en général ? »* - V.Soloviov - « Почему умнейшие из европейцев искали утешения, надежды и души в России? Не потому ль, что русский ответ касается человека в целом? ».

Le Français aime la vie dès qu’elle est débarrassée de souffrance ; le Russe aime la vie dans la souffrance, puisque celle-ci lui est nécessaire pour avoir le droit d’un jugement. À l’Allemand il y faut de l’abstraction : « Le Russe aime la vie telle qu’elle est ; l’Allemand – telle qu’elle aurait pu être » - Morgenstern - « Der Russe liebt das Leben wie es ist, der Deutsche – das Leben wie es sein könnte ».

À l'école russe, le mot le plus entendu fut amour : amour du paysage ou de la langue natals, de la musique ou de la mathématique, du Tsar ou du Parti Communiste. Donc, une école de l'échec, puisque tout amour est une défaite. À l'école du monde évolué, le mot omniprésent, envahissant, ravageant est réussite, où l'acharnement ne laisse aucune place à la passion, ni la lutte - à la pitié. Chesterton : « Nietzsche : on s'engage non pas pour aimer, mais pour lutter. Tolstoï : on s'engage non pas pour lutter, mais pour aimer » - « Nietzsche : we should go in for fighting instead of loving. Tolstoy : we should go in for loving instead of fighting ».

Le même mot français conscience correspond aux essences, souvent diamétralement opposées, des génies tolstoïen et dostoïevskien, avec la conscience morale, à valeurs fixes, pour le premier, et la conscience psychologique, axiologique, de l’autre. L’appel de la conscience invite toujours à explorer les profondeurs, des finalités, des parcours, mais rend inapte à la hauteur des commencements.

L’arbitraire du pouvoir des forts et la servilité apeurée des faibles, tous les deux asiatiques par leurs origines et passant, facilement, de l’un à l’autre, - tel est la triste Histoire politique russe, et que résume bien le plus notoire des russophobes lord A.Tennyson : « Contrée sauvage, où le Pouvoir et la Peur se rencontrent aux sommets de la brutalité » - « A savage land where meet the coarse extremes of Power and Fear ».

Deux sortes de servilité : résulter de la raison et y résider, ou bien être infiltrée dans le sang même ; soit on s’incline consciemment devant une force implacable, soit on se soumet machinalement à tout caprice du fort ; ce qui annonce le robot futur ou décrit le mouton actuel. Le premier type est assez répandu en Europe, le second sévit en Russie : « Ils ont une psychologie du chien : on les frappe – ils geignent et se cachent ; on les caresse – ils se mettent sur le dos, les pattes en haut » - Tchékhov - « Психология у них — собачья : бьют их - они повизгивают и прячутся, ласкают — они ложатся на спину, лапки кверху ».

L'Européen : ayant fait ou faisant ceci ou cela, ma nation mérite de tels ou tels qualificatifs flatteurs ; le Russe proclame, d'emblée, son pays Grand - pour justifier sa petite paresse, et Saint - pour se débarrasser de remords dans ses constants sacrilèges.

Une adaptation abusive du jargon de la Révolution russe à celui de la Révolution française : ce vers de Mandelstam : « Apologie absurde du quatrième état [le prolétariat] » - « Присягу чудную четвёртому сословью » - est traduit, en France, par – superbe promesse faite au troisième état. L’horreur devant des barbares démagogues et sanguinaires, transformée en idyllique amendement d’un futur code civil.

Qu’apporte au Russe la clarté ? - des vérités communes, l’ennui personnel, l’absurdité de tout rêve. « L’insécurité effrayante de ces âmes russes, qui se plaisent aux situations embrouillées » - R.Rolland. La clarté, qu’installe l’algorithme de l’esprit, finit par rendre inaudible tout rythme de l’âme. Les assemblées humaines du futur ressembleront à nos salles-machines, comme, récemment, elles ressemblaient aux étables.

La manie du comment, chez les Français, fait qu'il y ait tant de brillants traités sur des balivernes ; l'obsession par le quoi, chez les Allemands, fait qu'on aboutisse, avec eux, dans de grandes profondeurs, pour y vivre une imposante lourdeur. Le Russe, lui, ne quitte pas des yeux - le qui ; le comment et le quoi y sont sacrifiés à l'autel du moi ou du nous, impénétrables, et prenant la forme de confessions, d’utopies, de délires, de déchéances.

Même si, globalement, A.Suarès se fourvoie dans son anti-germanisme : « Un ou deux hommes en Angleterre, trois ou quatre en Russie, trois ou quatre en France, voilà tout le siècle. À l’entour, le désert », on peut songer à la place qu’aurait prise la culture russe, sans le désastre révolutionnaire.

Le hasard, tout en ayant une place d’honneur au royaume du sentiment, dégrade toute pensée dans la république de l’intelligence. En Russie, le poids du hasard – dans le climat, dans la géographie, dans la politique – contamine la pensée. « Au pouvoir arbitraire y correspond la pensée arbitraire » - Klioutchevsky - « Произволу власти соответствует произвол мысли ».

Pour défier l'Amérique, la Russie soviétique dénichait ses propres inventeurs de la machine à vapeur, de l'avion ou de l'ampoule électrique ; les Français, dépités par la domination de la philosophie classique allemande, déterrèrent la momie de Descartes.

L'Asie - contenu sans forme ni vie ; l'Europe - forme et contenu sans vie ; Russie - vie sans contenu ni forme, l'« Empire des catalogues, une collection d'étiquettes » (Custine). La vitalité fluide russe peut remplir tout vase, sans en garder ni le fond ni la forme d'aucun.

En français et en russe, le verbe pouvoir (мочь) s'associe soit avec l'autorisation (on peut passer à table), soit avec la volonté et les moyens (on peut partir, la voiture est là). L'allemand (dürfen - können) et l'anglais (may - can) s'en tirent plus élégamment.

L’Européen part des finalités claires, auxquelles il adapte des moyens adéquats, rationnels ; le Russe se fie aux pulsions des commencements obscurs, et l’obscurité initiatique l’attire plus que la clarté des buts. « Les Russes sont d'autant plus eux-mêmes qu'ils sont plus ouverts aux forces cachées qui les gouvernent » - D.Fernandez.

Dans les affaires humaines, ce qui ne s’unifie pas avec l’universel ne peut relever que du folklore, de la folie ou de la bêtise. Tout en ignorant le fond de la culture européenne, le Russe est solidaire de ses formes : « L’âme russe est l’un des fragments les plus précieux de l’âme universelle » (S.Zweig).

La culture russe se méfie des sermons et invente des prières ; elle peine à s’élever à la dignité du sacré, mais excelle dans les plongées dans l’humble sainteté. « Je m’agenouille devant la littérature russe, qui représente si fidèlement une littérature sainte »* (Th.Mann).

L’échec, pour un homme, vivant d’initiatives, de responsabilités, de progrès, paralyse souvent l’énergie de son activisme et même de son esprit ; mais le Russe, résigné, paresseux et fataliste, garde, dans les pires des débâcles, toute l’énergie de sa passivité et de son âme, lui permettant de surmonter des désastres, auxquels succombent les autres.

L’âme du soi connu, c’est de la sensiblerie et de l’ouverture au présent ; l’âme du soi inconnu n’est donnée qu’aux créateurs et poètes, elle n’est ouverte qu’à l’infini, elle se détache du temps qui court. La première, l’évidente, c’est l’âme russe ; la seconde, secrète, est celle, dont parle Pouchkine : « Avec de l’âme et du talent, me faire naître en Russie – quelle diablerie ! » - « Чёрт догадал меня родиться в России с душою и с талантом! ».

L'homme à conscience blessée voit la culpabilité dans les causes ; l'homme à honneur froissé - dans les effets. La paresse de la conscience engendre les robots ; la paresse de l'honneur - les esclaves. Le Russe, conscient de ses devoirs manqués, est prompt à dire : je suis en-dessous de tous. L'Européen, conscient de ses droits acquis, dit, plus souvent : je ne suis pas inférieur aux autres.

La découverte de visages libres, à la fin du siècle dernier, en Russie, fut, pour moi, une immense surprise, donnant lieu à quelques folles espérances. Hélas, très rapidement, les Russes reprirent leurs habitudes séculaires : « Le subordonné est tenu à garder l’air abruti, afin que son esprit n’agace pas le chef » - Pierre le Grand - « Подчинённый должен иметь вид придурковатый, дабы разумением своим не смущать начальство ».

Les Archives du KGB se sont entre-ouvertes, pendant quelques mois, qui suffirent à une de mes connaissances d’y retrouver mon dossier. Des lettres de délation me stigmatisaient pour le peu de zèle que j’exhibais dans les interventions (inexistantes) aux séminaires de matérialisme dialectique. Quel ne fut mon amusement, lorsque je m’aperçus que le mouchard, qui fut toujours le même, était né le même jour que moi !

L'attente russe : que, dans la série interminable de gestes rationnels, jaillisse, momentanément, la folie d'un acte, d'un mot, d'un regard. L'attente occidentale : que, dans ce qui paraît être chaotique et mal organisé, la raison introduise enfin, définitivement, de l'ordre, de la norme, de la justification.

Le XIX-me siècle russe : « La lutte entre les intellectuels et l'absolutisme, en présence du peuple silencieux » - Camus. Le XX-me : la lutte entre le peuple et l'absolutisme, en présence des intellectuels expirants. Le XXI-me : l'absence d'absolutisme et d'intellectuels, en présence d'un peuple bavard, haineux et sauvage.

La haine, provenant d’un sentiment d’injustice, finira par s’assagir ; la haine, qui n’aurait pour ancêtres que la barbarie, ne peut déboucher que sur une folie meurtrière – tel est le bilan du bolchevisme. « L'aboutissement bolchevique de la cruauté et de la férocité, évoluant vers une folie de la haine universelle » - B.Russell - « The Bolshevik outlook is the outcome of the cruelty and the ferocity, maddened into universal hatred ».

Ce qui frappe un Russe, chez les Européens, c’est l’absence, chez eux, de tout doute sur la place qui leur est dévolue dans la société. Homme de trop, homme superflu, homme ne trouvant pas sa place dans ce monde – tel est le personnage le plus original de la littérature russe et présent chez Griboïedov, Pouchkine, Lermontov, Tourgueniev, Tchékhov. Plus que l’horreur criarde de la réalité, c’est la beauté, humble ou fière, du rêve évanescent qui le met en marge du réel.

Dans la Russie tsariste, la criarde servitude collective fut une évidence que rien ne dissimulait ; tandis que sous chaque crâne y grouillaient des mystères. « Tout est mystère en Russie, et cependant rien n’y est secret » - G.Staël. Succédant à l’autocratie, le pouvoir des goujats et des voyous inversa la tendance – une manie du secret et l’évaporation de tout mystère.

L'Européen est debout, la liberté se lit dans ses yeux, mais dans sa tête grouillent des conformismes ; le Russe est à genoux, ses yeux expriment la servilité, mais sa tête déborde d'extravagances et rébellions.

Les trajectoires imprévisibles du mot artiste, qui, en français, garda son rapport immédiat avec l'art en général, tandis qu'en allemand on pensera au cirque, en anglais - à la peinture et en russe - au théâtre.

Les notions de gloire, d’honneur, de grandeur engendrent le culte du héros, cherchant à triompher ; ces notions n’ont pas bonne presse chez l’écrivain russe. Dans la littérature russe, aucune trace d’un héros qui réussisse, tandis que les ratés de la vie – mais prisonniers du rêve ! - y pullulent. Pour l’apprécier, il faut être sensible à la honte plus qu’à la gloriole. « Si tu as écouté les écrivains russes, tu auras gagné en pureté, en bonté, en honte » - Morgenstern - « Wenn man den russischen Schriftstellern zugehört hat, wird man reiner, gütiger, schamhafter ».

La foi ou l’athéisme se pratiquent, en Russie, sur le même mode : renoncer à sa propre liberté et la confier à un courant collectif, représenté par un pope, par le Parti, par un Guide. La fidélité à ces puissances calme la honte et rend la conscience tranquille. La liberté comme l’amour devraient être un désir personnel et non pas une inertie collective. Les incapables d’individualisme humaniste le déclarent égoïsme. « Ce n’est ni de sermons ni de prière qu’a besoin la Russie, mais du réveil du sens de la dignité humaine » - Bélinsky - « России нужны не проповеди, не молитвы, а пробуждение в народе чувства человеческого достоинства  ».

La douceur ou la rugosité d’une langue peuvent avoir des conséquences politiques monstrueuses. Prenez le russe, qui a une pléthore de voyelles, la liberté du latin et la morphologie richissime, dépassant l’italien. Et prenez l’allemand, avec ses consonnes, qui raclent la gorge, sa syntaxe et sa morphologie mécaniques. La mollesse russe favorise la servilité et la dureté allemande – le fanatisme. « La langue allemande a sa part de responsabilité dans les horreurs du nazisme »*** - G.Steiner - « The German language was not innocent of the horrors of Nazism ».

La pensée profonde vaut par sa lumière, et le désir profond – par son ardeur. Mais lorsqu’on veut séjourner en hauteur, plutôt qu’en profondeur, les valeurs s’inversent. C’est ainsi qu’on pourrait comprendre Rilke : « La Russie est la patrie de mes plus doux désirs et de mes plus ténébreuses pensées »** - « Russland ist die Heimat meiner leisesten Wünsche und dunkelsten Gedanken ».

La mémoire des conflits armés, chez l’homme civilisé, prend la forme d’un deuil – plus jamais ça. Deux monstres sanguinaires, Staline et Hitler, noyèrent la Russie dans un océan de sang, de larmes, de sueurs, froides ou chaudes ; leurs souvenirs, chez les Russes, sont une fête – une main forte nous manque ou on peut recommencer.

Tant de bonnes occasions, pour s’amuser, en feuilletant l’Histoire européenne. Mais l’histoire russe n’inspire que l’horreur. « Il n’y a pas d’histoire plus ténébreuse, plus terrifiante, plus insensée que l’Histoire russe » - M.Volochine - « Нет истории темней, страшней, безумней, чем история России ».

Les autres nous touchent et nous font du bien ; l'artiste russe nous touche là où cela fait le plus mal.

Avant l’apparition du capitalisme, au XVIII-me siècle, la lutte de l’humanité contre la nature fut défensive : contre les épidémies, la famine, les catastrophes naturelles. Ensuite, elle devint offensive : la productivité, la rentabilité, le pouvoir d’achat. Tout l’épisode soviétique fut un retour à la sauvagerie, à la lutte pour la survie, tempérée par des purges exterminatrices.

Les bolcheviks n’avaient besoin ni de robots ni de moutons, pour diriger la Russie ; les hommes ne furent, pour eux, qu’un matériau inerte, pour des expériences patibulaires, terrorisantes. Et Heidegger attribue à la Russie : « Le premier pas, et le pas décisif, vers la mécanisation absolue de l‘espèce humaine, a été accompli par le socialisme soviétique » - « Den ersten und entscheidenden Schritt zur unbedingten Motorisierung des Menschentums hat der sowjetische Sozialismus vollzogen » - ce qui appartient, de plein droit, aux Américains.

En Europe, la présence de l’État se traduit par l’obligation de respecter les codes fiscal, pénal, civil, routier ; en Russie – par l’ennui de subir l’arbitraire véreux des fonctionnaires et des polices.

Paradoxalement, dans ma jeunesse moscovite, la vérité, poétique ou sentimentale, choisit pour séjour deux lieux de culte – le Monastère de la Nativité et celui des Filles-Nouvelles. Tandis que le rêve mûrissait dans des bibliothèques.

En parcourant les photos des personnages russes moyens, on remarque une évolution des types physionomiques : avant la Révolution, dominent les détenteurs de fouet et les fouettés ; après la Révolution, toujours deux types – les bourreaux (la majorité) et les martyrs (en grand nombre). Ce qui est curieux, c’est que dans le second cas, moyennant une légère transformation de férocité en terreur ou vice versa, les rôles sont facilement interchangeables ; ce qui n’est pas le cas dans le premier, où règnent des vocations innées.

Dans les Journaux intimes des écrivains français, on apprend surtout le rang, la géographie, la gastronomie des restaurants ; chez les Allemands, on se croirait en pleine séance d’un Conseil scientifique ; les deux clans s’agglutinent en permanence autour de leurs éditeurs. Les diaristes russes se concentrent sur la folie : dans l’éblouissement ou la misère du quotidien, dans les chagrins à noyer ou dans les joies à sacrer.

La vocation de l’Allemand – rendre les choses plus pesantes ; celle du Français – les rendre plus légères ; celle du Russe – les rendre écrasantes ou impondérables.

Les ténèbres russes sont si denses et oppressantes, que la moindre étincelle d’une pensée libre y est ressentie comme une lumière.

La chose la plus rare en Russie – l’innocence ; la plus répandue – la souffrance. La prédilection pour les contrastes engendre le thème le plus galvaudé, aussi bien par le moujik que par l’intello, – la souffrance d’un innocent – un oxymoron dans ce contexte.

Dans leur parcours vital, presque tous les personnages de l’Histoire russe ne sont que des victimes ; on n’y trouve que deux héros – Pierre le Grand et Pouchkine, triomphant de la barbarie des mœurs ou du langage.

L’âme et le cœur russes sont sensibles aux même pulsions qu’en Occident. Mais la raison, dont l’action et les mœurs, subit une influence néfaste d’un Orient barbare (les cultures japonaise, chinoise, indienne n’apportèrent absolument rien à la civilisation russe). Mais le combat civilisationnel se déroule dans la raison, d’où l’âpreté et l’incompréhension du dialogue tendu et méfiant avec l’Occident.

Mis en musique, certains vers de Heine ou de L.Aragon gagnent en valeur ; mais la musicalité interne de Pouchkine défie toute tentative d’apporter une harmonie, supplémentaire ou bonifiante.

Tous les courants protestataires russes proviennent d’un mysticisme primitif des francs-maçons du XVIII-me siècle, poussant les hommes à former des clans, des bandes, des cercles clandestins, animés par des formules ampoulées, surréalistes, inopératoires. Celui qui manqua à la Russie, ce n’est ni Voltaire ni Rousseau, mais Montesquieu.

Le Russe se sent à l’aise dans un état des croyances gratuites et même recherchées. Dostoïevsky admettait, que l’occulte idée d’une mission russe d’harmonisation fraternelle du continent européen était rêve et délire, mais il voulait y croire et en vivre.

Depuis trois siècles, la fâcheuse manie de se contenter de son vague regard, au lieu de se nourrir de ses yeux impartiaux, empêche le voyageur russe en Europe d’en tirer de bonnes leçons, le plonge dans un ‘désenchantement’ grandiloquent, l’autorisant à donner des leçons à l’Europe, qui aurait perdu l’esprit chevaleresque, pompeux et hautain. Et, le mur avec l’Europe épaissi, il retourne dans sa sauvagerie sociale, l’âme en paix.

En Europe, il fallut quatre siècles, pour passer de la culture de la Renaissance à la modernité ; pour le même passage, la Russie, après la mort de Pouchkine, ce seul artiste de la Renaissance, y mit quatre ans (avec, toutefois, une réplique de l’Âge d’Or de la Renaissance que fut l’Âge d’Argent).

Dans les milieux éclairés russes, deux siècles de recherches désespérées d’un trait national qui mériterait un franc éloge. « Nous ne trouvons même pas ce qu’on ne devrait pas mépriser en Russie » - Dostoïevsky - « Мы не знаем того, что именно должно не бранить на Руси ».

L’amour est d’autant plus pur qu’il se détache davantage de son cadre social ; en URSS les amours ne furent pas de ce monde, elles furent secrètes, irréelles, diaphanes, imaginaires ; dans les démocraties, elles se déroulent autour des bars, des hôtels, des agences de voyages.

L’homme de la nature, le Russe place la culture au ciel de ses rêves ; pour l’Européen, la culture s’inscrit dans le cadre de son existence quotidienne. D’où cette stupéfiante et naïve méprise des Russes : « La destruction de la culture se déroule en Russie plus lentement que dans des pays plus civilisés » - V.Arnold - « Уничтожение культуры в России идёт медленнее, чем в более цивилизованных странах ». Avoir la tête au milieu des étoiles permet de ne pas voir les cendres sous ses pieds.

En gros, les civilisations expriment des particularismes nationaux ; tandis que dans la culture jouent plutôt des particularismes individuels. La civilisation russe est misérable, car la masse, dans ses attitudes psychologiques, oublia le passé européen rationnel de leur patrie et préserve surtout l’héritage mongol, où règne l’arbitraire. Les meilleurs porteurs de la culture russe – Pouchkine, Tourgueniev, Nabokov – sont nihilistes, ce qui aurait pu constituer sa gloire, car les nihilistes sont pour l’individu, contre la foule. Mais, les Mongols, représentés par Dostoïevsky : « À cause d’un nihiliste, Pierre le Grand, nous n’avons pas de culture » - « Культуры у нас нет через нигилиста Петра Великого » - sont incapables d’admirer ce qui sort de la tribu.

Le nihilisme russe est une banale négation : « Le monde qui devrait être n’est pas ; le monde qui est ne devrait pas être » - W.Schubart - « Die Welt, die sein sollte, ist nicht, und die Welt, die ist, sollte nicht sein ».

Le Russe ne veut forger que pour les dieux (Arès, Apollon, Aphrodite), qui sous-payent en général leur main-d'œuvre, l'Européen - pour réaliser sa production à juste prix auprès de Hermès.

J'aime la résistance de la langue russe à l'ontologie verbaliste gréco-latino-germanique ; au lieu de creuser l'être de la chose, elle la fait d'abord se tenir debout ou couchée et ensuite la réduit au banal mettre (стоять/ставить - лежать/класть).

Le milieu naturel du Russe est le milieu verbal et non pas conceptuel. Les mots sont des naissances d’un état d’âme, sans le besoin d’aboutir aux finalités ; les concepts sont des finalités d’un raisonnement, sans le besoin d’évoquer leurs sources. L’eschatologie russe est inchoative, non conclusive. Dans la littérature russe, « les phrases sont souvent laissées en suspens à cause du doute sur la meilleure façon de les terminer » - V.Woolf - « sentences often left unfinished from doubt as to how best to end them ».

Deux cruautés, une extérieure et une intérieure, forgèrent le caractère russe – les Mongols et le servage. « Du sang d'esclave coule dans nos veines – le joug du Tatare et du serf est à l’origine de cet héritage venimeux » - Gorky - « В наших жилах течёт рабья кровь - ядовитое наследие татарского и крепостного ига ».

En Russie, les tâches eschatologiques (les seules qui y ont cours) sont prises en compte, séparément, par son peuple, qui se plaît dans des fins radieuses ou apocalyptiques, et par sa littérature, qui ne va pas pas plus loin que des commencements déclamatoires. « La Russie, où, souvent, les idées restent suspendues, dans le doute sur leur meilleur achèvement » - V.Woolf - « Russia, where sentences often remain halfway in doubt of how best to finish them ».

En découvrant, que, chez les coupe-gorge islamiques d’aujourd’hui, les premières vertus sont la foi, l’humilité et la soumission, je suis horrifié de constater que, aux yeux de Dostoïevsky, ce sont exactement les trois traits les plus lumineux (светлые) du caractère national russe - вера, кротость, подчинение. Aucun grand écrivain ne préconisa la servitude avec autant de sincérité et de bassesse.

En Europe, l’Église, discrètement, occulte son rôle sacré, pour se vouer à la fonction caritative ; on n’y cherche plus Dieu, mais une consolation. En Russie, où l’Église figure parmi les organismes les plus corrompus, les chercheurs de Dieu sont hors de l’Église. « En Occident, l’église est sans dieu ; en Russie, dieu est sans église » - Klioutchevsky - « На Западе церковь без бога, в России бог без церкви ».

En Russie, l’absence d’idées engendre la foi en merveilles ; en Europe, la disparition de merveilles engendre la recherche de vérités.

Le désespoir est un produit de la raison, et puisque celle-ci s’attarde rarement en Russie, on y rencontre plus souvent une espérance, toujours vague, toujours monumentale, toujours déçue. B.Shaw, retournant de Russie : « Je quitte ce pays d’espérance, pour revenir dans les pays du désespoir » - « I leave this land of hope and return to the countries of despair » - ne se doutait pas, à quel point ce cri triomphal était, en réalité, de l’humour, amer et triste.

Mon ex-compatriote, Kojève, contribua à statufier ce misérable Hegel dans les têtes pensantes françaises. J’ai tout fait pour l’en expulser.

L’homo sovieticus fut la seule race que je croisais en URSS, à tous les niveaux des échelles sociales ; elle hérita du moujik pré-révolutionnaire la grossièreté et la paresse, le nouveau régime y ayant ajouté la trouille, la servilité et la filouterie. Quelle fut ma tristesse, en France, d’y assister, à la fin du siècle dernier, à l’extinction d’une civilisation russe en exil, celle des nobles – des Obolensky, Chakhovskoy, Vsévolojsky, Leuchtenberg – que je connus en Provence et qui tenaient à la langue maternelle, à la foi orthodoxe, à la pompe (les bals, les fêtes pour les enfants), à l’Histoire d’un pays, englouti, sans laisser la moindre trace, par le carnage bolchevique. Mais pour les héritiers de l’homo sovieticus : « Aucun système totalitaire ne pourrait jamais changer quoi que ce soit dans notre pays » - A.Kontchalovsky - « Никакая тоталитарная система не сможет поменять что-то в нашей стране » - puisque leur mémoire ne va pas plus loin que deux générations.

Au début et à la fin du siècle dernier, la soif de liberté fut si torturante en Russie, que les Russes oublièrent que la liberté est enivrante ; déchaînés, ils se jetèrent sur elle et s’en soûlèrent au point de devenir sauvages, et, après le dessoûlement, - féroces ou cyniques, dans un arbitraire sans freins. La liberté fut vécue par eux comme une période d’exploits, sans se traduire en codes de lois ou en mode d’emploi, qui sont les formes définitives les plus utiles, que la liberté puisse prendre.

Culturellement, les petits, en Europe, firent d’énormes progrès, tandis que la chute des grands fut encore plus fracassante ; ils devinrent presque indiscernables ; pour eux, tous, Dieu, la noblesse, la consolation sont désormais morts. En Russie, les petits restèrent au même niveau, et la dégringolade des grands ne suffit pas, pour rejoindre ceux-là, mais, désespéramment, les grands veulent redresser ou consoler les petits, ou même s’appuyer sur eux.

L’évolution du profil du maître de la Russie, depuis deux siècles : avant la Révolution - un amateur de bals et de plumages ; un caporal, transformant le pays en casernes ; un libérateur, massacré par des libérés ; un moujik, porté sur la soupe au chou et la boisson ; un boulanger, s’adaptant au rôle impérial ; après la Révolution – un raisonneur, inventeur les charniers de classe et de masse ; un sanguinaire, remplissant les charniers par des infortunés, tirés au sort ; une série de ploucs illettrés, marmonnant des litanies rituelles à la gloire de K.Marx ; un débonnaire, découvreur de la liberté, vite évincé par des violents ; un fonctionnaire, décidé d’enterrer K.Marx et de sanctifier des monarques ; un voyou, surgi du chaos, entouré de bandits et d’escrocs, tous promus au statut de milliardaires, arrachant les pousses timides de la démocratie, l’assassinat des adversaires se banalisant.

Tout adulte russe subit une pression néfaste de l’État corrompu ; les lycéens et étudiants russes brillent aux compétitions dans toutes les branches scientifiques, mais, une fois adultes, ils se mettent au service des voyous, dont ils adoptent le cynisme et le conformisme. Les plus désespérés émigrent. « Les étudiants sont honnêtes et valables, ils sont notre espoir ; mais, dès qu’ils sont adultes, on voit l’avenir de la Russie en ténèbres » - Tchékhov - « Студенты - это честный, хороший народ, это надежда наша, но стоит им стать взрослыми, как будущее России обращается в дым ».

La Russie ochlocratique et cleptocratique, en déclarant la guerre à la démocratie, se dirige, irrévocablement, vers un écroulement de plus. Tiouttchev avait raison : « Il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles – la Révolution et la Russie. La vie de l’une est la mort de l’autre »* - « В Европе существуют только две действительные силы - революция и Россия ; существование одной из них равносильно смерти другой » - où, en éliminant un anachronisme, il faut remplacer révolution par démocratie.

Les poètes européens connurent des illuminations personnelles, les russes - des vertiges dictés par l'époque : la liberté (l'Âge d'Or), l'art (l'Âge d'Argent), la faim (l'Âge du Fer), l'ennui (l'Âge de la maculature).

L'un des premiers ordres de Hitler, après le déclenchement du plan Barbarossa, fut l'interdiction d'évoquer publiquement les noms des poètes et des compositeurs russes ! L'une des victimes - le film, soutenu par Goebbels, sur Tchaïkovsky, où un surhomme germanique inculque à l'éponyme éperdu les vertus du travail (comme Rodin à Rilke, ou les metteurs en scène occidentaux aux spectateurs des Trois Sœurs ou de l'Oncle Vania, où le Russe n'entend qu'un soupir ou un sanglot d'une jeunesse, d'un talent ou d'un amour enterrés), tandis que la Walkyrie d'Eisenstein, centrée sur la compassion, restait sur la scène du Bolchoï.

Dans la Russie cleptocratique actuelle, les riches serviables se sentent à l’abri des ennuis pécuniaires. En Russie tsariste, « les brigands détroussaient les riches ; notre pouvoir dépouillait les pauvres » - Tolstoï - « разбойники грабят богатых. Наша власть обирает бедных ». Le pouvoir, aujourd’hui, appartient aux brigands ; ne pâtissent du pillage que les pauvres.

Impossible, en Russie, de distinguer un mufle d'un homme familier du raffinement. Incapacité de traduire en gestes ce qu'on éprouve en sentiments. Fatalisme négatif du geste, fatalisme positif du sentiment. La règle la plus inconcevable pour un Russe : vivre en accord avec ses convictions. Et, lue au second degré, vivre en désaccord avec soi-même est source des pires souffrances, - cette bêtise devient pour lui de la haute sagesse (le pire se traduisant, paradoxalement, en meilleur), puisque le mal, la souffrance, le met en contact avec le seul soi intéressant.

L’orgie, la forme la plus commune pour l’expression de l’âme russe : l’ivresse, la pénitence, l’annihilation, l’oubli, l’hyperbole morale, intellectuelle, comportementale, la haine du culturellement évolué, la passion pour le naturellement originaire.

Pour les Russes de souche, la perte de l'empire signifiait retour à la vocation sentimentale de leur nation ; mais pour les déracinés ou les orgueilleux, c'était l'ahurissement proche de la folie. La bonne santé des enracinés les empêche de voir tant de mirages inhabitables et laisse inexploitées tant de monumentales et inéluctables défaites, que seule une folie promet.

Comprendre la place de son peuple, dans le concert des nations, est la première qualité d’un chef d’État et celle, qui le rapproche le mieux de ses sujets ; le seul souverain vraiment russe fut Pierre le Grand. La Russie naquit sous la hache des brigands normands ; elle agonise, aujourd’hui, sous les matraques, poisons et larcins des voyous apatrides.

Dans leur recherche fébrile d’appuis, les tyranneaux russes modernes, illettrés et grossiers, en trouvèrent un seul – Dieu, matérialisé par une Église, corrompue et fanatisée. La liberté et l’égalité, la révolution ou la démocratie, les droits de l’homme ou la justice indépendante sont, à leurs yeux, des écarts par rapport à la voie divine qui recommande la servilité, l’hystérie, le knout, le poison.

Toute l’Europe ne pense que parcours et finalités ; seule la Russie ne vit que des commencements. H.Hesse définit l’état d’esprit russe comme : « la voie, exigeant une pensée du mystère, retour au difforme, à l’inconscient, à tous les commencements » - « den Weg, der das magische Denken fordert. Rückkehr ins Ungeordnete. Rückweg ins Unbewußte. Rückkehr zu allen Anfängen ».

La plupart des historiens russes sont persuadés, que l’Europe n’a pour le peuple russe que l’antipathie, l’hostilité, le mépris. Vivant au milieu des Européens je vois, de leur part, surtout de la sympathie, de la compassion, du désir de voir une Russie plus civilisée, plus démocratique, plus prospère. Ce qui horrifie l’Européen, c’est, depuis un siècle, le mensonge, éhonté et abrutissant, des dirigeants russes, vis-à-vis de leur propre peuple, et leur sauvagerie face aux opposants libéraux.

D’une manière inexplicable, et peut-être complètement aléatoire, les deux thèmes principaux d’une bonne philosophie – la consolation et le langage – correspondent aux deux traits nationaux russes les plus saillants et touchant davantage le moujik que l’aristocrate ou l’intellectuel. Le besoin de consolation perce dans leurs appels à la pitié, à la compassion et surtout dans la vision du Christ-Paraclet, du Consolateur, plus que du Sauveur, comme dans l’Occident. Enfin, la richesse phonétique, morphologique, syntaxique du russe munit cette langue d’une liberté phénoménale. Le discours dans les langues romano-germaniques renvoie, immédiatement, aux représentations conceptuelles sous-jacentes, tandis que le discours russe traduit, avant tout, les états d’âme, le degré d’ironie ou de perplexité, l’intensité des désirs ou des espérances. Et c’est la raison principale du succès de la littérature russe.

Les seuls états civils de l’époque tsariste, qu’on ne retrouve plus dans la Russie du XXI-me siècle, ce sont des aristocrates fainéants et des intellectuels européanisés. La plus grande nouveauté, ce sont des voyous et des bandits au pouvoir. En revanche, les fonctionnaires véreux possèdent toujours les mêmes traits héréditaires. Comme, d’ailleurs, les popes arrogants : « La hiérarchie des mitres est comme des mites parasites sur la conscience en haillons d’un vaurien orthodoxe russe » - Klioutchevsky - « Клобучная иерархия - тунеядная моль тряпичной совести русского православного слюнтяя ».

Pour être fidèle au Beau, il faut se mettre au-delà du Bien et du Mal ; pour tenir à la liberté, il faut, au contraire, y mettre son nez et en apprécier l’arôme. Mais les Russes ne sont capable ni de l’un ni de l’autre ; ils sont « indifférents, sans honte, au bien et au mal » - Lermontov - « к добру и злу постыдно равнодушны ».

Un siècle après sa Révolution exterminatrice, la Russie est encore plus perdue, plus haineuse, livrée aux caprices crapuleux de ses tyranneaux, aujourd’hui – bandits contre-révolutionnaires. « XX-me siècle… - sans toit ni loi, les ténèbres se propagent, terrifiantes » - A.Blok - « Двадцатый век… Ещё бездомней, ещё страшнее жизни мгла ».

L’ordre : pour un Français – la Loi universelle, pour un Allemand – la discipline individuelle, pour un Russe – l’arbitraire du Chef. « Essayez de laisser libres nos mains – très rapidement, nous demanderons de nouveau des fers » - Dostoïevsky - « Попробуйте развязать нам руки, и мы тотчас же опять попросимся в ярмо ».

En mathématique, à l’ordinateur, au piano, en tutus - la première jeunesse la plus souriante et la plus douée de la planète ; en politique et en économie – le règne arbitraire et moyenâgeux des crétins tataro-mongols, sombres et incultes. Tel est le contraste le plus saillant, dans la Russie du XXI-e siècle.

Les maîtres de la Russie pratiquent l’arbitraire et la sévérité non pas à cause de leurs vices personnels ; ils y sont invités par la servilité d’un peuple n’aspirant nullement à la liberté. « La Russie est un pays d’esclaves, ce qui rend ses hommes du pouvoir déchaînés et féroces » - Gorky - « Россия - страна рабов, в ней представители власти разнузданы и жестоки ».

Les Espagnols mirent 20 ans, pour se débarrasser définitivement de l’héritage musulman – de l’acceptation de la terreur comme mode de domination. Les Russes gardent, depuis sept siècles l’abject héritage mongol – l’indifférence pour la liberté. « Indifférent à la justice, ce peuple ne reconnaît ni la dignité humaine ni l’homme libre ni la pensée libre »** - Pouchkine - « Народ равнодушный до справедливости, народ, что не признает ни человеческого достоинства, ни свободного человека, ни свободной мысли ».

Avec son expérience communiste, la Russie donna bien à l'humanité la terrible leçon, dont les Russes parlaient depuis trois siècles. Mais ce n'est pas le totalitarisme qui en est la victime la plus intéressante, mais bien l'humanisme, ce bel enfant jeté en même temps que la boue et le sang concentrationnaires.

Le genre épistolaire ne réussit que dans des pays, où l'auteur et l'homme ne sont pas la même personne. L’Allemand, avec son culte d'objectivité, d'unité et de cohérence, y est particulièrement insignifiant (pas d'équivalent réel de l'Hypérion ou du Werther), tandis que le Français (Flaubert ou Valéry) et le Russe (Pouchkine ou Pasternak) y excellent. Et quelle terrible perte, que les lettres de Tsvétaeva à Pasternak, oubliées dans un métro.

La liberté est une abstraction spirituelle qui n’a ni définitions ni règles ; la démocratie est une traduction matérielle de la liberté dans ces catégories, mais cette traduction, par la raison, est impossible sans la liberté, portée déjà dans l’âme. Les Russes ne le comprennent pas : « Les libéraux s’attendrissent sur le peuple abstraitement, en visant leurs propres objectifs abstraits » - Koublanovsky - « Либералы радеют за народ умозрительно, преследуя свои умозрительные цели ».

Certes, il y a des traces de mes origines aussi bien dans les mélodies de mon langage que dans les orientations de mon esprit, mais l’essentiel, c’est-à-dire mes regards et mes harmonies, appartient à l’apatride que je devins. « L'accent du pays où l'on est né demeure dans l'esprit et dans le cœur, comme dans le langage » - La Rochefoucauld.

La civilisation occidentale cherche l'équilibre biunivoque entre les choses et les places : pour un vide elle trouve la chose, et pour une chose elle invente sa place. Les Grecs antiques, à l'instigation de Platon, furent obsédés par des places, sans trop se soucier des choses ; et les Russes adorent des choses sans place, des choses, des hommes ou des idées - déracinés !

L’art aristocratique français est le plus délicat du monde ; l’art bourgeois – le plus vulgaire. En Russie, l’art aristocratique est rare – Pouchkine, Tourgueniev, Nabokov – et il est ironique ou romantique ; et l’art bourgeois y est destiné aux boutiquiers ou aux moujiks. Les intellectuels français se mêlent de politique, pour en dénoncer des failles législatives ; l’intelligentsia russe s’y intéresse également, mais pour plaindre la misère des humbles ou pour stigmatiser leur passivité.

Marx fut très clairvoyant, dans ses analyses du passé et du présent russes ; mais il fut aussi très perspicace, dans sa vision de l’avenir : la tragédie russe du XX-me siècle se répète, au XXI-me, en tant que farce.

Jadis, l’Europe, vers laquelle lorgnait la Russie, alternait des lumières apaisantes et des ombres sanglantes ; aujourd’hui, j’y vois surtout des lumières, paisibles quoique ennuyeuses. La Russie, habituée aux ténèbres presque permanentes, et dans lesquelles elle est plongée aujourd’hui, n’arrive plus à s’adapter à ce cadre, trop transparent pour elle, ce qui rend ses ténèbres encore plus sauvages, ensevelis sous des couches d’oublis historiques.

L’obsession par des versions courantes, en tout - en civilisation ou en culture, - fit perdre le sens de la longueur de la mémoire collective, la perte, dont ne se rendent compte que les esprits perçants et bien éduqués. L’Européen tire sa généalogie des Sumériens, en passant par les Égyptiens et les Phéniciens, - sept mille ans ; le Chinois a un horizon de trois mille ans, le Russe atteint mil deux cents ans, et l’Américain – cinq siècles.

Jamais le tableau de la Russie du XXI-me siècle ne fut aussi précis que celui qu’en produisit, un siècle plus tôt, A.Gide : « De cet héroïque et admirable peuple, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes ».

La solitude, au milieu des hommes libres, est plus pénible à porter que l’obligation d’être cerné, en permanence, par des esclaves ; c’est ce que j’appris en Europe après la Russie. « Il est plus insupportable d'être toujours seul que de ne le pouvoir jamais être »* - Montaigne.

La France m’apporte des lumières, l’Allemagne m’apprend à disposer des ombres, mais les objets à projeter proviennent de mon enfance russe. Les imagos, transformées en images.

Seul un despotisme – tsariste, bolchevique ou mafieux – peut préserver l’empire russe. La moindre intrusion de la liberté provoque son écroulement. Cioran le vit bien : « À supposer que la Russie arrivât à un régime libéral, elle se disloquerait sur-le-champ ».

L’effondrement économique de l’URSS fut, immédiatement, suivi par l’arrivée inattendue de la liberté politique. Et c’est ainsi que l’image d’une effroyable misère s’associa, aux yeux du moujik, à la liberté même, devenue un vrai épouvantail.

L’amour-propre en souffrance produisit tant de bileux, de ratés, de tyrans. Aujourd’hui, le chef de la bande régnante russe exhibe tous les symptômes de cette engeance dégénérée.

Février 2023 : il est presque certain, que nous allons assister à une nouvelle révolution russe, à un désastre moral, économique, politique, humain. À la tête de cette malheureuse Russie, où il étouffa tout souffle de la liberté, se trouve un voyou inculte, un homo sovieticus barbare. Il vient de se lancer dans une aventure qui ne peut se terminer que par des amoncellements de cadavres de soldats russes dans les steppes ukrainiennes, le reste rentrant au pays, la queue entre les jambes, et par un terrible écroulement du pays.

Cinquante pays les plus évolués du monde commirent une faute terrible, en cherchant à humilier la Russie (et pas tellement son dictateur mafieux, qui ignore la honte). Ils injecteront des milliards pour armer les Petits-Russiens, mais feront une erreur fatale – ils réveilleront le patriotisme grand-russien (succédant à l’apathie et à l’indifférence), en livrant des chars germaniques avec la même croix qu’au temps de Barbarossa – aux Tigres et Panthères succéderont les Léopards. L’Occident oublieux, amnésique de l’Histoire, aura subi ce que connurent Napoléon l’Antichrist et Hitler le Teutonique.

La France, victorieuse de la Grande Guerre, transforme la gloire de survivre en joie de vivre ; la Russie, victorieuse de la Seconde, passe du deuil de survivre à l’horreur de vivre.

Avant le coup d’État bolchevik, la Russie impériale comptait une pléiade d’artistes extraordinairement doués ; mais dans la Russie de la racaille actuelle, personne, généalogiquement, ne s’en réclame. En revanche, ces goujats se gargarisent d’être descendants de la noblesse, d’officiers ou d’archimandrites, de marchands de bois ou de fabricants de cartons. La corruption fut la source de la fortune de ces deux générations de ploucs.

Au comble de la puissance et de la culture russes, on entendait déjà des nationalistes bornés promettre un avenir radieux et gémir sur la misère courante. « Nous sommes sûrs que l’avenir amènera une renaissance et un redressement de la Russie » - I.Iline - « Мы уверены в грядущем возрождении и восстановлении России ».

La Russie a ce point commun avec l’Amérique – elle est de plus en plus spatiale, au détriment du temporel. « L’Europe, c’est le temps. L’Amérique, c’est l’espace » - R.Debray. Le temps, c’est la culture ; l’espace, c’est la nature ou la caricature.

La Russie aurait pu affirmer, définitivement, son destin européen et démocratique à l’aube du XXI-me siècle. Mais un ivrogne écervelé, pour s’assurer l’absolution de ses péchés pécuniaires, transmit le pouvoir à un bandit. Notre génération ne verra pas une Russie libre.

Tous les humanistes voyaient dans l’éducation du peuple le moyen le plus sûr pour adoucir les mœurs. Et pourtant, jamais on n’a vu autant de férocité qu’après l’annonce triomphale, en Russie soviétique, de l’alphabétisation totale des paysans.

L’intelligentsia russe exista pendant un siècle et demi, de Pouchkine à Pasternak. À l’exception de quelques furtifs instants de liberté, sous Alexandre II et Gorbatchev, la Russie ne connut que des régimes pourris, et l’intelligentsia s’affirmait par l’opposition à la tyrannie courante. Curieusement, le signe extérieur le plus constant fut l’opposition à la foi officielle, ce qui la poussait soit vers l’athéisme soit vers la bondieuserie.

Quelques mois d’une ivresse de liberté, dans les meilleures têtes russes, furent suivis par le retour des bas-fonds barbares. Comme toujours, depuis Ivan le Terrible, – la police, les bourreaux, les voyous. « Je n’y retournerai jamais – l’ombre abjecte d’un État policier ne sera pas dissipée de mon vivant » - Nabokov - « Я никогда не вернусь - гротескная тень полицейского государства не будет рассеяна при моей жизни ».

La dimension naturelle du Russe, c’est la largeur. Il profane les profondeurs par trop de croyances, et les hauteurs – par trop de certitudes.

Trois défaites militaires russes, au début du XX-me siècle, amenèrent trois révolutions ; le même scénario se profile aujourd’hui, avec les mêmes émeutes, chaotiques et impitoyables. On n’avait pas trouvé vital de juger les assassins sauvages de masses, un demi-siècle plus tôt ; on devrait juger, aujourd'hui, les assassins sauvages d’individus, pour crever les abcès sanglants de ce pays malade. Le crétinisme permanent, incurable et viscéral, de tous ces assassins ne présage pas, hélas, qu’une intelligentsia pro-européenne, enfin, vienne au pouvoir.

En Russie des esclaves, je me sentais ange, entouré de bêtes ; une fois en exil, en Europe, la bête se faufila en moi-même. « Un démon ! C'est un ange émigré » - Rivarol.

L’incapacité russe de séparer l’homme - de l’artiste, le sentiment - de l’œuvre d’art. Tous n’ont pas assez de perspicacité pour dégager la pensée artistique du flux moralisateur. « Impuissance des Russes à penser, et leur manie éternelle de la morale : c’est en quoi ils sont une ressource pour le genre humain » - A.Suarès.

Grossièreté et grâce : l’homme russe est un piètre séducteur, tandis que des flopées d’égéries russes firent des ravages chez les étrangers : Nietzsche, Rilke, H.Matisse, R.Rolland, Dali, Aragon, P.Éluard, Picasso, Einstein, Sartre

Déjà orphelin, je découvrais les mines de charbon sibériennes, avant le palais d’Elseneur ; j’égaliserai la peine des orphelins des mineurs, tués par de méchantes poisons, et celle d’un prince, orphelinisé par le poison royal. « Si vous n’avez jamais lu Hamlet au cours de votre vie, c’est comme si vous l’aviez passée au fond d’une mine de charbon » - Berlioz. Sortant de mes mines profondes, j’évitai les plats princes de ce monde, pour m’envoler vers les anges de hauteur.

Des tyranneaux en puissance existent partout, mais dans les pays démocratiques, la loi limite leurs appétits. Les lois étant excessivement élastiques dans la Russie de l’arbitraire général, chaque esclave peut trouver un domaine – familial, social, professionnel – où il puisse exercer, en toute impunité, ses lubies tyranniques, il devient tyranneau en acte. Si un Russe n’est pas esclave, il n’est pas tyran, mais c’est un cas rare.

En Russie, à cause de son régime grossier, envahissant et méfiant, je ne pouvais pas me débarrasser du réel, qui collait à mes états d’âme et à mon regard sur le monde. Je n’ai trouvé le rêve libre et enthousiaste qu’une fois en Europe. Je ne porte plus d’angoisses extérieures, sous une lumière indiscrète ; elles se métamorphosèrent en solitude intérieure et pleine d’ombres bienfaisantes.

En Russie, dans ce pays du bavardage servile, l’État mouchard chercha à me choraliser, mais je gardais ma solitude, taciturne et secrète ; en France, dans ce pays de la conversation libre, on se moque des solitaires, monologiques et marginaux, que je devins – misérable malheureux, misérable heureux, mais misérable. Une tragédie omniprésente, une tragédie absente – impossible de faire comprendre aux autres ce qu’est une tragédie du rêve personnel et évanescent.

La majorité des Russes n’éprouve aucune gêne de l’absence de libertés politiques et de règles démocratiques. La division en deux catégories – eux (qui dictent les règles de la vie commune) et nous (qui les subissons) – est une donnée permanente dans ce pays, quel que soit le régime en place, et qui explique la lamentable passivité des ploucs.

Se repaître des ombres édulcorées du passé, calmer la honte par une vision d’un avenir radieux, - tous les moyens sont bons pour les Russes, afin de ne pas affronter les ténèbres du présent.

Le mouton se reconnaît dans le marché, et le robot - dans la règle ; les Russes, ici aussi, restent à l'écart : de la règle sans marché ils passèrent directement au marché sans règle.

L’aigle dominateur est présent dans les littératures française, allemande, russe, qui, respectivement, se vouent à la peinture du plumage, à l’étude du squelette ou à la portée des ailes. Chez les Américains, il est indiscernable de la dinde.

Les Russes portent en eux deux patries : celle du temps, de leur enfance, et celle de l'espace, des tics, des réflexes, des grimaces. Ma nostalgie, c'est l'absence de ceux qui liraient mes grimaces avec les yeux d'enfant.

La spiritualité complète accorde aux trois mystères - la vie, le beau et le bien - des poids comparables. Mais des spiritualités partielles - de l'âme, de l'esprit, du cœur - privilégient le bien (la russe), le beau (la française) ou la vie (l'allemande). Et elles s'accusent, mutuellement, du manque de spiritualité chez leurs voisins.